Film
Gerry
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L’argument du film est fin comme un filet d’eau, ce qui lui donne une forme expérimentale et contribue à son âpre beauté. Deux jeunes hommes, tous deux prénommés Gerry (Casey Affleck et Matt Damon), partent faire une balade de quelques heures sur un sentier de randonnée dans le désert californien, sans équipement, sans nourriture, sans eau. En bifurquant pour éviter un passage où ils craignent de croiser trop de touristes, ils s’égarent. Les jours qui suivent sont ceux de leur quête désespérée pour trouver une issue dans le labyrinthe du désert, jusqu’au plus complet épuisement. Exsangue, l’un des deux Gerry fait comprendre à l’autre qu’il veut en finir : l’autre Gerry l’étrangle pour abréger son calvaire, avant de se laisser mourir dans la blancheur du désert de sel. In extremis, pourtant, il perçoit des bruits de moteurs et reconnaît des silhouettes de voiture qui filent à l’horizon. À bout de forces, il parvient à rejoindre la route et à se sauver en étant pris en charge par un automobiliste et son jeune enfant.

Relation au projet: 

Gerry apparaît comme le film d’un triple épuisement. L’épuisement est d’abord scénaristique. Il s’agit d’épurer le récit autour d’une seule action (se perdre toujours plus en marchant tout en voulant s’en sortir) et d’en épuiser jusqu'au bout le contenu narratif, c’est-à-dire jusqu’à la mort et au salut inattendu. Pour le dire en termes d’écriture de scénario, Gus Van Sant (et ses deux acteurs qui sont aussi co-scénaristes) se livrent ici à une forme radicale de « milking » : l’enjeu est bien de « traire » un argument dramatique déjà mince en lui-même afin d’en épuiser les possibles, à travers la répétition différentielle de l’action de marche (monter, descendre, accélérer, ralentir, etc.) En ce sens, Gerry propose une conception critique du scénario, qui s’oppose frontalement aux formes accumulant les péripéties. Dans ce film, l’épuisement est aussi anthropologique.

Au fur et à mesure de leur marche sans fin, les corps des deux Gerry changent : les joues se creusent, les voix s’estompent et s’étouffent, la démarche se ralentit tragiquement pour s’achever en saccades mécaniques... Il s’agit d’une œuvre majeure sur la figure de l’épuisement du corps, pris au piège d’un environnement et d’un paysage qui le dépassent tout en le dévorant. L’épuisement, enfin et sans doute surtout, est esthétique. Outre l’épuisement par la répétition du même, c’est l’épuisement figural de la représentation que Gerry met en œuvre. Le film suit en effet une ligne visuelle (chaotique, mais sensible) qui va du figuratif à l’abstraction et une ligne chromatique qui évolue vers de grands aplats colorés et des monochromes bleus et blancs. Pour accompagner l’épuisement des protagonistes, c’est l’épuisement même du visible, et donc de la vision du spectateur, que ce film met en scène de manière hypnotique. L’épuisement ici a force de sidération.