Les Matins infidèles est un film (catégorie : drame) réalisé par Jean Beaudry et François Bouvier entre septembre 1987 et août 1988, sous le titre de travail « Coin Duluth et Saint-Urbain / Duluth et St-Urbain / Duluth et Saint-Urbain, 8 heures A.M. ». Il s’agit de la deuxième collaboration cinématographique de Jean Beaudry et de François Bouvier après leur premier long-métrage de fiction Jacques et Novembre (1984). Les Matins infidèles, long métrage de 84 min 25 s, est tourné à Montréal avec un budget très modeste (1,7 million de dollars) et une équipe restreinte, et sur une durée inhabituellement longue, puisqu’il requiert la disponibilité des acteurs et des équipes techniques sur une année entière. Produit par les Productions du lundi matin et avec la participation financière de Téléfilm Canada, de la Société Générale des Industries culturelles (Québec), de la Société en Commandite Duluth I et de Radio-Canada, le film sort en salle en octobre 1989. Il remporte le plébiscite de son public : prix spécial du jury au festival du film francophone de Namur de 1989 ; nomination pour le prix L.-E.-Ouimet-Molson de l’Association québécoise des critiques de cinéma (AQCC) (1989).
L’intrigue s’articule autour d’un duo d’amis : Marc, professeur au collège et aspirant écrivain, et Jean-Pierre, photographe. Ces trentenaires montréalais à la dérive dans leurs vies sentimentales et professionnelles respectives sont liés par un pacte artistique : pendant un an, Jean-Pierre doit prendre une photographie d’un coin de rue montréalais, toujours le même -il choisit l’angle Saint-Urbain/Duluth-, à 8h du matin précises, et la transmettre à Marc, qui en fait le matériau de son roman : 20 photographies en tout, dont la première ouvre le film et la dernière le clôture.
L’entreprise artistique de Marc et de Jean-Pierre, telle que mise en scène dans le film, apparaît de prime abord comme un projet d’archivage du présent ainsi qu’une tentative d’épuisement d’un lieu au sens le plus strict du terme : la concentration du regard sur un lieu spécifique, la régularité de sa captation par la photographie (et donc la dimension de rigueur ascétique), la dialectique entre la répétition et la variation, devant permettre de saisir le génie d’un lieu à la fois toujours et jamais identique à lui-même. Néanmoins, plusieurs ambiguïtés viennent nuancer cette interprétation d’un film qui ne serait que la mise en scène de cette entreprise artistique novatrice.
1/ Il est certain que Jean Beaudry et François Bouvier ont été incités à réaliser Les Matins infidèles par une fascination commune pour le quotidien : on songe à Jacques et Novembre, qui recèle un journal intime filmé par le personnage principal, jeune homme à l’agonie que joue Beaudry (première indice du caractère autofictionnel de son œuvre cinématographique ?) ; mais surtout au journal de bord de la réalisation des Matins infidèles, tenu par Beaudry :
Le film s’est appelé Duluth et Saint-Urbain (jusqu’après le montage) parce qu’en 1979 François et moi avions fait un projet un peu semblable à celui des deux personnages du film : une photo du même coin de rue, tous les matins, pendant un an et, pour ce projet, notre coin était situé à l’intersection des rues Duluth et Saint-Urbain. (Beaudry, Bouvier, Charlebois et Jean, 1989 : 117)
Les Matins infidèles serait donc né de cette obsession. Néanmoins, on hésite à donner à cette entreprise artistique d’archivage du présent un statut de ressort dramatique principal dans les Matins infidèles. Le nœud dramatique qui décide des destins des deux personnages semble situé ailleurs : pour Marc, c’est le désamour de sa compagne Pauline, qui accentue son caractère idéaliste et intransigeant (caractère qui est peut-être l’une des causes du désamour de Pauline ?), tant dans le domaine sentimental que dans les domaines politique et artistique ; pour Jean-Pierre, ce sont la dispersion, le manque de rigueur et l’incapacité à se tenir à une ligne de conduite, tant en art qu’en amour, qui le conduisent à renoncer à l’amour de sa compagne Julie ainsi qu’à ses engagements professionnels. C’est d’ailleurs la double intrigue de drame sentimental et de faillite intime que retient la critique cinématographique québécoise lorsqu’il s’agit de définir en une phrase Les Matins infidèles : c’est un film sur les hommes sensibles trentenaires menacés par un désenchantement généralisé face aux atteintes du réel rugueux. Mais l’entreprise systématique d’archivage photographique du réel apparaît circonstancielle aux yeux du spectateur : au pire, elle exerce une fonction poétique -structuration du film, scandé par des photographies au pouvoir évocateur- au mieux, sa fonction narrative est secondaire : les photographies sont à la fois l’occasion et le théâtre d’une rencontre amoureuse qui va contribuer à faire basculer la vie de Jean-Pierre ; elles sont aussi le baromètre de son état mental (prises avec régularité au début du film, elles s’espacent à mesure que Jean-Pierre sombre dans une faillite professionnelle et personnelle). Le doute subsiste donc quant à la réception possible des Matins infidèles : soit il s’agit effectivement d’un film de trentenaires égarés, universel, et dont l’angle Saint-Urbain/Duluth ne constitue qu’une toile de fond arbitraire et circonstancielle, ré-infusion d’un projet artistique passé de Beaudry et de Bouvier et qu’eux seuls connaissent ; soit le drame sentimental est le cadre et le média choisi par les deux réalisateurs pour moduler ce projet qu’ils n’ont jamais oublié et qu’ils ont voulu accomplir sous plusieurs formes – livre illustré, album, journal filmé…
2/Cette dernière hypothèse semble corroborée par le fait que les Matins infidèles est aussi le lieu d’un discours sur l’art, et sur le rapport problématique de l’artiste au réel, entre vérité et mensonge, fidélité (parfois poussée à l’excès ?) et infidélité (parfois poussée à l’excès ?). En effet, les propos que Marc et Jean-Pierre tiennent respectivement sur leur projet commun, ainsi sur la manière dont ils s’attachent à le réaliser, sont le révélateur -la métaphore photographique n’est pas vaine ici !- de leur double trajectoire, et cette même trajectoire atteint une dimension allégorique : Marc et Jean-Pierre sont chacun une allégorie d’une postulation d’artiste face au réel,
- Marc : il est l’instigateur et la tête pensante de ce projet, dont il refuse de partager les raisons et les objectifs avec JeanPierre.
JEAN-PIERRE – Comment ça avance le roman ?
MARC – Ça va bien. Je m’y mets tous les jours. Ça avance, j’ai trouvé mon personnage.
JEAN-PIERRE – En tout cas, les photos c’est un contrat ! T’as-tu deviné c’est où le coin de rue ?
MARC – Non.
JEAN-PIERRE – Veux-tu avoir un indice ? Veux-tu savoir dans quel quartier c’est ?
MARC – Achale-moi pas avec ça. Ça m’intéresse pas. C’est pas l’histoire d’un coin de rue que j’fais, c’est un roman que j’écris à partir de tes photos. Nuance !
JEAN-PIERRE – J’peux-tu lire c’que t’as ?
MARC – Non pas question !
JEAN-PIERRE – Comment, pas question ! Hé, à huit heures le matin, moi, pendant un an de temps, j’vais prendre une photo d’un coin de rue. J’t’apporte ça pis j’peux même pas lire le roman ! C’est quoi ça ?
MARC – Ecoute, quand on aura fini, j’irai le voir ton coin de rue pis tu liras le roman, ok ? (Beaudry, Bouvier, Charlebois et Jean, 1989 : 31-32)
Marc s’éloigne donc d’une tentative d’épuisement d’un lieu à la Perec : il ne s’agit pas pour lui d’archiver le quotidien d’un coin de rue et de le faire entrer en littérature, mais plutôt de faire du quotidien un matériau disponible et malléable à l’envi pour sa création. De ce fait, l’attitude de Marc est paradoxale, et mêle la fidélité excessive au concept artistique à l’infidélité totalement assumée au réel. D’une part, il n’admet pas que Jean-Pierre ait omis de faire sa photographie quotidienne du coin de rue et qu’il lui propose de combler cette lacune en en prenant deux le lendemain : « Aie, pas question ! C’est toi-même qui parlais de concept : « Ça c’est (sic) jamais fait ! Une photo pendant un an, même coin de rue, même cadrage, même heure »… Aie, un concept, ça se triche pas ! » (Beaudry, Bouvier, Charlebois et Jean, 1989 : 54). D’autre part, ce réel qui lui est livré par photographies interposées est transmuté -ou dénaturé- par l’écriture : en témoigne l’envolée lyrique que lui inspire une jeune femme se mouchant à l’arrêt du bus 55 : « Elle pleure. La peine vient de la submerger. Son petit mouchoir recueille sa détresse et je ne puis rien… (Beaudry, Bouvier, Charlebois et Jean, 1989 : 41). Marc préfère au réel le concept, manière pour lui de maîtriser le réel comme de le tenir à distance : il est le stéréotype de l’artiste dans sa tour d’ivoire.
- JeanPierre : il est représenté par Marc comme le simple exécutant du projet artistique, mais il est rappelé à plusieurs reprises qu’il partage la paternité de ce projet avec lui : « Ton ostie de projet, je m’en crisse, tu peux te le fourrer où tu penses ! Oublie pas que c’est moé qui a eu c’t’idée-là, hein ! C’était mon idée ça ! » (Beaudry, Bouvier, Charlebois et Jean, 1989 : 84). Progressivement dégoûté du projet artistique par l’intransigeance de Marc, et détourné de ses obligations par ses déboires sentimentaux et professionnels, il conjugue à l’infidélité au concept artistique une fidélité… plastique au réel. En effet, lorsqu’il tente d’apaiser la colère de Marc, il justifie ainsi les photographies non prises :
C’est justement ce petit accroc-là qui va donner de l’ampleur à l’idée. Si c’est trop parfait, pas intéressant… penses-y deux secondes… […] Sers-toi de ça dans ton écriture… Invente quelque chose, j’sais pas moi, écris que… (Beaudry, Bouvier, Charlebois et Jean, 1989 : 55)
Jean-Pierre admet que la création artistique soit contrariée par les contingences du réel, et soutient que ce sont donc ces contingences qui donnent à l’œuvre d’art sa valeur. Cette ouverture de Jean-Pierre au réel est d’ailleurs théorisée par Beaudry et Bouvier dans leur note « Traitement cinématographique » (1985), lorsqu’ils caractérisent le duo de personnages : « Jean-Pierre est une personne d’action / toujours en mouvement / […] Jean-Pierre se bute à la réalité / […] Il se débat / tragiquement. / Il explose. » (Beaudry, Bouvier, Charlebois et Jean, 1989 : 19-20). Cependant, ce même réel que Jean-Pierre semble accepter davantage que Marc, il le donne pour ce qu’il n’est pas, en trafiquant ses photographies par des mises en scène : il en prend plusieurs le même jour, demande à la jeune femme du coin de poser pour lui, et achète l’horloge du snack-bar du coin de la rue, témoin de sa ponctualité, pour en remonter les aiguilles à sa guise lorsqu’il ne se tient pas à ses horaires.
La mort de Jean-Pierre, qui clôture le film, semble cristalliser le discours de Beaudry et de Bouvier sur l’œuvre d’art au quotidien : Marc découvre Jean-Pierre pendu dans son appartement, avec à ses côtés, l’horloge, figée sur 8h. Qu’en déduire ? La mort de Jean-Pierre est-elle l’aboutissement logique d’un homme épuisé, déréglé, et que l’entreprise artistique, au lieu de le conforter par son caractère monotone et quotidien, a enfermé dans la répétition, englué dans le présent ? Ou est-elle le châtiment mérité de l’artiste qui a failli à sa tâche par manque de rigueur, et qu’accable l’horloge dévoyée, symbole d’un réel maltraité et vengeur ? Une dernière interprétation est possible : Jean-Pierre serait la victime expiatoire d’un Marc qui a refusé d’intégrer le réel et le quotidien à son œuvre. Le film est donc hautement paradoxal, en ce qu’il met en scène une entreprise spectaculaire d’archivage du présent par deux inadaptés au quotidien, qu’ils l’aiment trop ou trop peu. Mais le réel ne se laisse pas si facilement métamorphoser en œuvre d’art…