Le Carrousel encyclopédique des grandes vérités de la vie moderne a été écrit sur une période de plus de dix ans durant laquelle Marc-Antoine K. Phaneuf a compilé des phrases —vraies, fausses, entre les deux, tautologiques ou contradictoires, toutes faites et souvent empruntées, mais aussi de son cru. Les aphorismes sont classés en dix catégories qui constituent les chapitres du livre: «Propagande», «Corps de métiers», «Prothèses», «La guerre du feu», «Monde animal», «Nouvelle phrénologie», «L'origine du monde», «Morceaux de bravoure», «Au pays des mystères», «Épiphanie». Comme l’indiquent les sous-titres, les observations portent sur des métiers, des animaux, des prénoms, des célébrités, en passant par les superstitions et les croyances populaires. Le sujet du livre: ces phrases qui peuplent notre monde. Ainsi, à la lecture, plusieurs énoncés nous semblent familiers (que nous les ayons entendus dans le métro, lus sur internet ou prononcés nous-même) tandis que d’autres surprennent en défamiliarisant des idées maintes fois remâchées. S’en dégage un effet global d’étrangeté. Les phrases nous apparaissent absurdes parce que contradictoires, ou encore trop évidentes pour valoir la peine d’être énoncées, et souvent très comiques. Le tout forme une sorte de livre total, un «livre-monde», pouvons-nous lire sur la quatrième de couverture.
Avant de paraître chez les éditions La Peuplade en 2020, une première version du livre fut produite en 2010 à très petit titrage (environ dix exemplaires) en collaboration avec Jean-François Proulx et à compte d’auteur. Le prototype revêt davantage la forme d’un livre-objet, puisqu’il est constitué non pas de pages, mais de quatre-vingts diapositives conservées dans un boîtier. Dans cette version, le lecteur consulte les phrases une à une, à l’aide d’un projecteur ou encore en contre-jour, ce qui lui donne la possibilité de jouer avec l’ordre des phrases, voire d’inventer son propre système de classement. Ce dispositif comporte donc un aspect plus interactif que le format livresque, où la réception ordonne les phrases qui, faute de lecteur, demeurent à l’état de fouillis. La classification développée plus tard par Phaneuf est sans doute ce qui renforce l’illusion d’exhaustivité de l’oeuvre, car en s’insérant dans la tradition encyclopédique dont se réclame le titre, le savoir s’organise, passe d’un fouillis disparate à un inventaire minutieux.
Pouvons-nous tout dire, sur tout, même ce qui n’existe pas? Si nous nous fions à Wittgenstein et que «Le monde est la totalité des faits, non des choses.» (Wittgenstein, 1922: 33) —à noter que la première proposition du Tractatus logico-philosophicus apparaît dans le livre: «Le monde est tout ce qui a lieu» (Phaneuf, 2020: 314) —le Carrousel vise à énoncer l'entièreté du monde, non pas en représentant les choses telles qu’elles sont, mais plutôt en épuisant la totalité des faits, qu'ils soient ou non véridiques. En effet, c’est moins la description des objets du monde qui intéresse l’auteur que la factualité les entourant. L’exhaustivité de l’oeuvre ne passe pas par une description du monde tel qu’il nous apparaît, mais plutôt par un épluchage méticuleux des énoncés qui y circulent, c’est-à-dire du matériel langagier dans lequel l’on vit. La culture numérique donne l’impression que tout est vérifiable, potentiellement vrai ou faux. Mais ces deux catégories sont précisément les grandes absentes du livre; tout est présumé vrai, même lorsque la fausseté saute aux yeux. La tâche de ce classement ultime est donc laissée aux soins du lecteur. Or, —nous pouvons nous le demander— cette dernière entreprise est-elle réalisable? En se prêtant au jeu de la dichotomie, ce livre interroge: que faisons-nous des zones grises à l’ère des réseaux?
La notion de vérité est mise en question par Phaneuf dans une entrevue accordée au Devoir:
La vérité est aujourd’hui devenue quelque chose de tellement flou, reconnaît l’auteur. C’est presque un mot qu’on pourrait qualifier de périmé, estime-t-il. Il y a plusieurs réalités qui font en sorte que le monde est complexe, il est dans des teintes de gris. Comme c’est l’absurde qui porte le projet, parler de vérité, c’est aussi dire que tout est noir et que tout est blanc. Et c’est être déjà dans un rapport au monde qui est un peu déphasé. La dichotomie vérité-mensonge, je la sens bien, oui, mais pour moi elle est plus de l’ordre de la fiction que du rapport au monde réel au XXIe siècle. (Phaneuf, cité par Desmeules, 2020)
L’entreprise encyclopédique de l’auteur se dissocie à bien des égards de celle des ouvrages du 18e siècle visant une totalisation des savoirs de l’époque, mais c’est dans son rapport à la vérité qu’elle s’en éloigne sans doute le plus. Elle prend en effet place dans la culture de l’écran actuelle où l’exhaustivité est moins rêvée que donnée pour possible et accessible. Phaneuf nous montre que cela n’est pas sans conséquence sur le rapport qu’entretient notre monde à la vérité et à la connaissance. Son livre, qui tire partie de ce brouillage des frontières entre le vrai et le faux, nous offre donc non seulement une illusion d’exhaustivité, mais aussi une illusion de vérité (ou de fausseté, c’est selon).
Car l’auteur semble avoir fait le pari qu’un énoncé effrontément faux puisse nous en apprendre autant sur le monde, sinon plus, qu’un fait avéré. Faisons l’exercice. Qu’exprime une phrase comme: «Tout liquide éteint le feu»? (Phaneuf, 2020: 281) Le lecteur s’imagine immédiatement une réfutation: jeter de l’huile sur le feu alimentera ce dernier au lieu de l’éteindre; la phrase est donc fausse. Il ne s’agit pas simplement d’une absurdité, car l’énoncé montre le danger très concret qu’il peut y avoir à tirer des conclusions générales à partir d’un cas particulier. Et cette réfutation imaginaire suffit à semer le doute sur le fonctionnement d’une inférence en tant qu’accès à la vérité. Dans ce livre, les généralités (tout comme les absurdités, les précisions inutiles, les phrases toutes faites, les tautologies, etc.) participent d’un même objectif, à savoir celui d’épuiser un principe: celui de la formation d’une vérité. Par quel processus en venons-nous à admettre comme vrai une phrase? Combien d’expériences sont-elles nécessaires? Une rumeur peut-elle devenir vraie à force d’être répétée? La vérité appartient-elle vraiment à la science? À force de jouer à former des vérités, de les bricoler à partir des matériaux disponibles (le discours ambiant, les stéréotypes, les superstitions, etc.), l’auteur nous offre un inventaire assez complet des procédés par lesquels nous en venons à cristalliser notre jugement sur un fait.
L’imaginaire de l’exhaustivité se situe ainsi à la fois dans la forme empruntée à la tradition encyclopédique et dans l’enquête menée sur le principe de la «vérité», dont le processus de formation est décliné dans tous ses états. L’accès à la connaissance étant aujourd’hui facilité par les technologies, la difficulté moderne consiste surtout à faire le tri, c’est-à-dire qu’il faut discriminer cette information qui nous parvient en flux continu, départir le vrai du faux. Mais, comme le souligne l’auteur, il s’agit aussi d’une fiction, et le livre la met en scène en nous donnant la possibilité de la tester. Laissez-vous prendre au jeu! Essayez de classer les aphorismes du livre en deux catégories perméables, l’une vraie, l’autre fausse; vous verrez que cela n’est pas si aisé.