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Archiver le présent : une tentative d’épuisement (Introduction du collectif Archiver le présent. Imaginaire de l'exhaustivité)

Depuis la parution de L’archéologie du savoir (1969) de Michel Foucault, théoriciens, théoriciennes et artistes ont développé un intérêt grandissant pour les questions épistémologiques qui relèvent du rapport à la connaissance et à ses modes d’organisation et de diffusion. Cet intérêt a connu une croissance exponentielle avec la prolifération des plateformes numériques, l’avènement des capacités de stockage et de gestion de données massives et la pression de produire un savoir encyclopédique que génèrent ces nouveaux outils à l’endroit des individus. Le collectif Archiver le présent s’inscrit dans la foulée de ce constat en proposant d’examiner des pratiques artistiques et littéraires qui mettent à l’épreuve l’archive comme symptôme de ce flux documentaire numérique pour la détourner ou pour en exposer les dimensions paradoxales.

L’imaginaire de l’Internet, écrit Paul Mathias, « exprime avant tout un rapport aux savoirs, qui s’est remodelé dans notre horizon de sens en de nouvelles formes d’encyclopédisme » (2014, p. 170). Les plateformes numériques donnent l’impression que nous pouvons avoir une connaissance quasi-exhaustive du monde et de ses manifestations, de ses événements, de la vie courante et des lieux et contextes dans lesquels elle se déroule. Elles laissent croire qu’il est possible d’archiver en direct, d’archiver au temps présent et dans un flux constant des éléments de ce quotidien, pas seulement des traces ou des restes, mais des images et des textes que nous sommes en mesure d’emmagasiner et de rendre disponibles à qui veut bien les consulter. Cette production de réalité repose sur le caractère systématique des outils numériques et sur leur capacité à tout englober, à allonger jusqu’à l’infini les durées d’enregistrement, à tout médiatiser et remédiatiser en direct, dans l’immédiateté de l’événement, dans une hyperconscience de ce qui se déroule « en temps réel ».

Tout ceci n’est pas sans conséquence sur notre rapport au temps, à l’Histoire et à la manière de la raconter. Les travaux de Pierre Nora sur les dynamiques entre événement et immédiateté de même que sur les mutations de la notion de patrimoine (Nora, 1972), les régimes d’historicité et la notion de présentisme développés par François Hartog (2003) ou encore le concept d’uchronie proposé par Edmond Couchot comme synthèse des temporalités  (Couchot, 2014), nous semblent fondateurs de cette conception renouvelée des récits de l’événement au temps présent.

La formule « archiver le présent », qui peut sembler paradoxale au premier regard, indique que nous avons choisi de nous intéresser au processus de collecte et à l’acte documentaire plutôt que de nous inscrire dans une conception plus classique de l’archive comme objet fixe, témoin de mémoire et d’histoire(s). Il ne s’agit pas ici de célébrer la notion d’archive, mais plutôt d’interroger les pratiques artistiques, littéraires et sociales qui en critiquent les prérogatives d’autorité afin de mettre en perspective la question suivante : comment la création et la culture contemporaines poussent-elles l’archive à ses limites, jusqu’à entretenir l’illusion que nous pourrions rejoindre LE TOUT, pour reprendre l’idée récemment développée par Alessandro Baricco (2019)?

  1. Une recherche d’exhaustivité

L’exhaustivité caractérise habituellement une description qui vient épuiser une matière et traiter en profondeur un sujet. En ce sens, elle s’impose comme une relation biunivoque : à chaque élément du monde équivaut un élément de la description ou de la représentation. Une telle équivalence, nous en convenons, est impossible à atteindre. Toutefois, son illusion est relativement aisée à mettre en scène. L’illusion d’exhaustivité survient lorsque la quantité d’éléments inclus dans la représentation non pas tant s’approche de l’équivalence, mais dépasse les attentes des spectateurs et spectatrices quant aux possibilités mêmes de la représentation. C’est l’écart qui détermine l’effet.

Cette illusion d’exhaustivité participe depuis peu au mythe de la présence du numérique. Ce mythe repose sur la capacité qu’auraient les dispositifs numériques « d’offrir des expériences vraies à [leurs] usagers [et usagères]. Une expérience “vraie” est une situation où l’illusion de présence de l’objet est telle qu’elle en fait oublier qu’il ne s’agit que de simulacres. » (2007) Il est fondé sur l’adéquation entre la présence ressentie, lors d’une expérience vive et entière, et une série d’effets recherchés, ceux d’immédiateté, de transparence, de singularité et d’interactivité. Cette présence a souvent été associée à une expérience immersive au cours de laquelle, malgré leur complexité, les dispositifs s’effacent au profit d’une représentation qui tend à entretenir la confusion entre le réel et le simulacre et à laisser l’impression au sujet d’être plongé dans un monde, quel qu’il soit. Nous savons à quelle critique cette notion d’immersion a été soumise dernièrement (Bourassa et Bertrand Gervais, 2014).

Il y a bel et bien là un mythe, c’est-à-dire un récit à la fois vrai et faux. Vrai, car le numérique renouvelle les dispositifs qui laissent croire à de nouvelles représentations d’une puissance ou d’une efficacité inégalées; faux, parce qu’en même temps, ce renouvellement n’en est qu’à l’état de projet et ses résultats sont soumis à des contraintes qui en réduisent considérablement la portée. Nous pouvons en parler comme de « fausses potentialités » (Audet, 2014). Or l’illusion est tenace et elle se décline de diverses façons.

L’une de ces déclinaisons, efficace en raison de son caractère tentaculaire, est le fait que le numérique rend le quotidien présent. En effet, il nous le révèle comme il n’a jamais pu être dévoilé auparavant : il nous donne un accès au monde tel que nous pouvons l’expérimenter tous les jours.

Ce présent nous est essentiellement dévoilé sur le mode de la vision et de l’ouïe. C’est par le voir et l’entendre que le monde nous est présenté, que ce soit par le biais de webcams personnelles, de caméras de circulation et de surveillance, de sites de partage de photographies — tels que Flickr ou Instagram — ou de vidéos — comme YouTube et Vimeo. Le service Google Street View permet de la même manière d’entretenir l’idée que le monde entier peut être donné à voir et que cette vision nous fournit une connaissance sur le monde et sa réalité du moment, comme si nous pouvions, par le biais d’une interface, avoir accès à la « substance de la vie quotidienne, l’humble et riche “matière humaine” » (Lefebvre, 2008, p. 109). Les caméras 360 degrés de Google Street View offrent un aperçu au ras des pâquerettes d’un lieu ou d’une place située pour l’instant près d’une rue ou d’une voie carrossable. La plateforme offre même la possibilité de se déplacer dans cet espace photographié, de se retourner, de s’en approcher, d’avancer, ce qui se fait à coups de mouvements brusques et de fondus enchaînés distors d’images soudées entre elles.

  1. Une tentative d’épuisement

De tels services et plateformes de partage, reposant sur un quotidien représenté sur le mode de la présence, nous conduisent à formuler une nouvelle question : est-il possible d’épuiser un lieu, d’en avoir une vision complète, voire exhaustive?

La réponse est d’emblée négative. Aucun dispositif ne le pourra jamais. L’exhaustivité est un idéal impossible à atteindre, un projet utopique, tout aussi évanescent qu’une présence réelle. Cependant, en retrait d’un tel horizon d’attente, la tentative d’épuisement, elle, s’est imposée dans les esthétiques contemporaines comme un principe d’une grande efficacité. En effet, les tentatives d’épuisement sont innombrables et multiformes en arts et en littérature. Le numérique accentue d’ailleurs un imaginaire de l’exhaustivité et de l’immédiateté, comme si celles-ci pouvaient enfin être atteintes. Les tentatives d’épuisement participent d’un paradigme singulier de l’acte créateur où l’exhaustivité l’emporte comme principe dynamique sur la recherche de l’originalité, où l’obsession pour l’objet et ses possibilités s’impose au détriment de la maîtrise d’un art et où, finalement, c’est l’épuisement des formes qui est recherché plutôt que la précision de l’exécution.

L’idée même d’une tentative d’épuisement d’un lieu est apparue, en 1974, quand Georges Perec s’est installé place Saint-Sulpice à Paris et a entrepris de dresser la liste de tout ce qu’il voyait, c’est-à-dire le banal, le fait usuel de la vie quotidienne. Le résultat a été édité en 1975 chez Christian Bourgois sous le titre de Tentative d’épuisement d’un lieu parisien. Le projet de Perec n’était pas de rendre compte des faits historiques, dont témoignent déjà les monuments, mais plutôt, comme il l’écrit lui-même, « de décrire le reste : ce que l’on ne note généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n’a pas d’importance : ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages » (Perec, 1975, p. 12). Les notes prises par Perec parlent de notre rapport au monde; elles parlent de tout, de rien et de n’importe quoi, de ce qui fait de la vie la vie justement. Car pour un fait digne de mention, combien dénombrons-nous d’événements négligeables? Les ratios sont dérisoires. Pourtant, l’inventaire systématique de ces événements marque l’originalité absolue de l’entreprise de Perec : qu’un homme seul s’installe sur un banc et entreprenne de décrire le monde, un fait à la fois, sans chercher à constituer un récit, en tentant au contraire de rester le plus près de la simple énumération … C’est l’ouverture d’un nouveau chantier littéraire et symbolique.

Nous posons ici l’hypothèse que les tentatives d’épuisement sont une façon de réduire l’angoisse liée à notre soif de réalité, à tous ces liens précarisés entre le sujet et le monde que les dispositifs actuels de représentation illustrent. Que nous disent à ce sujet les pratiques artistiques, culturelles et littéraires contemporaines? Que le soupçon en est l’esthétique majeure — et qu’il faut se méfier de l’authenticité, qui n’est plus un mode de présence du vrai, mais une stratégie comme une autre pour asseoir la fiction sur des bases d’une grande efficacité. L’autofiction en est d’ailleurs un symptôme évident. La soif de réalité nous conduit à multiplier les tentatives de saisie du monde. En effet, plus ce dernier semble nous échapper, plus nous recherchons des stratégies pour l’appréhender, au sens concret de « le saisir au corps ». Comprendre, c’est saisir, stabiliser dans un portrait qui, même s’il est précaire, n’en demeure pas moins concret, actualisé dans sa forme même.

La notion de soif de réalité permet de reprendre celle de présentisme, développée dans une perspective sociologique et historique, et de lui donner un tour expérientiel et subjectif : la soif de réalité est le présentisme expérimenté du point de vue du sujet. Ce n’est pas seulement une façon de caractériser un zeitgeist, un temps et ses déterminations, mais une manière de l’ancrer dans une expérience du monde. La quête de sécurité au cœur du présentisme, qui fait rechercher à répétition les manifestations du présent, comme s’il pouvait nous échapper, a pour contrepartie une angoisse, que la notion de soif de réalité exprime sans détour. Notre présent est un présent inquiet qui cherche à récupérer des repères qui ne se trouvent ni dans le passé ni dans l’avenir — autant les chercher dans le monde lui-même, en le soumettant à un examen attentif, voire systématique.

  1. Tentatives d’épuisement : une esthétique

Nous assistons, depuis la deuxième moitié du XXe siècle, à une accumulation étonnante de tentatives d’épuisement, laquelle témoigne de la très grande force symbolique de cette démarche. Nous y voyons une véritable poétique, une façon d’aborder le réel et ses objets en tentant d’en épuiser le sens, la forme ou le matériau même. Ces tentatives d’épuisement ne sont pas nécessairement liées à des dispositifs numériques, mais elles prennent aisément place dans une culture de l’écran, puisque le numérique en surdétermine le principe en en multipliant de façon presque exponentielle les possibilités de réussite. Pour reprendre la perspective de Lev Manovich, dans la définition qu’il propose d’une info-esthétique conçue comme un véritable paradigme, les tentatives d’épuisement s’insèrent parfaitement dans ce filtre qu’actualise la culture de l’écran. Adopter le filtre d’une info-esthétique, nous dit Manovich,

[allows] us to relate together a wide range of cultural phenomena, including some of the most interesting and important projects in a variety of areas of contemporary culture : cinema, architecture, product design, fashion, Web design, interface design, visual art, information architecture, and, of course, new media art. (Manovich, 2008)

Les tentatives d’épuisement permettent de croiser un ensemble extraordinairement varié de pratiques artistiques. Elles apparaissent comme l’une des poétiques les plus prégnantes de cette info-esthétique.

Par la force des choses, le texte de Georges Perec est l’exemple canonique des tentatives d’épuisement d’un lieu. Il a laissé dans son sillage des vagues sur lesquelles de multiples entreprises se sont mises à surfer. À sa suite, d’autres tentatives d’épuisement d’un lieu sont apparues, de même que d’autres types de tentatives d’épuisement. Il s’agit d’un texte fondateur, le point de départ d’une série, d’une esthétique reposant sur la recherche d’une exhaustivité, sur le caractère systématique de l’entreprise ou de la démarche, sur l’épuisement de la forme choisie, sur l’organisation des données. Nourrie par le numérique qui en exacerbe les principes et en surdétermine les possibilités de réalisation, la tentative d’épuisement se déploie maintenant de façon tentaculaire. Elle ne touche pas seulement le lieu, mais s’étend aux autres données de l’agir humain : au temps, aux événements et aux situations, à des objets, à des corps, à des données, etc. Comme nous le verrons dans les études proposées dans ce collectif, elle s’ancre dans de multiples projets, traversant les disciplines et les problématiques.

  1. Archiver le présent

La première partie du livre s’intitule, comme il se doit, « En quête d’exhaustivité ». Elle exploite de façon explicite l’exhaustivité comme principe symbolique et créateur. Le premier texte, celui de Bertrand Gervais, s’intitule « L’exhaustivité à rebours : diktats et apories de la raison numérique ». Dans ce texte, l’auteur s’interroge sur les tensions entre raison graphique, au cœur de la culture du livre, et raison numérique, qui rend compte d’un mode de pensée ancré dans la culture numérique, une culture qui se déploie actuellement sous nos yeux et qui se construit en fonction des outils et des dispositifs que l’informatique et la mise en réseau de nos écrans mettent à notre disposition. Pour illustrer ce fait, il revient d’abord sur l’idée des tentatives d’épuisement, qui participent à la fois à la culture du livre et à la culture numérique et de l’écran. Il explore ensuite les formes d’enjambement entre les deux logiques culturelles par le biais d’un ensemble de projets artistiques qui fondent leur démarche sur une remédiatisation à rebours de données numériques. Le processus vient révéler certaines différences irréconciliables entre les deux logiques, qui permettent de mieux comprendre la transition dans laquelle nous sommes engagés et engagées. La quête d’exhaustivité y apparaît comme un révélateur important de la distance entre ces logiques ou raisons que nous sommes conduits et conduites à franchir de façon récurrente.

Vient ensuite le chapitre de Gina Cortopassi, intitulé « La pulsion d’exhaustivité : l’expression d’un rapport à soi? », qui examine la pulsion d’exhaustivité en tant que rapport à soi, à l’autre et à l’histoire. Cette pulsion, au cœur de l’hypothèse de recherche du projet de recherche Archiver le présent, a été conceptualisée tour à tour comme esthétique numérique et stratégie du pouvoir. L’autrice, en se fondant sur l’ouvrage Cruel Optimism (2011) de Lauren Berlant, la conçoit également en tant que pratique d’ajustement affective et identitaire. Les stratégies de saisie et de contrôle du système néolibéral paraissent avoir été absorbées ou internalisées par les sujets de ce même système. Le personnel se révèle être un lieu d’atomisation de ce rapport contemporain au réel, comme le révèlent les deux œuvres à l’étude, mollysoda.exposed (2015— ) et Excellences and Perfections (2014) d’Amalia Ulman.

Aglaé Boivin s’inscrit aussi dans une démarche d’exploration de l’exhaustivité au sein de son étude du roman L’univers (1999) d’Hubert Haddad, dont le protagoniste principal, un amnésique bénéficiant d’une mémoire d’une quinzaine de minutes, entreprend la rédaction d’un dictionnaire. Le récit montre que si l’exhaustivité passe souvent par le projet encyclopédique qui accumule, classe, synthétise et organise l’ensemble des connaissances disponibles, l’absolu littéraire renvoie plutôt à l’idée d’un livre infini, inépuisable, dans le sillage du rêve littéraire des premiers romantiques allemands. Le « livre absolu » est ainsi irréductible à l’entreprise encyclopédique, même s’il y est intimement lié. L’univers, comme le démontre l’autrice, illustre à la fois un idéal d’exhaustivité archiver l’entièreté des souvenirs d’une vie en grande partie oubliée et le fantasme d’un « livre inépuisable ».

Dans la contribution suivante, intitulée « L’utopie cybernétique et ses retombées. Retour sur l’exposition Software (1970-1971) de Jack Burnham », Alban Loosli s’appuie sur une lecture croisée des écrits de Jack Burnham, Les Levine, Hans Haacke et Victor Burgin afin de démontrer que la pensée systémique a considérablement inspiré toute une génération d’artistes et que de nombreux thèmes de l’art contemporain gagneraient à s’y rapporter. La pensée systémique, rappelle Loosli, est un courant théorique et méthodologique qui a fait surface durant la première moitié du XXe siècle, avant de connaître une ascension fulgurante entre 1945 et 1975. Ses principaux défenseurs entendaient fonder l’unité des sciences, par opposition à la compartimentation des savoirs rendue nécessaire en raison de l’augmentation de la quantité d’informations disponibles ainsi que de la complexité grandissante des techniques et des cadres théoriques propres à chaque discipline. À ce jour, l’influence de la pensée systémique sur l’art des années 1960 et 1970, et plus particulièrement sur l’art conceptuel, reste largement méconnue et insuffisamment étudiée, ce à quoi le chapitre remédie.

Le dernier texte de cette première section, celui de Marie Fraser, revient sur l’idée d’une monstruosité de l’archive. La notion est partiellement empruntée à Pierre Nora, qui évoquait l’« événement-monstre » dans un texte paru en 1972 dans la revue Communications et dans lequel il déplorait la surproduction événementielle par les médias. À son tour, l’ordinateur aurait rendu l’archive monstrueuse, au même titre que les « masses média ont fait de l’histoire une agression, et rendu l’évènement monstrueux » (Nora, 2011). L’archive-monstre, qui prétend pouvoir englober la totalité de la planète ou du savoir et rendre cette totalité immédiatement accessible à l’écran, déplace l’espace et la temporalité de ce qu’on considère être des prérogatives de l’archive, soit leur autorité et leur hégémonie. Le texte de Fraser insiste sur la double aporie de l’archive-monstre en relation avec des œuvres d’artistes contemporains qui cherchent à exposer et à contester les limites du numérique.

La deuxième section de l’ouvrage, « Tentative d’épuisement », est entièrement consacrée au texte de Charlotte Brady-Savignac et de Serge Cardinal, intitulé « Le scepticisme de l’exhaustivité », qui propose une lecture approfondie de Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978, de Georges Perec. Selon les auteur et autrice, les principes d’exhaustivité qui fondent et structurent une part des pratiques artistiques et littéraires contemporaines sont inséparables d’une forme de scepticisme du scepticisme en tant que problème philosophique et du scepticisme en tant que dimension inhérente à la condition humaine. Leur étude repose notamment sur le fait que les principes d’exhaustivité et leurs dernières techniques répondent d’une manière particulière au désir d’échapper à la subjectivité qui s’est interposée entre le moi et le monde, au désir de rejoindre la réalité et d’assurer la présence du monde et notre présence au monde. Ces principes et leurs techniques fabriqueraient l’illusion de pouvoir éliminer les limites de la perception par la surveillance, les limites de la mémoire par l’enregistrement, les limites de l’entendement par les moteurs de recherche, les Idées de la Raison (Dieu, le monde, l’âme) par l’archive-monstre. C’est à la lumière des principes d’exhaustivité et de leur scepticisme que l’œuvre de Georges Perec, qui met les principes d’exhaustivité au service d’une clinique du design urbain et d’une critique des pouvoirs de contrôle continu des espaces sociaux, est abordée.

La troisième section de l’ouvrage porte quant à elle sur les « figures de l’archive », un complément nécessaire à la réflexion collective sur notre compulsion à tout conserver. Le texte de Laurence Perron, « Du Pequod à Cacouna : baleines archives et baleines archivantes », ouvre cette section en proposant une lecture croisée de Moby Dick (1851) d’Hermann Melville et du projet L’archive du béluga (2012-2020) de l’artiste contemporaine Maryse Goudreau. Dans Moby Dick, Melville donne à voir une baleine-archive qui est autant liée au texte qu’impossible à lire. Bien que Goudreau partage avec Melville un rapport à la conservation et à la trace, les mondes que l’écrivain américain dépeint sont éminemment masculins, parfois machistes et très certainement anthropocentrés. L’artiste d’Escuminac sort quant à elle de cette logique conquérante et viriliste de la représentation du rapport à la baleine. Son archive décentre le discours sur le marsouin et met à l’honneur des épistémologies historiquement dédaignées par les institutions : celles des femmes et celles des premières nations. Ce n’est pas seulement le traitement des cétacés qui préoccupe Goudreau, comme le montre Laurence Perron, mais toute forme spéciste, coloniale, capitaliste ou patriarcale d’envisager le vivant. Ainsi, l’artiste ne nous présente pas une baleine écrite, mais une baleine écrivante, ce qui est mis de l’avant dans l’analyse.

         Inscrivant également sa contribution dans une perspective littéraire, Sophie Marcotte, dans « (S’)archiver à l’ère du Web : du roman à l’écran », s’intéresse aux romans qui incluent à leur trame narrative des fragments de texte(s) numérique(s), notamment ceux qui circulent via les réseaux sociaux, qui constituent une forme d’archivage du présent. Marcotte explique que les réseaux sociaux, d’abord davantage fondés sur le texte, en sont venus, suivant l’évolution des plateformes, à être de plus en plus fondés sur l’image. Elle démontre comment le roman fait état de cette évolution par l’étude d’un échantillon d’œuvres appartenant aux corpus français et québécois contemporains, ce qui lui permet ultimement de suggérer que le roman semble désormais incapable de représenter l’archive de soi numérique à partir des moyens narratifs dont il dispose.

Vincent Lavoie, dans « Encapsuler l’actualité. Les photographies de journaux de Vivian Maier », s’intéresse pour sa part à l’œuvre de la photographe américaine Vivian Maier. L’œuvre de Maier a été découverte de façon posthume, en 2007, ce qui marque le premier jalon d’une vaste opération de légitimation artistique d’un corpus photographique que son autrice n’a pas montré de son vivant. Lavoie rappelle l’histoire de John Mallof, un agent immobilier amateur d’encans qui a acquis l’ensemble des biens personnels de Maier lors d’une vente publique. Parmi ces biens se trouvaient environ 150 000 négatifs, qu’il a développés, numérisés, diffusé sur les plateformes et soumis à l’attention d’experts et d’expertes, de pairs et d’institutions du monde de la photographie. En 2013, Mallof réalise un film documentaire où Vivian Maier est présentée comme une prodige de la photographie humaniste et de la « street photography ». Lavoie se demande si la promotion culturelle d’un nombre très limité de tirages parmi l’ensemble des pièces de la photographe aurait pour corollaire la dévaluation de ces matériaux bruts pourtant constitutifs de l’archive. La logique extractiviste préconisée par Maloof tend en effet à reléguer au second plan ces ressources visuelles et documentaires difficilement exploitables sur le marché de la photographie bien qu’essentielles à l’exégèse du travail de l’artiste. C’est précisément à l’étude de cette contrariété entre l’œuvre et l’archive que ce chapitre est consacré.

         Le dernier texte de la troisième section, intitulé « Cadavre au singulier et cadavres au pluriel ou comment archiver la fin », est de Jean-François Chassay. Il est consacré aux différentes formes d’archives de la mort. Dans le passage du corps de la vie à la mort, l’individu n’existe plus, mais est toujours là, puisque son corps témoigne de sa réalité, alors que ses organes, qui ont cessé de fonctionner, témoignent de sa disparition. Chassay se demande comment concilier la mort individuelle, singulière, toujours semblable (sur le plan physiologique) et toujours différente (car chacun, chacune porte une histoire singulière). C’est ce qu’il examine dans son texte, en s’intéressant à certains modes d’archive de la mort aujourd’hui, mais parfois en faisant écho au passé, notamment par une lecture croisée du discours social sur la mort et d’œuvres littéraires qui illustrent et individualisent l’archivage de la mort sur le plan imaginaire.

L’ouvrage se termine sur une brève description du projet phare d’Archiver le présent, c’est-à-dire son site Web.

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Nous tenons à remercier le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et la Chaire de recherche du Canada sur les arts et les littératures numériques pour leur soutien financier. Nous remercions également Gina Cortopassi et Alexandra Martin pour la coordination du groupe de recherche Archiver le présent ainsi qu’Émilie Bauduin pour la révision linguistique des textes publiés ici. Nous sommes par ailleurs reconnaissants et reconnaissantes à François-Emmanuël Boucher et à Maxime Prévost d’avoir accueilli cet ouvrage dans la collection « Littérature et imaginaire contemporain » qu’ils dirigent aux Presses de l’Université Laval.

Références citées

Audet, René, « Écrire numérique. Du texte littéraire entendu comme processus », Itinéraires LTC, vol. 1, 2014, mis en ligne en 2015.

Baricco, Alessandro, The Game, Paris, Gallimard, 2019.

Bolter, Jay David et Richard Grusin, Remediation. Understanding New Media, Cambridge, MIT Press, 1999.

Bourassa, Renée et Bertrand Gervais (dir.), Figures de l’immersion, Cahiers ReMix, no 4, Montréal, Figura, 2014.

Chatonsky, Gregory, Esthétique des flux (après le numérique), thèse de doctorat, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2016.

Couchot, Edmond, « Temps de l’histoire et temps uchronique. Penser autrement la mémoire et l’oubli », Hybrid, no 1, 2014.

Foucault, Michel, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.

Gervais, Bertrand, « L’effet de présence. De l’immédiateté de la représentation dans le cyberespace », Archée : cyberart et cyberculture artistique, n° 4, mai 2007.

Hartog, François, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.

Lefebvre, Henri, Critique de la vie quotidienne, Paris, L’Arche, 1947.

Manovich, Lev, « Introduction to Info-Aesthetics », 2008.

Mathias, Paul, « Imaginaires du réseau », dans Patrick Pajon et Marie-Agnès Cathiard (dir.), Les imaginaires du cerveau, Ottignies-Louvain-la-Neuve, E.M.E, 2014.

Nora, Pierre, Présent, nation, mémoire, Paris, Presses Universitaires de France, 2011.

Nora, Pierre, « L’événement monstre », Communications, no 18, 1972, p. 162-178.

Perec, Georges, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Paris, Christian Bourgois, 1975.

 

Pour citer: 

B. Gervais, Joanne Lalonde et S. Marcotte, « Archiver le présent : une tentative d’épuisement », Archiver le présent. Imaginaire de l’exhaustivité, Québec Presses de l’Université Laval, 2023, p. 1-12.