Pièce en un acte pour un personnage avec magnétophone, écrite en anglais en 1958, parue en français en 1959. Représentée pour la première fois au Royal Court Theatre de Londres en 1958, avec Patrick Magee dans le rôle de Krapp. Cette pièce met en scène un personnage peu soigné et d'allure fantasque, dont on ne sait pas grand chose sinon que ses rituels quotidiens consistent à boire du vin, manger des bananes, et enregistrer ou écouter des bandes sonores qu'il classe avec une attention à la fois scrupuleuse et désabusée. Par la grâce de l'humour anglais propre à Beckett, il se nomme Krapp...
Écrivain d'origine irlandaise mais doué d'une parfaite maîtrise de la langue et de la culture françaises, Samuel Beckett (1906-1989) a traduit lui-même, avec l'aide de Pierre Leyris, sa pièce radiophonique Krapp's last tape, parue en 1959 aux Éditions de Minuit sous le titre La Dernière bande.
Après avoir subverti la forme romanesque dans ses premiers récits, Beckett semble avoir inventé, avec certaines de ses pièces théâtrales ou radiophoniques, une forme qui lui convient, qui lui est propre: brève, intense, où son art de la concision et de l'ironie parvient à soutirer quelques étincelles au chaos affronté. La Dernière bande participe de cette expérimentation. Krapp, usant d'une des premières technologies d'enregistrement sonore, anticipe curieusement sur des pratiques qui proliféreront à l'ère numérique. On peut donc considérer qu'à travers cette oeuvre s'ébauche la poétique contemporaine de l'exhaustivité... Bien que la quête d'épuisement y soit contredite sans cesse par une conscience aiguë de l'oubli qui menace; ces bandes, qu'il écoute chaque jour en boucle, subissent coupures, brouillages, brusques interruptions, Krapp décidant, selon on ne sait quel dessein obscur et aléatoire, de revenir en arrière ou de sauter certains passages cruciaux. Malgré tout, on comprend peu à peu que sont consignés ainsi des souvenirs de jeunesse, une énigmatique scène amoureuse sur une barque, ou encore une scène de révélation dans un paysage nocturne et maritime, dont on ne connaîtra jamais la teneur.
Ce jeu complexe de réminiscences vise à épuiser la mémoire d'un événement dans tous les sens du termes : il s'agit autant de ressasser inlassablement les circonstances que de les fatiguer, les exténuer jusqu'à voir la lueur du souvenir faiblir. Cela aboutit à une mise à distance du passé évoqué, distance double, voire triple, puisque commentaires et gloses se greffent au fil du temps sur l'enregistrement original. Tout se passe comme s'il s'agissait de s'enfoncer autant que possible dans l'obscurité, dans le doute, dans la négation, pour voir si quelque chose subsiste, résiste. Krapp, ivrogne avachi sur sa table, finit par dire: «j'ai ce feu en moi» (Beckett, 1959: 35). Ce feu, c'est-à-dire de quoi, peut-être, affronter l'oubli qui menace toute existence humaine ainsi que la cruelle pauvreté des «temps obscurs» (Brecht, 1966: 137) présagés par la série de catastrophes qu'est le XXe siècle.
Dès lors, la tentative d'épuisement du passé par Krapp, se sachant vouée à l'échec, n'a rien d'une douce illusion de vouloir revivre ses années heureuses. Elle ouvre plutôt sur une plénitude autre, nouvelle : innocence prodiguée par l'écriture, dont cet étrange système de bandes sonores est le symbole, écriture qui persévère dans sa tâche de brouiller les pistes de l'existence, pour redonner à sentir un peu le mystère de l'originel.