Livre
Nocturnes
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Nocturnes est une monographie du travail photographique de Marie Bovo publiée aux ateliers EXB, où les images de ses divers projets côtoient les textes du critique de cinéma Alain Bergala. Les images que contient le livre, publié sous la direction d’Agnès Sire, témoigne d’un goût prononcé de Marie Bovo pour le travail de nuit (d’où le titre de l’ouvrage), l’usage de la lumière naturelle et, conséquemment de la pause longue qui seule permet à ces scènes d’apparaître à l’image.

Parmi les travaux de Bovo exposés dans Nocturnes se trouve En Suisse – Le palais du roi, un projet au cours duquel Marie Bovo a documenté les allées et venues des clients dans un kebab de Marseille. Lorsqu’elle apprend que les fresques de céramique qui couvrent les murs de l’édifice datent de 1895, elle décide d’installer sa caméra à partir de vingt heures et de documenter la faune nocturne des lieux. Aujourd’hui, ces images sont les seules traces de ces fresques, puisqu’elles ont disparu sous le placoplatre suite à un changement de propriétaire.

Dans Evening Settings, Bovo photographie les cours du village de Kasunya, au Ghana, lieux où se déroulent l’ensemble des activités de la vie quotidienne. Bovo photographie à la chambre 4x5 ces cours évacuées de leurs occupants, qui semblent tout juste partis. Le long temps d’exposition permet aux scènes de nuit d’être suffisamment éclairées pour que les objets se fixent sur la pellicule malgré la pénombre.

Les photos de La voie de chemin de fer donnent à voir les campements roms près de Marseille. Les photos, prises en 2012, sont elles aussi effectuées de nuit (à trois heures du matin), avec un temps d’exposition long, qui permet de n’utiliser que la faible lumière naturelle (une contrainte esthétique mais aussi politique, puisque la noirceur évite aux camps d’être repérés par les autorités). Chaque photo, vidée de présence humaine, donne à voir les superpositions de tapis près des rails, sur lesquelles repose un ensemble d’objets hétéroclites.

Alger est une série produite par Bovo lors de son séjour dans la capitale algérienne. Prises à l’intérieur d’un appartement, les photographies révèlent la vie urbaine à travers ce cadre dans le cadre qu’est la fenêtre. D’une image à l’autre, les variations de lumière et de décor sont à la fois visibles et infimes, nous incitant à une observation soutenue des détails de chaque scène.

Cours intérieure est un projet réalisé entre 2008 et 2010: Bovo photographie les cours intérieurs des bâtiments haussmanniens de Marseille (occupés majoritairement par des familles pauvres alors qu’ils étaient destinés, au moment de leur construction, à de riches propriétaires) selon un angle relativement inhabituel. Une contre plongée nous laisse apercevoir le ciel, encadré par les quatre murs des immeubles, et traversé de cordes à linge couvertes de vêtements bariolés. Aujourd’hui, ces paysages ont disparu, comme ceux de la fresque du Palais du roi. La ville, dans un effort de gentrification, en a évacué les populations précaires pour installer des locataires bourgeois.

Ces séries de photos sont suivies par un certain nombre d’archives photographiques documentant deux installations vidéo, La voie lactée (10min36) qui retrace le parcours d’un filet de lait d’une casserole au port de Marseille, et Follow Jesus, durant lequel Marie Bovo fait l’expérience d’un trajet en bus dans les rues d’Asutsuare.

Relation au projet: 

Nocturnes est, en lui-même, une forme d’archive du travail de Bovo – comme l’est au fond toute monographie du même genre. Mais au-delà de cette dimension précise, les projets de Bovo eux-mêmes entretiennent un rapport à la question de l’archive qui se décline sous des formes qui varient dans le temps.

Le processus de captation choisi par Bovo engendre, de manière manifeste, une archive du présent: le temps d’exposition, qui s’élève parfois jusqu’à trois heures, semble fixer le passage des heures lui-même sur la pellicule. Nous sommes loin, ici de l’instant décisif cher à Cartier-Bresson. Bovo au contraire photographie autant les objets que la durée dans laquelle ils s’inscrivent, qui paraît gagner en épaisseur et en texture à travers le processus de fixation de la lumière. C’est sans doute la série Alger qui rend le plus évidente cette dimension cardinale du temps qui passe sous l’œil mécanique et pourtant sensible de l’appareil (dans une configuration qui n'est pas loin de rappeler le film Là-bas, de la cinéaste belge Chantal Akerman).

Les sujets de Bovo sont, quant à eux, éminemment liés à la question du quotidien: les cours intérieures de Marseille ou encore les evening settings de Kasunya nous montrent des ensembles d’objets liés aux activités de tous les jours, dont la banalité est magnifiée par les images de Bovo. Dans la série La voie de chemin de fer, aux artefacts du quotidien se superpose la dimension journalière du campement, qui est à monter puis démonter au début et à la fin de chaque nuit, sur un cycle toujours répété de 24 heures.

Ce sont, pour la plupart, des scènes d’une grande normalité, mais qui revêtent un caractère étrange du fait de l’absence récurrente des occupants des lieux, qui semblent avoir déserté la scène dans l'empressement. La dimension spectrale des images, rendue possible, sur le plan esthétique, par le temps de pose, est accru par cette présence-absence humaine, dont il ne subsiste que divers ustensiles délaissés.

Dans En Suisse - Le palais du roi, et dans Les cours intérieures, les lieux photographiés par Bovo appartiennent à des temporalités révolues, que l’image archive alors presque malgré elle, c’est-à-dire sans que le projet initial soit informé de cet effacement à venir. Pourtant, on croit sentir, dans l’œil de la photographe, cette urgence de documenter les scènes presque infra-visibles, en instance de disparition.

Enfin, Nocturnes lui-même, en réunissant tous ces projets, montre bien une forme d’épuisement de ces thèmes et de ces dispositifs (la pose longue, en contexte nocturne) au fil de la carrière de Marie Bovo.

Discours / Notes: 

Cette monographie parcourt l'ensemble du travail de Marie Bovo où la photographe capture, entre chien et loup, des espaces occupés par diverses communautés, à la quête de leurs moindres traces, tout en laissant absente la figure humaine. Marseillaise d’adoption, la photographe s’intéresse particulièrement aux zones urbaines ou rurales du bassin méditerranéen et des côtes africaines : cours intérieures ou restaurant kebab à Marseille, camp de Roms dans les faubourgs de cette même ville, appartements vides à Alger ou cuisines aménagées en plein air au Ghana. « C’est moins l’architecture qui m’intéresse, dit-elle, que la façon dont elle est vécue. » Les images de Marie Bovo donnent à voir les coulisses, ce qui est caché, ce qui demeure dans le silence.

Ses temps de pause très longs en lumière naturelle et réalisés à la chambre captent le moindre détail. Le temps et le mouvement sont des composantes avec lesquelles Marie Bovo construit ses images et invite le regardeur à en décortiquer chaque composante. Les objets disparaissent d’une image à l’autre, les lumières se déclinent en teintes presque irréelles, la photographie devient picturale. Cette révélation du flux de la vie dans un aller-retour permanent entre passé et présent suggère des récits à venir.