Jacques Brault, grand poète québécois contemporain, publie en 1996 un petit recueil de poésie, Au Fond du Jardin, qui comporte au total 55 textes. C’est à partir de ses propres archives que Brault compose ces poèmes. Quelques années plus tôt, il avait été invité à participer à une émission de radio sur la littérature intime. Il a alors écrit 90 textes pour les 90 émissions de radio auxquelles il a assisté. Ces textes ont été conservés et placés dans un fond d’archives, Brault choisissant, comme bien des auteurs, de ne pas se débarrasser de ses écrits, même si ceux-ci allaient visiblement tomber dans l’oubli. Ce n’est que bien plus tard, en fouillant dans ses archives, qu'il redécouvre ces textes d’émission de radio, desquels il décide de recomposer une œuvre nouvelle. Pour ce faire, il va d’abord effectuer un tri, et seuls 53 textes des 90 émissions seront sélectionnés. De ces textes, il réutilise plusieurs passages complets, en réécrit d’autres, mais il va surtout effectuer des déplacements. En effet, c’est par la technique du découpage qu’il recompose une nouvelle œuvre à partir d’une ancienne. Il découpe des passages, plus ou moins longs, et les réorganise dans un nouvel ordre, formant ainsi un nouveau texte. Bien entendu l’entièreté des textes ne pouvait être réutilisée, le vocabulaire, la syntaxe et les traces didactiques propres aux émissions de radio ne seyant pas à un recueil de poésie, Brault va donc devoir effectuer certains changements. Ainsi, tout ce qui a trait aux usages de l’oralité et tous les noms cités dans les textes seront éliminés, de sorte que le texte est réécrit pour être davantage du côté de la poésie que de l’émission radiophonique. Cependant, dans l’ensemble, les passages seront repris dans leur intégralité, mais réorganisés. Ces déplacements pouvaient parfois se faire depuis plusieurs émissions de radio différentes pour ne former qu’un seul poème, et parfois une seule émission de radio pouvait être découpée et utilisée dans plusieurs poèmes.
Par exemple, le poème Rumeurs issu du recueil est composé des émissions 36, 77 et 78. Le canevas de base est le texte de l’émission 78, à laquelle il va greffer des éléments empruntés aux deux autres. Presque tout le contenu de l’émission 78 est repris, et sept fragments des deux autres y seront ajoutés, en les découpant de leur texte d’origine pour les y insérer entre deux passages. C’est une forme de réécriture, qui se fait beaucoup plus dans le découpage et le déplacement que dans la rédaction. Même si le texte de Rumeurs est presque entièrement issu des autres textes, la réception est très différente de celle qu’on peut faire des émissions de radio.
Cette œuvre constitue une tentative d’épuisement d’un objet, où Brault se sert d’un matériau premier, les émissions de radio, pour lui faire subir de nombreuses transformations et en faire un nouvel objet, c’est-à-dire un recueil de poésie. Il va puiser dans ses propres archives pour retrouver ses vieux textes, et chercher à en exploiter jusqu’à la dernière goutte de contenu.
Les textes des émissions de radio, bien qu’écrits également par Brault, avaient un tout autre sens. Ils sont retravaillés dans les poèmes du recueil Au Fond du Jardin jusqu’à l’épuisement complet de ce sens premier, et ils acquièrent ainsi une toute nouvelle fonction. L’archivage caractéristique du présent, facilité par le numérique, est ici inversé, au sens où le travail de Brault n’est pas un processus d’archivage, mais plutôt un épuisement d’archives.
Seul un travail acharné permettrait de reconnaitre exactement d’où sont tirées les parties des poèmes du recueil, car bien qu’on sache que les textes originaux sont ceux des émissions de radio, ceux-ci ont été découpés et déplacés à un tel point que le dépistage en est pratiquement impossible. Ainsi, l’œuvre est à la fois un travail d’exhaustion d’un objet en ce qui a trait aux textes des émissions de radio, mais il y a également épuisement du lecteur. En effet, ce dernier, sachant que les poèmes sont une recomposition d’autres textes, s’acharne et s’épuise à tenter de retracer l’origine de chaque vers.