En mai 2015, à Montréal, l’acteur et metteur en scène Christian Lapointe se lance un audacieux défi dans le cadre du festival TransAmériques (FTA): lire les 8 537 pages des œuvres complètes d’Antonin Artaud publiées dans la collection Blanche chez Gallimard. Et tenter, par le fait même, de battre le record mondial de lecture en continu que détient le népalais Deepak Sharma Bajagain, soit 113 heures et 15 minutes.
Seul sur scène et entouré de divers objets (plutôt nécessaires à la survie qu’accessoires de théâtre), devant un public à qui on demandait d’apporter des fleurs et de les déposer sur le devant de la scène, Lapointe a entrepris l’épreuve le samedi 23 mai 2015 à 7 h tapantes. Au petit matin, la salle était peu remplie, mais l’événement prit vite de l’ampleur. Ouvert à toutes heures du jour, le théâtre La Chapelle a accueilli près de 1 600 spectateurs-trices tout au long de la lecture, entre le 23 et le 25 mai.
Lapointe mit fin à la performance après 2 jours, 19 heures et 45 minutes de lecture. Tout au long de la performance, il ne dormit que 3 h 20 et pris 6 h 49 de pauses diverses. Il aura lu au total 2 528 pages. Mais les statistiques n’ont ici que peu d’importance; on se souviendra plutôt de la force d’une représentation qui a fait émerger, à travers l’épuisement limite du corps de Lapointe, la parole foudroyante, cruelle mais vraie, d’Antonin Artaud.
Ce projet de Lapointe évoque celui de l’artiste Rober Racine, qui rendait hommage, en 1980, à Flaubert et son Salammbô. Après avoir fait construire un grand escalier insolite qui respectait les «dimensions» des chapitres (le nombre des mots en largeur, des phrases en profondeur et des paragraphes en hauteur), Racine lut à voix haute l’entièreté de cette œuvre de Flaubert sans s’arrêter et pendant quatorze heures, récitant chaque chapitre sur le palier d’escalier qui lui correspondait. Dans ces deux cas, Racine et Lapointe, marathoniens livresques, font figure d’athlètes littéraires, éprouvant à même leurs corps et leurs voix la somme littéraire d’une œuvre.
Cette performance constitue d’abord une tentative d’épuisement d’un objet, soit l’œuvre d’Antonin Artaud. Christian Lapointe s’était bel et bien donné comme objectif de lire les 28 tomes des œuvres complètes de l’écrivain et homme de théâtre français. La quête pour saisir une œuvre dans son entièreté, en aussi peu de temps que possible et avec la plus grande vulnérabilité, ne saurait être plus absolue.
Par la performance de la lecture en continu, Lapointe enclenche cependant une seconde tentative d’épuisement, celle de son propre corps. Presque sans interruption, c’est «jusqu’à l’effondrement» du corps du lecteur que s’est tenu l’événement. Par le rituel funéraire du dépôt des fleurs devant un Lapointe (dé)possédé par la langue mystique d’Artaud, le spectacle annonçait la mort, du moins le terme de quelque chose, une exhaustion en train de s’accomplir. Dans l’épuisement total du corps tenu en éveil émerge une force théâtrale nouvelle, crue, sauvage, défaite de ses formes convenues. C’est le «théâtre de la cruauté», qui, aux yeux d’Artaud, était le seul vrai théâtre, celui de la vie, débarrassée de tout ce qui l’assujettit. La forme de la performance de Lapointe rejoint ainsi la pensée théâtrale d’Artaud. Aussi bien dire que ce n’est pas Lapointe qui est passé à travers l’œuvre d’Antonin Artaud, mais bien celle-ci qui est passée à travers celui-là.
Enfin, au-delà de ce double épuisement artaudien du texte et du corps, n’oublions pas le spectateur, qui était lui aussi confronté à son épuisement devant l’interminable quoique fulgurante lecture de Lapointe. En ce sens, le théâtre La Chapelle fut véritablement un lieu hors du temps, hors du quotidien, où un Artaud parlait sans cesse à travers un Lapointe devenu pantin, pulsant mécaniquement sous la force d’une étrange étreinte échevelée, infatigable.