Aujourd’hui (dates-vidéos) de Claire Savoie est une œuvre évolutive entamée en 2006 et toujours en cours de réalisation. La contrainte énoncée derrière ce projet consiste en la réalisation d’une vidéo par jour. À l’été 2017, sur son site professionnel, Savoie annonçait avoir réalisé «quelques 1600 vidéos». Sans ambages, l’artiste réclame une filiation à l’œuvre d’On Kawara en particulier à Date Paintings, consistant à peindre quotidiennement la date du jour dans un style traditionnel japonais (ce qu’il a fait à partir du 4 janvier 1966 jusqu’aux derniers jours de sa vie en 2014), mais aussi à I Got Up qui visait à faire parvenir à une connaissance une carte postale sur laquelle était indiquée l’heure de son réveil.
Les vidéos de Claire Savoie durent de quatre secondes à quatre minutes. Elles sont constituées de sons, d’images et de textes. Les images sont tirées du quotidien de l’artiste. Il peut s’agir d’un détail, d’un objet, d’un paysage, ou bien du bureau de l’artiste, d’une ballade en voiture, d’une promenade avec son chien, etc. Le son est majoritairement ambiant, parfois ajouté (bruitage) et plus rarement de la musique. Plusieurs vidéos sont silencieuses. Le texte provient d’événements de l’actualité, de réflexions de l’artiste, d’une conversation de la journée sinon, il s’agit d’un «je me suis levée à [telle heure]». Il y a peu ou pas de montage. Nulle fictionnalisation ne prend cours.
Ces fragments tentent d’encapsuler une réalité subjective, et ce, malgré le travail de recomposition, c’est-à-dire au moment du montage lorsqu’images, sons et textes sont superposés. Or, ces fragments du quotidien de Claire Savoie ne tiennent pas que du banal ou de l’intime. D’une certaine manière, ils appellent aussi à l’universalité. En effet, cet appel passe par l’introduction d’événements de l’actualité mondiale, ou par la nature conventionnelle des dicussions rapportées ou même par certaines pensées de la créatrice. Il s’observe par la nature des moments filmés: les déplacements en voiture, un regard en surplomb sur la ville, une journée sombre ou lumineuse, un moment d’attention à la nature, etc. Sinon, il s’inscrit dans la trame sonore par le timbre de la voix d’un proche, par le bruissement du vent, le sifflement d’un oiseau, ou par le jappement d’un chien. Or, paradoxalement, c’est grâce au regard subjectif de l’artiste que ces éléments invisibles du quotidien sont révélés, ou plutôt, ramenés à l’attention. Il serait possible de parler d’une forme d’universalisation de la sphère de l’intime. Cette sphère contiendrait le rapport personnel que chacune et chacun entretient avec ces banalités devenues invisibles du quotidien.
Une autre particularité de cet imposant lot de fragments s’illustre par l’impossibilité d’en faire un tout qui représenterait Claire Savoie. Malgré ce foisonnement, l’identité de l’artiste reste inaccessible. Il n’est pas possible d’en dire autant pour ce qui concerne sa sensibilité. Puisque, s’il y a bien quelque chose qui passe dans ces anecdotiques dates-vidéos, c’est une sensibilité au monde.
Dans un autre ordre d’idée, il semble pertinent de souligner qu’au fil des ans cette production artistique fût rapatriée et remaniée de manière à en faire des expositions. Notamment, au Château Dufresne en 2019, mais aussi lors du Mois de la Photo en 2011 au SBC Galerie d’art contemporain et à VOX centre de l’image contemporaine en 2007.
L’une des formes principale d’épuisement que met en action cette œuvre est protocolaire comme le souligne Savoie sur son site Internet personnel: «[m]on protocole de travail consiste à utiliser seulement ce que chaque journée (date de la vidéo) m'apporte en termes de matériel visuel, sonore et textuel.» (Savoie, 2006) Ce protocole participe d’autant plus à cet imaginaire de l’épuisement qu’il force l’artiste à n’utiliser qu’un nombre limité d’outils (son, texte, image) avec lesquels travailler. Certes, les sujets varient grandement, dans ses Dates-vidéos, ce qui donne une certaine flexibilité de création toutefois, n’utiliser que ces trois matériaux pour produire autant de contenu force réellement l’artiste à exténuer les possibilités d’agencement.
Il va sans dire que l’épuisement du quotidien représente une forme toute aussi importante de tentative d’exhaustion dans cette œuvre évolutive. Puisque, au final, les mille six cents vidéos constituant cette œuvre couvrent de nombreux aspects du quotidien : le réveil, le lever, les heures de travail ou de repos, le coucher, l’aurore, l’aube, le zénith, le crépuscule, les saisons, le temps (au sens météorologique), les réflexions personnelles, les interactions sociales, la prise de connaissance de l’actualité, les loisirs, les déplacements, etc. Une telle couverture du quotidien donne réellement l’impression d’une possibilité d’exhaustivité quoique cela soit sans compter sur les bouleversements pouvant survenir dans la vie de l’artiste. Tout événement majeur pourrait venir transformer ce quotidien et offrir un nouveau matériau avec lequel travailler. C’est pourquoi cette tentative d’épuisement suppose plutôt l’illusion d’un épuisement qu’un réel épuisement surtout si est ajouté à ce corpus tous les moments non divulgués dans ces vidéos. Or, ces moments plus intimes sont nullement nécessaires à la portée de l’œuvre.
Enfin, cette œuvre dénote d’une autre tentative d’épuisement. Il s’agit de la systématicité. Cette organisation en système s’observe en particulier lors des expositions basées sur ce corpus puisque l’artiste crée des calendriers sur lesquelles chaque journée, où une vidéo a été produite, est représentée par une capture vidéo. Les journées sans production filmique sont laissées en blanc. Il est à noter que Savoie joint à ses calendriers un film regroupant de nombreux fragments, dans l’ordre chronologique, de ce corpus. Cette systématicité s’expose aussi dans l’utilisation du texte. En effet, bien qu’au cours des dernières années l’utilisation du texte dans ces «dates-vidéos» ait régressé, un système se dégageait de l’emploi textuel, et ce, par l’insertion de quatre catégories d’énoncés: «je me suis levée à […]», les réflexions personnelles, les extraits de l’actualité et les propos rapportés. Ils forment un système car leur usage répétitif et conjoint génère un discours cohérent, c’est-à-dire l’idée de l’universalisation de la sphère de l’intime énoncée plus haut. Donc, l’exhaustion prend place dans la répétition de ces agencements. Peut-être est-ce ce qui explique le retrait graduel du texte dans les années plus tardives du projet.
«Ce projet en continu depuis 2006 consiste à tenter de réaliser une vidéo par jour (le titre fait référence à l'oeuvre de On Kawara : Date Paintings). À ce jour, quelques 1600 vidéos ont été réalisées. La présentation de ce corpus varie selon les contextes de diffusion, que ce soit en galerie ou en salle de projection» (Savoie, 2006).
Extraits d'articles:
«Le " je " auctorial, dans l’œuvre de Claire Savoie, importe peu. Ce dont témoignent les vidéos, c’est d’une existence sans marqueur identitaire, l’existence d’une infinité d’individus dont la particularité est de vivre la même vie, cette vie reconstruite dans les vidéos […]» (Huyghebaert, 2011, para. 5).
«En vidéo comme en photo, le sceau de la date persiste à pointer la journée dont a été extrait l’instant, réitérant dans la foulée l’intérêt pour le temps présent formulé dans le titre, Aujourd’hui (dates-vidéos). Le spectateur est néanmoins invité à naviguer au travers ce présent évoqué par le biais du passé qu’il est vite devenu.» (Joly, 2012, p. 47)
«[…] l’ensemble, chorégraphié avec subtilité et finesse, donne l’impression de pénétrer dans une mémoire volatile et fragmentée qui nous rappelle invariablement la nôtre et son évanescence. L’artiste ne raconte donc pas une histoire, encore moins la sienne, comme il serait aisé de le croire au premier abord; à travers le flot des images, c’est davantage au récit de nos propres souvenirs qu’elle nous convie.» (Joly, 2012, p. 47)
«L’"aujourd’hui" dont il est question semble renvoyer à la fois à l’instant précis où s’active l’appareil, à la case à remplir du calendrier, au lieu d’une errance qui se vit ici et maintenant.» (Joly, 2012, p. 47)