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Oeuvre hypermédiatique
Bienvenue à Erewhon
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Bienvenue à Erewhon est une série de onze courts métrages et de textes accompagnant inspirés du roman de Samuel Butler Erewhon: or, Over the Range (1872). Le roman de Butler est une exploration d’un pays imaginaire, Erewhon, anagramme de «nowhere» voulant dire «nulle part» en anglais.

Au premier regard, la société des Erewhoniens décrite par Butler semble être une utopie. Les machines ont été détruites et l’argent n’a pas de valeur d’achat. Pourtant, au long du roman le narrateur comprend que l’Erewhon n’est pas une utopie, mais une société aussi troublée que la sienne.

L’Erewhon de Cassou-Noguès, Degoutin et Wagon se trouve cent-cinquante ans après la «découverte» de Butler. Le pays n’est pas du tout pareil. À l’inverse de leur histoire, les Erewhoniens ont adopté les machines, jusqu’au point où leur présence est ressentie en tout cadre de la vie. Les êtres humains ne travaillent plus, les robots et l’intelligence artificielle font tout. Les machines s’occupent des Erewhoniens, qui sont maintenant dans un état de néoténie éternelle.

Les Erewhoniens vivent en état de surveillance constante. Les machines suivent tous leurs mouvements, ce que les Erewhoniens trouvent rassurant. Pour eux «être c’est être visible». Le manque de visibilité est égal à la mort pour les Erewhoniens. Le panoptisme est ici transformé, où la surveillance ne se fait pas remarquer, prise uniquement d’angles morts.

Chaque vidéo et texte accompagnant explore un aspect différent d’Erewhon. On voit jusqu’à quel point les machines ont totalement maitrisé les vies des êtres humains de leur société; le seul métier des êtres humains c’est le divertissement—démontré par un montage de vidéos des êtres humains en train de jouer dans des bureaux. Les machines s’occupent du reste, même du soin des aïeux. Toute conscience est enregistrée dans un vaste système de données interconnecté.

Les montages de vidéos ont été totalement construits du «found footage», c’est-à-dire des vidéos déjà existantes sur Internet. Seuls les textes accompagnants sont originaux, ce qui montre que les matières premières pour une société entièrement fondée sur les machines sont déjà présentes dans le monde actuel.

Les artistes reprennent la voix du même narrateur du roman de Butler. Ici, le découvreur a été réveillé par les machines et intégré dans le système, devenant «un algorithme-commentateur des images d’Erewhon» (chapitre 11, Epilogue). Il explique qu’il observe en permanence le fond d’images d’Erewhon, qui sont ensuite montées pour le spectateur ou la spectatrice de l’œuvre.

Relation au projet: 

Le système panoptique représenté dans le projet, s'il venait à se matérialiser, représenterait une tentative d’épuisement de données. Le savoir absolu de tout ce qui se passe à Erewhon serait une réalité inimaginable. L’œuvre cherche à représenter cette surveillance constante d’une société à travers des montages de vidéos provenant du monde réel.

Bienvenue à Erewhon présente donc une tentative d’épuisement de données à travers le «found footage».

Le «found footage» est le remploi de vidéos pour créer du nouveau contenu. Aucune image n’est originale au projet, elles ont toutes été récupérées de vidéos non-liées à l’œuvre des artistes. Les artistes ont réussi à trouver assez de séquences pour créer onze vidéos d'à peu près cinq minutes qui font vivre le pays d’Erewhon. Chacune des vidéos traite d’un aspect différent de la vie à Erewhon: le panoptisme, l’industrie entièrement dirigée par des machines, le soin des anciens, les chats domestiques, les animaux, les plantes, le divertissement et le repos des êtres humains et l’ingénierie complète de la vie.

L’œuvre ne manque pas d’images pour les scènes représentés. Cet usage du «found footage» indique deux choses: (1) d’abord, que la vie est déjà surveillée à un point plus loin que l’on pouvait imaginer, et (2) que les archives du monde réel peuvent être manipulés afin de représenter un autre monde.

L’usage d’images de notre monde pour représenter un autre crée une sensation de Unheimlichkeit, de l’inquiétante étrangeté. En regardant les vidéos, un spectateur ou une spectatrice s’attend à une représentation fictive—comme la plupart de représentations—, mais il ou elle est confronté·e par des images non-fictives de son propre monde. Cette rencontre crée une sensation de déprise, où le spectateur ou la spectatrice rencontre quelque chose aussi inconnue que connue.

Discours / Notes: 

Nous explorons une ville qui se fabrique derrière les écrans : dans les publicités pour nos appareils technologiques, dans les vidéos que les employés tournent dans les centres téléphoniques, et dans celles que nous échangeons lorsque nous observons les chats jouer avec les aspirateurs.

C’est une ville dans laquelle les machines prennent en charge le travail, et prennent soin des humains. Un rêve d’ingénieur, auquel chacun de nous participe en regardant ces vidéos pour les faire monter tout haut dans les playlists des plateformes.

Nous n’essayons pas d’imaginer le futur. Nous explorons une forme particulière de notre imaginaire. Nous documentons les fantasmes de l’automatisation du début du XXIe siècle. Cette ville existe, bien que l’on ne puisse pas la situer en un point déterminé à la surface de la Terre, dont on pourrait préciser les coordonnées géographiques. Elle se constitue dans les images qui circulent sur Internet. Son mode d’existence est d’être diffracté dans le réseau.

Nous documentons une ville qui existe aujourd’hui derrière nos écrans. Nous ne produisons nous-mêmes aucune image. Nous empruntons et composons à partir de celles qui se trouvent sur le réseau. Les chapitres du film sont entièrement constitués de plans trouvés sur Internet, du «found footage».

Or, errant un peu au hasard dans les hangars, les bureaux, les rues où circulent des voitures automatiques, nous reconnaissons bientôt Erewhon : une ville située nulle part (l’anagramme de l’anglais nowhere) qu’a découverte Samuel Butler, un explorateur britannique, dans le récit de voyage qu’il publie en 1872—Erewhon. Nous relisons attentivement son roman. Et il ne fait pas de doute que nous sommes tombés sur la même ville.

Erewhon possède un trait caractéristique: les machines y ont une sorte d’autonomie, elles sont soumises à une évolution comparable à celle des espèces biologiques et dans laquelle seuls les individus les mieux adaptés à leur environnement survivent. Bien qu’elles ne possèdent ni la conscience humaine, ni la vie animale, les machines se sont transformées pour s’adapter à leur environnement et aux espèces vivantes avec lesquelles elles sont en contact, et particulièrement aux humains, qu’elles traitent avec la plus grande bienveillance.

Dans le roman de Samuel Butler, les habitants, prenant peur devant l’évolution des machines, les ont toutes détruites, alors que, comme nous pouvons le constater sur les images, les machines suivent maintenant librement le cours de leur évolution. C’est une des énigmes qui ponctuent pour nous la redécouverte d’Erewhon : cent-cinquante ans se sont écoulés et la ville a changé du tout au tout.

Comment vivent les Erewhoniens aujourd’hui?

Les machines ont entièrement pris en charge la production. Elles fabriquent, stockent et distribuent tout ce que les humains consomment. Elles s’auto-engendrent.

Les humains ne travaillent donc plus qu’à leur propre bonheur. Ils sont disponibles pour toutes sortes de jeux. La période infantile s’étend bien au-delà de ses limites habituelles.