Imprimer tout Internet est-il possible ? Et si l’on essayait ? A sans doute dû se dire le poète et artiste new-yorkais Kenneth Goldsmith. En mai 2013, il lance en effet un appel sur les médias sociaux demandant aux internautes d’imprimer des pages de sites Internet et de les envoyer à la galerie LABOR de Mexico. L’exposition s’est tenue du 26 juillet au 30 août 2013, elle était composée d’une installation consistant en l’amoncellement des dix tonnes de feuilles reçues par la galerie.
Le projet était dédicacé à la mémoire d’Aaron Swartz, figure activiste et politique de la culture libre, qui a eu une importance déterminante dans le développement des Creative Commons, de la technologie des flux RSS mais également dans des mouvements tel Occupy Wall Street. Aaron Swartz s'est suicidé à 26 ans, le 11 janvier 2013, à la suite de l’annonce d’un procès fédéral l’accusant de fraude électronique après la mise en libre accès du catalogue d’articles scientifiques du site JSTOR. La connaissance était pour lui un bien commun devant échapper aux logiques économiques des revues scientifiques dont le pouvoir est très critiqué par les milieux universitaires. Swartz encourait trente-cinq années de prison et un million de dollars d’amende. Goldsmith estime avoir reçu 250 000 feuilles provenant d’articles du site JSTOR en hommage à Aaron Schwartz.
Bien qu’il ait reçu dix tonnes de papier, Goldsmith n’a reçu qu’une infime partie d’Internet. En effet, selon Maurice de Kunder, Internet correspondait, très approximativement en 2007, à 305,5 milliards de pages. L’idée n’est bien sûr pas d’estimer le nombre exact de pages contenant Internet, mais de donner un ordre de grandeur permettant de conceptualiser à quel point l’œuvre de Goldsmith était une tentative désespérée d’imprimer tout l’Internet. Non seulement, car le chiffre est invraisemblable en lui-même, mais également, car Internet continue de grandir chaque seconde.
L’œuvre de Goldsmith peut également être vue comme une tentative de saturer l’espace de la galerie. En effet, l’artiste ne pouvait savoir combien de personnes répondraient à son appel ni quelle quantité de papier elles enverraient. Il prenait donc le risque que la galerie entière soit remplie de papier et qu’on ne puisse plus y pénétrer.
La remédiatisation du contenu du Web et son déplacement interroge la place physique de nos contenus. On pourrait voir dans cette démarche comme une tentative de faire du Web un ready-made et d’en épuiser l’objectalité. Mais cette tentative elle-même est vouée à l’échec, car le Web comme « hyperobjet », nous englobe plus que nous l’englobons. C’est paradoxalement nous que l’œuvre épuise plus que le Web lui-même, nous ne pouvons voir que les feuilles dans leur totalité, mais nous ne pouvons pas toutes les consulter.