Slices of Time (2020) dénomme une installation d’Emmanuelle Moureaux commandée par la NOW Gallery (Londres) et faisant partie de l’importante série d’installations 100 colors. À ce jour, cette dernière comporte trente-deux volets tous plus colorés et imposants les uns que les autres. Ces installations ont été présentées un peu partout à travers le monde (Royaume-Unis, France, Argentine, etc.). Or, la majorité fut présentée au Japon, et plus spécifiquement, à Tokyo, lieu d’inspiration et de résidence de l’artiste depuis 1996.
Slices of Time est constituée de cent soixante-huit mille chiffres suspendus à des fils à pêche. L’installation se donne à voir sous la forme d’un cylindre en suspens. Ce dernier représenterait la Terre selon l’artiste. Il serait plus évocateur de dire qu’il illustre une dimension temporelle de celle-ci. En effet, puisque les chiffres s’allient pour former des dates et que celles-ci couvrent les deux décennies passées et le centenaire à venir, il s’agit plutôt de la dimension temporelle de la terre que de sa représentation pure dont il est question.
L’installation est divisée en deux parties. La première (le passé) est formée de chiffres blancs et couvre les années 2000 à 2019. La seconde (le futur) survole les années 2020 à 2119 à l’aide de cent couleurs. Entre ces deux sections, un passage (le présent) a été prévu pour le passage du public.
Au sol, sous le cylindre en suspens, se trouve une division simplifiée des sections. Cette dernière est marquée à l’aide de lignes blanches au bout desquelles se trouvent les dates y étant associées. Ce traçage offre autant un repère visuel soulignant l’espace accessible et inaccessible de l’œuvre qu’il permet une extension de l’espace occupé par celle-ci. Ainsi, en dehors du cylindre coloré qui capte immédiatement l’attention, l’installation s’étend physiquement du plafond au sol.
Or, l’impact de l’installation sur l’espace dépasse les mètres cubes qu’elle occupe, et ce, grâce à l’ingéniosité de Moureaux.
L’épuisement que soulèvent Slices of Time, la série d’installation 100 colors ainsi que la grande majorité des projets de Moureaux depuis sa première visite à Tokyo en 1995 est le principe du «shikiri». Le terme, formé à partir du japonais par l’artiste, signifie «dividing and creating space through colors» (diviser et créer de l’espace à l’aide de la couleur). Moureaux explore ce principe autant dans ses projets architecturaux (Creche ropponmatsu, Sugamo Shinkin Bank – Tokiwadai branch) que dans ses designs (The Magic Forest, CORAZYs) et dans ses œuvres (Universe of Words, 1000 COLORS WAVE).
Slices of Time illustre la maîtrise acquise par l’artiste au cours des vingt-cinq dernières années et de l’élaboration de ses soixante-quinze projets. En ce sens, l’installation reconfigure entièrement le hall d’entrée de la galerie NOW, et ce, uniquement à l’aide de ce principe organisant.
En effet, l’œuvre, qui fait cinq mètres de haut sur vingt mètres de long, occupe l’espace central du hall et force les visiteurs à la contourner ou à passer en son sein. Selon l’angle de vue, elle permet ou bloque la vision. Ainsi, elle reconfigure l’espace perçu de la galerie à chaque pas. De plus, la charge visuelle qu’elle représente, grâce à ses cent couleurs, capte le regard autant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la galerie puisque celle-ci est vitrée sur deux étages. De surcroît, la réfraction des nombreuses couleurs sur les murs blancs du hall d’entrée crée des zones aux ambiances radicalement différentes. Enfin, le point de vue de la mezzanine est chamboulé par cette masse colorée autour de laquelle le public s’attroupe.
À la manière d’On Kawara, Moureaux dédie une partie de sa vie, et de son art, à l’exploration d’un principe en apparence très limitant. Toutefois, comme pour son prédécesseur, le dévouement à ce principe et à sa mise en pratique a permis de dévoiler une richesse insoupçonnée. Or, de toute évidence, solliciter les notions d’espace et de couleur garantit une certaine flexibilité dans la création.
En ce sens, Moureaux ne travaille pas l’espace et la couleur uniquement à l’intérieur de l’œuvre, mais aussi à l’extérieur de celle-ci, c’est-à-dire dans le lieu où elle est installée. Cela s’identifiait dans ses premières créations toutefois, cela est plus marqué dans ses installations les plus récentes puisque ces dernières s’imposent de plus en plus dans le lieu, à la manière de Slices of Time, et ce, jusqu’à l’épuisement de l’espace disponible (en particulier dans Forest of Numbers ou dans Color of Time).
Dans le même ordre d’idée, il est à supposer que c’est cette longue inquisition du shikiri qui a mené l’artiste à s’interroger sur l’espace-temps; comme l’illustre aisément Slices of Time. Ainsi, chez Moureaux, les considérations sur l’espace sont poussées à l’extrême et permettent un basculement vers des principes spatio-temporels. C’est-à-dire, qu’il est à se demander si l’artiste tentait de représenter le mouvement de la Terre dans le temps et dans l’espace, et ce, à l’aide de la forme cylindrique. En ce sens, les couleurs représenteraient les différents états spatio-temporels de la terre. Cela expliquerait la «présence» du passé, du moins sa trace, dans l’œuvre. À la manière des études cosmologiques d’événements cosmiques ayant eu lieu des millions voire des milliards d’années auparavant. La lumière n’est-elle pas justement une onde se propageant dans l’espace-temps et la couleur un effet de celle-ci?