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A Lot of Sorrow
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L’installation A Lot of Sorrow (2013-2014)1de Ragnar Kjartansson restitue une expérience performative, soit un concert filmé donné par le groupe The National au dôme du MoMA PS1, en mai 2013. Le groupe préféré de l’artiste reprend, sur toute la durée du concert, une seule et unique chanson: Sorrow (2010, 3 min 25 s). La vidéo restituant la performance en direct, d’une durée de 369 minutes ou de 105 reprises de la chanson, est présentée sous forme bouclée en salle d’exposition. Elle imite l’esthétique du vidéoclip (angles et prises de vue variés, mouvements de caméra et zooms fréquents, montage rapide et rythmé, emblématiques des concerts filmés sur les chaînes MTV et VH1), dans la volonté consciente de la faire durer et perdurer sur six heures. A Lot of Sorrow teste l’endurance des musiciens à travers de multiples répétitions et l’épuisement progressif engendré lors de la performance. Elle soulève des interrogations, à travers son procédé répétitif, sur les relations entre le musical et le visuel. Nous imprégnant d’une chanson enivrante qui emplit tout l’espace muséal, l’artiste trahit notre plaisir de l’écoute en boucle d’une pièce aimée en l’opposant à une esthétique visuelle froide et dépersonnalisée. Il nous met à l’écart de cette performance, par ce traitement et un rendu en différé. À un certain moment, on en vient même à fermer les yeux. C’est qu’on peut constater que la musique nous parvient plus facilement par sa qualité enveloppante.

Répéter, c’est le geste propre d’expérimentation utilisé par Ragnar Kjartansson dans A Lot of Sorrow. C’est aussi l’exercice propre du musicien visant la maîtrise d’un instrument ou le plaisir des spectateurs aux quatre coins du monde — on peut y voir un clin d’œil. C’est avant tout l’idée du recommencement, le fait de répéter, qui a pour principe de reprendre, de refaire, de recommencer (Faucon, 2017: p. 280), que ce soit lors de séances dites de répétition ou en concert. Ici, ce sont les gestes des musiciens qui sont re-faits, c’est la chanson qui re-commence, c’est le processus entier qui re-prend.

  • 1. Cette installation s’est ajoutée récemment à la collection du Musée d’art contemporain de Montréal (MAC).
Relation au projet: 

Avec A Lot of Sorrow, Kjartansson fait voir l’entre-deux des limites du corps et de la machine, de la performance et sa médiation, de l’expérimentation d’une performance en simultané — ici, un concert indie rock — et diffusé en différé au musée, du musical et du visuel. Il est question de l’épuisement d’un procédé, d’abord: celui de la reprise. Le procédé de reprise débouche sur une forme de réflexivité comme il relie les éléments par l’insistance, par l’accumulation et par la démultiplication. On y découvre la particularité dialectique de la répétition. Dans A Lot of Sorrow, l’insistance est engendrée par l’accumulation des interprétations de la chanson qui tend à l’épuisement d’une situation: le concert rock en salle. L’insistance est aussi rendue possible par la démultiplication des prises de vues, qui tend à l’épuisement du dispositif: le concert filmé. Enfin, l’insistance est renforcée par le procédé de la reprise et par l’ultime diffusion en boucle dans la salle de musée, qui tend à l’épuisement de la reprise elle-même. L’insistance montre ainsi la dynamique des connexions et vient remettre en question ses interactions (Faucon, 2017: p. 289): elle a une portée critique et analytique. C’est la chanson Sorrow qui s’épuise, à force d’être reprise. Mais, c’est déjà le propre du protagoniste de l’histoire de la chanson, dont l’état est celui du déprimé: un état d’épuisement quotidien en puissance. L’on assiste donc ici à l’épuisement progressif d’une double-situation: celle d’une performance et son écoute, qui se moulent à l’état d’âme du protagoniste de l’histoire. Le sens de ce qui nous est présenté se dissout-il, alors ? Il est au contraire renforcé par la répétition. L’épuisement de l’être dépressif est toujours en puissance, un état qui l’accompagne. Comme la chanson Sorrow roule en parallèle à la vie qui continue. Comme la durée du concert et de l’installation A Lot of Sorrow nous épuise, nous aussi, spectateurs. Comme son interprétation épuise les musiciens lors de la performance. Comme elle épuise l’analyste et son geste répété, qui tente de faire sens.

Kjartansson et The National épuisent une triple-situation : celle du dépressif, de la performance et de l’installation. Sorrow est une balade à la tristesse, au chagrin viscéral et existentiel. Une balade qui décèle un mal-être, une condition particulière de tristesse, un état perpétuel d’épuisement de l’être. Un état qui l’habite depuis son jeune âge. Sorrow found me when I was young. Un chagrin latent, mais confirmé. Sorrow waited, sorrow won. Un état apparemment diagnostiqué et régulé par la médication. Sorrow, they put me on the pill. Par une action répétée et quotidienne visant à stopper le cycle vicieux, infernal du chagrin. It’s in my honey, it’s in my milk… Les qualités musicales de la chanson en elle-même inspirent la mélancolie. Sorrow (2011) est une ballade alternative, douce et sentimentale, comme elles sont chères à The National, que l’on pense à ses morceaux les plus populaires About Today (2004), I Need My Girl (2013) ou, plus récemment, Light Years (2019) et Never Tear Us Apart (2020). Déjà, la chanson Sorrow, telle qu’entendue sur l’album High Violet (2010), est assez minimaliste et respecte la durée (3 min 25 s) et la structure les plus communes de la chanson populaire: intro, couplet 1, refrain, couplet 2, refrain, pont, refrain, outro. Structure déjà répétitive en elle-même, en plus des degrés de répétition trouvés dans les mots et les vers identiques, qui créent eux aussi une rythmique. En portant attention aux qualités musicales du morceau, l’on peut constater plusieurs éléments qui nous portent à le qualifier de monotone, de mélancolique. D’abord, la chanson est assez limitée dans le champ des hauteurs. Tout ce qui monte — assez peu — redescend. Ensuite, ses vibrations sont assez minces, et sont ainsi propices à perdurer. Les rythmes sont par ailleurs simples et réguliers. La structure mélodico-rythmique est, somme toute, assez peu évolutive. Elle est plutôt cumulative: le tissu mélodico-rythmique se densifie, s’amplifie, s’épure. Dès la première occurrence, l’on perçoit alors la monotonie de la chanson en raison de sa nature alternative et cumulative. On la sent d’autant plus suite aux reprises qui en accentuent le caractère et révèlent cet état d’épuisement déjà en puissance.

Au fil des six heures de l’enregistrement, l’on fait l’expérience de ces multiples répétitions. Il est donc évidemment question de l’épuisement du temps par les allers-retours, les disparitions, les apparitions et les variations qui concernent la chanson, la performance et l’installation. Ce serait le propre des pratiques contemporaines, que de tendre à une certaine exhaustivité ou «tentative d’épuisement» du réel (Gervais, 2016: p. 1) dans le but de faire sens. De faire sens pour répondre à l’absence de sens du monde. Ici, Kjartansson nous impose le défi existentiel de renouveler l’expérience d’une chanson pop ad vitam æternam ou jusqu’à ce qu’elle s’épuise d’elle-même, et les musiciens et les spectateurs avec elle. Nous faisant voir qu’après six heures, l’on atteint le point limite de l’expérience. A Lot of Sorrow déplie les puissances de l’épuisement, en dévoile l’identité. La chanson Sorrow révèle l’espace-temps propre de l’épuisé. Un état qui, on l’entend, le voit et le ressent, contamine l’œuvre entière. La monumentalité est ici essentielle pour saisir cet état.