We Feel Fine est une œuvre visant l'exploration des sentiments de l'humanité en ligne. Elle comprend un logiciel qui collecte systématiquement, sur des blogues, les phrases contenant le syntagme «I feel». Cette œuvre s'inscrit ainsi dans une logique du flux. Pour reprendre la terminologie proposée par Anaïs Guilet et Bertrand Gervais dans le dossier thématique qu’ils ont consacré au flux, il faudrait dire que cette œuvre correspond à la catégorie des œuvres mobilisant les flux du Web, qu’il faut comprendre comme étant des dispositifs de visualisation de flux informationnels1.
À ce propos, les interfaces de visualisation de l’œuvre rendent bien la logique qui lui est propre. En effet, le premier dispositif de visualisation des contenus proposé par l’œuvre, intitulé «Madness», donne à voir des petites billes de couleurs en mouvement dans la fenêtre de navigation. L’internaute est alors amené à cliquer sur les billes de couleur pour faire apparaître les phrases. Ces billes figurent, de façon métaphorique, la fulgurance du Web, sa nature mouvante. Celui intitulé «Murmurs», quant à lui, propose un flot incessant de phrases, rapatriées par l'œuvre en temps réel. Dans ce cas-ci, l’internaute est confronté au flux de façon plus passive, puisqu’il n’a qu’à contempler le défilement des énoncés. Les autres interfaces de visualisation des contenus visent pour la plupart à dégager des tendances, que ce soit à partir des genres, de la localisation des individus ou encore de la température.
- 1. Pour en apprendre davantage sur la présence de flux dans l’art Web, on consultera à profit le dossier thématique consacré au flux. cf. Anaïs Guillet et Bertrand Gervais (2010), «Le flux: Go with the Flow», Laboratoire NT2, En ligne: http://www.nt2.uqam.ca/recherches/dossier/le_flux(consulté le 12 juin 2010)
Cette oeuvre constitue une tentative d'épuisement du terme «I feel». Le logiciel extrayant les données puise au sein d'un éventail important de sites d'hébergement de blogues, soit LiveJournal, MSN Spaces, MySpace, Blogger, Flickr, Technorati, Feedster, Ice Rocket et Google. Étant donné le nombre important d’usagers qui se trouvent sur ces différents sites, il n’est pas exagéré d’affirmer que cette œuvre possède une base de données représentative de la variété des discours qui se trouvent sur la blogosphère.
Toujours dans ce même esprit d'épuisement, We Feel Fine propose six modes de visualisation des données recueillies. Dans tous les cas, il s'agit de permettre à l'internaute de sélectionner, selon divers critères (les types de sentiments, le sexe de l'énonciateur, la température, la situation géographique de l'énonciateur et la date d'écriture), des phrases qui traitent des sentiments de la foule anonyme des blogueurs. Cela permet notamment à l’internaute de répondre à une foule de questions: quelle est la ville la plus triste du monde? Quelle est l'incidence du climat sur l'humeur des gens? Y a-t-il une période de l'année où l'humanité est plus heureuse? Comment se sentaient hier les habitants de Dublin? Quelle est l’humeur générale des habitants de la planète aujourd’hui? En mobilisant des informations provenant de divers flux RSS du Web, cette œuvre vise à offrir la possibilité d’une saisie englobante des discours sur le Web. Il y a là quelque chose, pourrions-nous dire, d'un dispositif de visualisation de l’air du temps.
De fait, We Feel Fine permet à l'internaute, par son moteur de recherche, d'appréhender en temps réel la diversité des états d'âme des blogueurs de la planète. Elle permet également d’opérer divers agencements d’éléments a priori hétérogènes, en décontextualisant, puis recontextualisant des énoncés provenant des sources les plus variées. Un autre fait important à souligner est la mouvance inhérente à ce type d’œuvre : d’une expérience à l’autre, l’internaute se voit confronté à des énoncés différents et à des agencements toujours inédits. Ainsi, il faut dire, à la suite de Guilet et de Gervais, que cette œuvre n’est pas épuisable, en ce sens où elle se trouve en constant mouvement. Dès lors, l’œuvre en tant que telle réside non pas dans les différents résultats qu’elle rend possibles, puisqu’ils sont fondamentalement évanescents, mais plutôt dans le dispositif qu’elle propose.
Il est à noter que We Feel Fine s’inscrit dans la logique d’ensemble de la production de Jonathan Harris, marquée par l’utilisation de la masse d’informations qui s’accumule sur Internet, particulièrement depuis le développement du Web 2.0 et la montée des réseaux sociaux. La plupart de ses œuvres sont recensées dans le Répertoire du Laboratoire NT2. Soulignons également que cette œuvre a donné lieu à un livre imprimé1.
- 1. Il est possible de consulter des extraits du livre sur le site de Jonathan Harris, à l'adresse suivante : http://www.wefeelfine.org/book/ (consulté le 12 juin 2010)
«Since August 2005, We Feel Fine has been harvesting human feelings from a large number of weblogs. Every few minutes, the system searches the world's newly posted blog entries for occurrences of the phrases "I feel" and "I am feeling". When it finds such a phrase, it records the full sentence, up to the period, and identifies the "feeling" expressed in that sentence (e.g. sad, happy, depressed, etc.). Because blogs are structured in largely standard ways, the age, gender, and geographical location of the author can often be extracted and saved along with the sentence, as can the local weather conditions at the time the sentence was written. All of this information is saved.
The result is a database of several million human feelings, increasing by 15,000 - 20,000 new feelings per day. Using a series of playful interfaces, the feelings can be searched and sorted across a number of demographic slices, offering responses to specific questions like: do Europeans feel sad more often than Americans? Do women feel fat more often than men? Does rainy weather affect how we feel? What are the most representative feelings of female New Yorkers in their 20s? What do people feel right now in Baghdad? What were people feeling on Valentine's Day? Which are the happiest cities in the world? The saddest? And so on.»
En ligne: http://wefeelfine.org/mission.html (consulté le 17 juin 2010)