I READ (1966-1995) est une œuvre de l’artiste On Kawara se développant en parallèle à sa célèbre série de peinture Today constituée de toiles sur lesquelles sont inscrite la date de leur réalisation dans un lettrage blanc sur fond uni. Le travail d’On Kawara, à l’instar de celui de Roman Opalka qui se développa sur les mêmes décennies et dans la même mouvance de l’art conceptuel, nous interroge sur le temps qui passe dans sa dimension personnelle, propre à chacun, mais également dans la dimension «partagée» de l’histoire du monde qui nous affecte toutes et tous. Le lien entre cette œuvre et la fameuse série de peinture Today souligne les ponts que l’artiste établit entre l’actualité internationale et l’activité picturale qui connut de grands bouleversements durant les années 1960-1970 à travers un ensemble de mouvement iconoclaste (BMPT, Supports/Surfaces, peinture conceptuelle ou minimale, etc.).
I READ qui s’étend sur une trentaine d’années est une œuvre conceptuelle dans laquelle l’artiste réunit tous les articles de journal qu’il a lu durant cette période. Les articles sont découpés par l’artiste, collés sur des feuilles de papier lignées recto-verso, annotés et datés, avant d’être rassemblés dans des classeurs. L’œuvre se compose ainsi de 3272 feuilles. Elle se présente sous trois formes différentes. Une première qui est composée de dix-huit classeurs contenant les feuilles originales. Une deuxième constituée de cette première mise sous forme d’installation avec les classeurs consultables par le public. Et une dernière étant la numérisation de ces feuilles originales réunies en six volumes en 2017 édités en cinquante exemplaires par la galerie et maison d’édition de livre d’artistes MFC-Michèle-Didier.
Cette œuvre s’inscrit dans la continuité de trois autres œuvres de On Kawara :
I MET dans laquelle l’artiste inscrit chaque jour dans un ordre chronologique les personnes avec lesquelles il a conversé de 1968 à 1979. L’œuvre est en douze volumes pour un total de 4790 pages.
I WENT en douze volumes également totalisant 4740 pages dans lesquels l’artiste, jour après jour, trace au stylo rouge sur une photocopie en noir et blanc, ces déplacements quotidiens de 1968 à 1979.
I GOT UP ou chaque jour de 1968 à 1979 l’artiste envoya deux cartes postales montrant où il se trouve, avec inscrit au dos de la carte la phrase «I GOT UP AT» suivie de l’heure à laquelle il s’est levé ce jour-là. Ces cartes postales ont été réunies en douze volumes de 4160.
L’œuvre de On Kawara constitue une archive d’un présent mondial, devenu l’histoire internationale, mais également le présent singulier et personnel tel qu’il est perçu par l’artiste. L’œuvre met en effet en exergue le rapport entre l’individu et l’histoire du monde dans laquelle il est pris.
I READ constitue un archivage minutieux des évènements «présent » ayant marqué la société occidentale durant les trente années sur lesquelles court l’œuvre. Le choix d’archiver des coupures de presse permet en effet de capturer l’actualité «a chaud» dans laquelle tout à chacun vit. Actualité différente du temps long nécessaire aux historiens et historiennes pour établir des conjonctures sur les évènements s’étant déroulés. Par l’archivage de ce présent, et avec le temps qui passe, les classeurs de On Kawara deviennent des documents historiques. Cependant l’archivage personnel que fait l’artiste (sélectionnant et annotant ce qu’il a lui-même lu) permet de déjouer les concentrations attentionnelles sur certains évènements. La sélection porte ainsi sur des articles discutant des grands faits planétaires (Guerre Froide, Guerre du Golf, élections présidentielles, Chute du mur de Berlin), mais contient également des faits plus anodins qui n’ont en aucune façon marqués l’histoire ou la mémoire des individus.
Cet archivage par sa singularité nous amène à apercevoir en creux la personnalité d’On Kawara, car ses choix nous indiquent ce qui a attiré son attention ou non. Cependant cette archive, même mêlée à d’autres œuvres, ne nous dit rien de particulier sur qui était On Kawara. Nous pouvons tracer tous ces déplacements sur une trentaine d’années (I WENT), connaitre toutes les personnes qu’il a rencontrées (I MET), savoir l’heure de son réveil tous les matins (I GOT UP), lire les articles qu’il a lus et voir les annotations qu’il en a faites (I READ), savoir ce qu’il a fait de ces journées par les peintures qui nous en donnent les dates, malgré tout nous ne pouvons pas vraiment dire qui il a été. Cet archivage, aussi minutieux qu’il puisse être, nous montre les limites qu’il y a à connaitre le sujet dont il archive la vie. L’œuvre de On Kawara peut alors se retrouver utile pour penser aujourd’hui le régime de surveillance généralisée et la « société de contrôle » mis en place par les plateformes numériques à l’heure du Big Data. Qu’est-ce qu’un archivage, même exhaustif, peut nous dire sur une personne ?
À cette forme d’épuisement d’un présent par l’archivage s’ajoute l’épuisement du lecteur ou de la lectrice se trouvant face à une œuvre composée de plusieurs milliers d’articles de presse différents auxquels se surajoute des annotations rendant la lecture encore moins aisée.