L’année 2020 aura été l’occasion de reconsidérer ce qui, pendant longtemps, composait nos routines: espaces de travail et de vie, relations, contacts, habitudes. Les perturbations récentes ont ainsi fait saillir les traits (parfois négligés) de nos quotidiens et de nos ordinaires, des traits sur lesquels Postures souhaite à son tour se pencher en interrogeant les oeuvres et les pratiques d’écriture que les objets du quotidien, la routine et le banal ont inspirées à travers l’histoire littéraire.
Exclu.e.s des genres dits nobles (épopée, tragédie), le quotidien, ses acteur.rice.s, ses objets et ses tracas sont relégués à la comédie dès l’Antiquité. Le XVIIe siècle français reprend cette partition générique, qui se voit perpétuée par la distinction entre les représentations idéalisées que donnent à lire les romans baroques et l’illustration parfois grotesque de la vie de tous les jours offerte par les histoires comiques. Tout au long du XVIIIe siècle, avec la popularisation du roman épistolaire, la fiction mime l’écriture au jour le jour et fait place aux détails de la vie courante, parmi lesquels se glisse la figuration des objets. Comme l’a observé Henri Lafon, à cette époque, «[u]n foisonnement d’objets […] se montre, [...] s’étend et s’ordonne dans le texte en plages descriptives» (1992, 413), bien que la catégorie d’«objet», en tant qu’«élément du monde extérieur fabriqué par l’homme et que celui-ci peut prendre et manipuler» (Moles 1969, 5) n’existe pas au XVIIIe siècle et que le «mot “objet” […] a dans la langue classique un sens abstrait [...] définissant une relation entre le sujet et la réalité» (Martin et Ramond 2005, 9). Selon Christophe Martin et Catherine Ramond, ceci contribue à expliquer que l’on s’est bien davantage intéressé aux représentations de l’objet dans le roman du XIXe siècle, où elles occupent une place prépondérante, que dans celui de l’époque des Lumières – Roland Barthes allant jusqu’à affirmer que la littérature avait découvert l’objet avec Balzac (1972, 89).
Après l’agencement foisonnant d’éléments matériels dans les oeuvres réalistes du XIXe siècle s’amorce, au siècle suivant, un retour du balancier. Francis Ponge, dans Le Parti pris des choses (1942), tente une plongée microscopique dans l’univers du quotidien pour découvrir, loin du stéréotype, le merveilleux et le ludique dans les objets les plus quelconques. Vers la fin des années 50, les adeptes du Nouveau Roman remettent en question les poncifs littéraires du roman balzacien: il s’agit d’éradiquer l’affect qui unit le sujet littéraire à l’objet-miroir et d’en appeler à «une littérature objective qui restitue à l’objet sa place neutre et nue d’ustensile inanimé et sans profondeur autre que sa dimension purement visuelle» (Caraion 2007, n.p.). Pourtant, la question de l’objet ne s’épuise pas: après ce qu’il considère comme l’échec du Nouveau Roman, Georges Perec renoue avec le réalisme dans les années 60 pour déchiffrer l’univers qui l’entoure et offrir «une saisie du monde» (Thorel 2011, 59). Il est d’ailleurs l’un des premiers à souligner l’intérêt pour «ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel» (Perec 1989, 11). Dans le tissu des actions ordinaires surgit l’expérience surréaliste de l’éphémère.
D’un point de vue plus thématique, le quotidien présente également un potentiel subversif. Comme le soulignent Étienne Achille et Lydie Moudelino, «situé au croisement des sphères privée et publique, [il] est le lieu d’interactions sociales absolument déterminantes pour les individus et les communautés» (2018, 7). Lorsqu’il est traversé par la violence, sa prise en charge par de nouvelles voix et par de nouvelles subjectivités devient un acte de résistance qui est à réinventer chaque jour. À cet égard, pensons à la chronique familiale de R. K. Narayana, Dans la chambre obscure (1938), où l’espace ménager devient le lieu de découverte de soi, ou encore à l’oeuvre de Kamala Das (1934-2009), qui remet en question les représentations faites par un milieu littéraire masculin d’enjeux proprement féminins, et notamment de la sexualité féminine. Le quotidien devient le lieu d’expression de voix marginales, souvent passées sous silence, alors que s’y confrontent l’intime et l’espace public.
Pour ce trente-troisième numéro, Postures vous invite à réfléchir aux enjeux qu’appelle la représentation dans les textes littéraires de l’ordinaire, de ses figures, de ses dispositifs et de ses objets. Quel(s) discours les choses portent-elles dans les fictions? Quel(s) rapport(s) au monde les routines mettent-elles en scène? Quelle place accorde-t-on à l’ordinaire dans les trames narratives, et comment penser cette place de l’usuel dans les récits? Ce sont là quelques-unes des questions qui pourront occuper les articles de ce numéro.
La thématique de ce numéro ouvre la porte à une multiplicité d’axes et d’approches:
- Objets du quotidien (nourriture, vêtements, outils, meubles, etc.)
- Rites de la vie quotidienne et activités routinières (ménage, déplacements)
- Voisinage, ménage (au sens de household)
- Figures de la domesticité
- Animaux domestiques
- Résistances quotidiennes, violences ordinaires
- Nouvelle(s) normalité(s), notamment post-pandémique(s)
Les textes proposés, d’une longueur de 12 à 20 pages à double interligne, doivent être inédits et soumis en utilisant le formulaire conçu à cet effet, sous l’onglet «Protocole de rédaction» de notre page web (Protocole de rédaction // Soumission d’un texte), avant le 15 janvier 2021. La revue Postures offre également un espace hors dossier pour accueillir des textes de qualité qui ne suivent pas la thématique suggérée.
Veuillez accompagner votre article d’une courte notice biobibliographique qui précise votre université d’attache. Les auteur.rice.s des textes retenus — obligatoirement des étudiant.e.s universitaires, tous cycles confondus — devront participer à un processus de réécriture guidé par un comité de rédaction, avant leur publication.