«L’Œil et la Glace» poursuit une recherche sur les lieux-archives de la guerre froide que Marie Sommer a amorcée en 2018 à la Stasi à Berlin. L’installation explore cette fois les vestiges de la DEW Line (Distant Early Warning Line), un système de défense mis en place dans le nord du Canada pour détecter toute éventuelle invasion de l’Amérique du Nord par les Soviétiques. Cette ligne de radar et de communication à longue portée trace une frontière magnétique sur l’ensemble du territoire arctique d’ouest en est. Sur les nombreuses stations construites entre 1954 et 1956, la très grande majorité a été abandonnée, mais sans avoir été démantelée. Dégradés par les effets du temps, ces lieux constituent en soi une archive, dont l’historicité est circonscrite à l’intérieur d’un conflit qui s’est joué à l’abri des regards. Par son titre, l’installation fait référence à deux enjeux géopolitiques déterminants de la guerre froide : la détection à distance (l’œil) et la conquête du Nord (la glace).
Présenté sur deux écrans, le film a été tourné aux environs de Tuktoyaktuk à quelques centaines de kilomètres de la station du nom de code BAR-3, située à une latitude de 69° 26′ 35″ nord et une longitude de 132° 59′ 55″ ouest. Ne pouvant accéder au site en raison d’une fonte prématurée de la glace, Marie Sommer dirige sa caméra vers cette nature en transition et capte les effets de ce changement climatique sur l’environnement. Tournée en 16mm, le film n’est ni documentaire ni narratif. Il est au contraire abstrait et affiche sa propre matérialité analogique: le montage des courtes séquences alterne entre des paysages et des prises de vue rapprochées, qui donnent à voir la texture singulière de la glace, et laisse apparaître des entrées de lumière, qui altèrent la pellicule. Le film semble ainsi sur le point de se désagréger de lui-même.
Cette dématérialisation accentue la fonte de la glace et fait écho à la dégradation des sites militaires que montrent les photographies tirées de fonds d’archives canadiens et états-uniens. La juxtaposition de ces images met en contraste deux temps du conflit: les lieux au moment de leur mise en opération, où se révèle la froideur de leur technologie, et les lieux désaffectés, où les vestiges divulguent la nature particulièrement précaire de leurs architectures. Conçues dans l’urgence de la menace et dans des conditions extrêmes, les stations radars de la Dew Line étaient vouées à l’obsolescence dès leur origine en raison de l’évolution extrêmement rapide des technologies de surveillance durant cette période critique de la guerre froide.
Les dispositifs de radar s’imposent majestueusement dans plusieurs photographies, mais leur monumentalité a quelque chose de fantomatique, comme si le futur qu’ils préfiguraient s’était figé dans le passé. Dans cette atmosphère rétrofuturiste, que la comparaison des photographies laisse apparaître, on décèle encore l’idée du progrès malgré la désuétude qui y règne. Ces lieux-archives attesteraient ainsi d’une nouvelle temporalité que la guerre froide introduit et que «L’Œil et la Glace» interroge: un temps anté-numérique, où se joue la transition entre une technologie de surveillance analogique, qui requiert la présence humaine, et une technologie numérique entièrement informatisée et opérationnelle à distance. Montrer la désuétude de ces architectures de la guerre froide, comme le fait «L’Œil et la Glace», ne vise pas à parler de la fin d’un conflit, mais à montrer l’obsolescence programmée dont ils sont les témoins matériels.
«L’Œil et la Glace» s’inscrit dans le cadre des travaux du groupe de recherche interdisciplinaire «Archiver le présent: Imaginaire de l’exhaustivité dans les productions culturelles contemporaines» à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
Dans le cadre du 8e Mois européen de la photographie (EMOP) au Luxembourg, les Centres d’Art de Dudelange et le Centre national de l’audiovisuel (CNA) s’associent pour présenter les trois expositions monographiques de Marie Capesius, Rozafa Elshan et Marie Sommer reliées sous le titre de «Archipel».
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