Le 1er janvier 1979, au petit matin, un couple se sépare sur le coin d’une rue à Montréal. Ils ne se connaissent que depuis quelques heures. Ils se sont rencontrés la veille, par hasard. Ils ont passé la journée et la nuit du 31 décembre ensemble. Elle a pris un avion qui l’a ramenée chez elle à Paris où l’attendent sa vie et son mari. Il a pris une photo du coin de rue puis il a marché jusque chez lui. Pendant des mois il lui écrit presque quotidiennement des lettres d’amour. Il retourne aussi quelques fois sur « leur » coin de rue et prend une photo. Ses réponses à elle ne nous sont pas parvenues. Elle s’appelle Agnès. L’immense et amer Atlantique les sépare.
[extrait]
Ton avion est sans doute sur le point de se poser. Tu nages dans des remugles de demi-sommeils et de promiscuité pressurisée. Quand j’aurai posté cette lettre et cette photo, tu seras chez toi. Quant à moi, je pourrai peut-être aborder une plage de sommeil et croire le temps d’un rêve que tu n’es pas un rêve. (1er janvier)
Jean Beaudry affirme dans un bref avant-propos, signé du 16 novembre 2010, avoir trouvé dans une brocante une correspondance amoureuse échangée par un Montréalais et une Parisienne, Agnès, entre le 1er janvier et le 31 décembre 1979 ; il ne resterait de cette correspondance que les lettres de l’homme, immuablement signées du pronom « moi ». Ce monologue épistolaire se compose de 73 lettres (dont 45 écrites entre le 1er janvier et le 29 mars 1979), scandées par 21 photographies du même coin de rue montréalais où le couple s’est formé, à la Saint-Sylvestre, pour une unique nuit d’amour. Les 21 photographies sont la matrice de 22 détails, mis en relief dans les photographies elles-mêmes ou extraits, et que le scripteur des lettres (qu’il s’agisse du « moi » ou de l’auteur Jean Beaudry) emploie soit en tant qu’appui du discours, soit en tant que principe de composition – car ces détails sont des éléments de liaison entre plusieurs lettres, des indices d’interpolation, dotés d’une valeur sémantique ou d’une simple fonction poétique évocatrice.
Si l’inscription de ce récit dans le genre littéraire du roman épistolaire et l’avant-propos en font d’emblée une fiction, un élément majeur empêche le lecteur averti d’en faire une lecture naïve. Au cœur de L’Amer Atlantique se trouve la même entreprise que dans Les Matins infidèles (1989), film dont Beaudry partage la paternité avec Bouvier : prendre une photographie par jour d’un même coin de rue montréalais pendant un an, à la même heure, et en faire le matériau d’un roman.
Ce roman épistolaire illustre une tentative d’archivage du présent, qui doit être envisagé selon deux niveaux de réception, selon que le lecteur du roman a connaissance ou non des Matins infidèles.
1/ Si l’on place en série L’Amer Atlantique et Les Matins infidèles. Tout d’abord, la question de la genèse du roman est problématique : L’Amer Atlantique est publié en 2011, soit 22 ans après la sortie en salle des Matins infidèles, ce qui invite tout naturellement le lecteur à voir dans ce roman le clin d’œil d’un réalisateur mûr et reconnu à son œuvre de jeunesse – clin d’œil qui incite même le lecteur à voir dans ce livre le roman que Marc, l’écrivain des Matins infidèles, voulait écrire à partir des photographies de son ami Jean-Pierre. La fiction métalittéraire deviendrait alors réalité, ce qui constituerait l’aboutissement du projet artistique de Marc et de Jean-Pierre. Cependant, l’année supposée de cette correspondance amoureuse, 1979, est aussi l’année où Jean Beaudry et François Bouvier conçoivent leur projet d’archivage du présent montréalais qui sera décliné dans les Matins infidèles :
Le film s’est appelé Duluth et Saint-Urbain (jusqu’après le montage) parce qu’en 1979 François et moi avions fait un projet un peu semblable à celui des deux personnages du film : une photo du même coin de rue, tous les matins, pendant un an et, pour ce projet, notre coin était situé à l’intersection des rues Duluth et Saint-Urbain. (Beaudry, Bouvier, Charlebois et Jean, 1989 : 117)
Cet indice est renforcé par le processus d’identification qui lie le « moi » des lettres à Jean Beaudry -sympathie exprimée à son égard dans l’avant-propos (« En 1979, tout comme l’auteur des lettres, j’avais la jeune trentaine. Je me dis parfois que j’aurais pu être l’auteur de ces lettres. » (Beaudry, 2011 : 8)), mais aussi même éducation religieuse, même année de naissance (1947)- On aurait alors dans L’Amer Atlantique la matrice des Matins infidèles, jusqu’alors seulement dévoilée à mi-mot à travers les carnets de bord du film ; et l’on serait tenté de voir dans le roman une entreprise analogue à celle du film, écueils compris, une énième expérimentation autour d’un postulat récurrent dans la pratique de Beaudry et de Bouvier : faire d’un réel systématiquement (du moins, en théorie !) archivé le matériau d’une création artistique ; et laisser dans l’entreprise artistique la part belle à la transformation, au trafic, au leurre. En effet, les photographies que le « moi » envoie à Agnès en affirmant les avoir prises le jour même, entretiennent parfois le soupçon du mensonge : ainsi la présence, sur 6 photographies envoyées entre le 21 janvier et le 8 avril, d’une même série de véhicules garés dans la rue (un 4x4 Blanc et un camion « Chandler ») peut-elle renvoyer à la pratique du photographe des Matins infidèles, Jean-Pierre, qui prend parfois plusieurs photographies le même jour pour compenser celles qu’il n’a pas prises ou ne prendra pas.
2/Si l’on considère L’Amer Atlantique indépendamment de ses liens thématiques et esthétiques avec Les Matins infidèles – ce qui serait une lecture tout à fait envisageable, tant les critiques et recensions de ce roman, en 2011, ont omis de faire le lien entre ce roman et le film. La tentative d’archivage du quotidien par la photographie est alors de deux ordres, voire il y en a deux, menées en parallèle, si l’on se situe du point de vue du « moi » scripteur :
A/ Le rituel amoureux qu’il instaure à partir du 1er janvier 1979, après avoir fait ses adieux à Agnès au matin de leur nuit de passion : il retourne sur les lieux de leur rencontre arbitraire. Les raisons de ce pèlerinage quasi-quotidien évoluent au fil du temps, et s’ordonnent autour d’au moins 4 grandes fonctions :
- Fonction mémorielle : faire de la photographie un témoignage tangible de cette rencontre irréelle ; ou, à la fin du roman, le souvenir nostalgique d’une relation qui n’a pas survécu
- Fonction performative : par la capture photographique, suspendre le passage irréversible du temps, qui sépare les amants de manière aussi efficace que l’Atlantique. Pensée magique qui identifie photographie et réel.
- Fonction affective : partager avec Agnès chaque élément d’un quotidien montréalais (congères de neige, personnes rencontrées, météo…) et l’impliquer dans sa vie
- Fonction artistique : faire de la photographie un support pour l’imagination et la création (un homme en train de bâiller devient un joyeux chanteur qui célèbre l’amour des deux amants)
B/Le projet de photographies que le « moi » partage avec son ami Luc, et qu’il évoque lorsqu’il écrit à Agnès :
Le projet dont je te parlais prend forme. Nous avons décidé, Luc et moi, de ne pas attendre la réponse à notre demande de subvention. Nous allons commencer tout de suite. Notre idée s’est quelque peu modifiée. Nous allons ajouter des photos à notre recueil. Peut-être même des photos de notre coin de rue. C’est pas encore décidé. Même si ça risque d’être plus difficile à publier à cause des coûts, je crois que c’est une bonne idée. On verra. Il faut essayer. Nous ne saurons jamais si c’est bon sans l’avoir tenté. (Beaudry, 2011 : 44)
Il subsiste bien entendu le doute que les photographies soi-disant prises pour Agnès soient en fait les photographies prises dans le cadre du projet artistique, et que le contexte de la correspondance amoureuse soit instrumentalisé au profit du projet. On ira plus loin encore : il est possible qu’Agnès n’ait jamais existé pour le « moi » (cette hypothèse est renforcée par le fait que ses lettres n’apparaissent pas dans la correspondance, même si les lettres du « moi » les mentionnent, les citent et les reformulant), et que ces deux trajectoires photographiques n’en soient qu’une. La photographie n’est alors plus un témoignage amoureux, né dans la passion, le manque de l’autre et la nécessité de partager le même réel que lui ; mais elle est sa propre fin, et l’intrigue amoureuse est le moyen qui la sublime, qui métamorphose le lieu, a priori laid et banal, et le fait accéder à la littérature.
Ces deux régimes de lecture sont entretenus par une critique qui ne met pas en lien les deux œuvres de Beaudry ; et sans doute par Beaudry et son éditeur eux-mêmes : en effet, si la courte monographie de Beaudry que donne la 4e de couverture mentionne Les Matins infidèles, aucun lien n’est établi entre le film et le présent roman, qui ne se donne pas pour autre qu’il n’est. Il est alors loisible de choisir l’un ou l’autre des régimes de lecture, ou de les faire dialoguer. Mais le dédoublement éternel des hypothèses introduit du jeu dans la signification de L’Amer Atlantique, (faux) frère des Matins infidèles, et qui ne saurait lui être totalement assimilé.