En 1979, l’artiste Sherrie Levine photographie les images du catalogue Let Us Now Praise Famous Men du photographe américain Walker Evans. Elle expose ensuite ces photographies comme telles, en les signant de son nom. Cette œuvre est le prolongement d’un certain nombre de ses réflexions sur le ready-made duchampien et sur sa transposition à des objets visuels. Son travail s’intègre aussi plus largement dans des productions d’artistes américain.es des années 1970-1980 (Barbara Krueger, Louise Lawler, Richard Prince, etc.) que le critique Douglas Crimp réunit sous l’appellation «Picture Generation». Ces artistes, par leur démarche, nous interrogent sur le statut que nous conférons à l’image, sur la notion culturellement construite de «droit d’auteur», sur notre rapport au «Grand Art» et à la culture populaire. C’est principalement par des opérations de décontextualisation et de remédiation que se déploie leur travail, en filiation directe avec l’Art Conceptuel américain des années 1960. Par la décontextualisation d’une image d’un univers symbolique A à un univers symbolique B, leur travail nous permet d’interroger les prémices et postulats de l’univers symbolique A.
En 2001, l’artiste Michael Mandiberg met en ligne deux sites Internet qui, à première vue, pourraient sembler n’être qu’une simple plaisanterie référentielle du «monde de l’art». Mandiberg reprend en effet la démarche de Sherrie Levine en photographiant les photographies que cette dernière a faites des images de Walker Evans. Les photographies de Walker Evans ne sont d’ailleurs pas elles-mêmes des artefacts fixes, mais déjà des versions possibles d’un négatif, donc déjà une prise de vue (tirage argentique) d’une prise de vue (le négatif de la pellicule) de la réalité. Le travail de Mandiberg se trouve alors dans une dynamique vertigineuse dans laquelle ces images sont donc des prises de vues (Mandiberg) de prises de vues (Sherrie Levine) de prises de vues (versions proposées dans le catalogue de Walker Evans) de prises de vues (tirages argentiques de Walker Evans) de prise de vues (négatifs de Walker Evans) de la réalité.
Mandiberg propose deux sites Internet: le premier intitulé After Walker Evans est constitué de photographies des images de Walker Evans, le deuxième After Sherrie Levine est constitué de photographies de Walker Evans par Sherrie Levine. Dans ces sites se trouvent également le statement original de l’œuvre de Sherrie Levine, le sien (ci-dessous) ainsi qu’une pièce de théâtre en un acte utilisant des réponses formulées par Sherrie Levine lors d’entretiens avec des magazines dans lesquels elle explique son travail.
Le travail de Mandiberg est alors constitué de prises de vues de prises de vues de prises de vues de prises de vues de prise de vues de la réalité. La formulation de cette phrase nous permet déjà de constater qu’il y a ici une tentative d’épuisement du principe même de prise de vue. Mandiberg propose également d’enregistrer ces images sur notre ordinateur avant de les imprimer. Il ajoute donc encore une couche à toutes ces prises de vues et rend infinies les possibles prises de vues. C’est alors un épuisement infini du principe, mais également de la notion de droit d’auteur qui se met en place. Car indépendamment du certificat d’authenticité délivré par Mandiberg, tout un chacun est invité à faire siennes ces photographies et à les signer de son nom.
Il y a également une tentative de l’épuisement de l’image par sa reproduction infinie dont parlait déjà Walter Benjamin dans L’Oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Cette reproductibilité a été renforcée par la numérisation des communications et la possibilité de créer, de manière infinie et immédiate, des copies d’un même artefact. Cependant, chez Mandiberg, cet épuisement ne s’accompagne pas d’une dégradation visible de la qualité de l’image. L’image ne devient pas «pauvre» contrairement à l’esthétique définie par Hito Steyerl.
«In 1979 in Sherrie Levine rephotographed Walker Evans' photographs from the exhibition catalog «First and Last.» Her post-modern assertion that one could rephotograph an image and create something new in the process, critiques the modernist notion of originality (though it creates an alternate postmodern originality in the process.) In dialogue with the theorist Walter Benjamin, who explored the relationship of reproduction to artistic authencity, the reproduction becomes the authentic experience.
Yet for Benjamin, reproduction destroyed the physical sacredness of the object, and made it useful to those who could not own such objects. Levine, on the other hand, has made her object even more sacred as her work is much harder to find that evans' originals -- it is almost never reproduced, and exists only in museums and private collections. She avoids publicity and reproduction of her own images ostensibly to avoid «myth-making» yet this lack of information creates exactly what she is attempting to avoid -- anonymity creates attention and a type of artist ego, it doesn't efface this.
In 2001 I scanned these same photographs out of the same book, and created this web site to facilitate their dissemination. I have done this both as a critique, and as as a collaboration, to use her own phrase. By scanning this images, I am bringing her critique into the digital age: one is increasingly likely to see (walker evans') images on a computer screen, and not in a text book; similarly the tools of image production have shifted to digital media.
By distributing these images for free, like open source software, I am making a second attempt to negotiate Benjamin. By including the High-Resolution exhibition quality images to download and print out, along with a certificate of authenticity for each image, i have taken a strong step towards creating an art object that has cultural value, but little or no economic value.»