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Riccardo Uncut
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En 2017, les artistes italiens Eva et Franco Mattes, pionniers de l’art numérique, publient une annonce sur les réseaux sociaux, proposant 1000 $ américains pour acheter le téléphone portable d’un ou d’une volontaire. Le téléphone que le duo achète doit contenir toutes les images et les vidéos prises par le ou la volontaire, et elles seront la base d’un projet artistique. Parmi les 34 personnes ayant répondu à l’annonce, les artistes choisissent Riccardo. Riccardo Uncut est un film d’une durée de 87 minutes, un montage de toutes les photos et vidéos, environ 3000 captures, prises par Ricardo entre 2004 et 2017. Comme le précise le titre, le montage est uncut, c’est à dire, qu’il n’y a pas de coupes faites par les artistes. Toutes les photos et les vidéos sont affichées les unes après les autres par ordre chronologique de prises de vue. Cependant, les artistes se sont réservé le droit de faire défiler les images plus ou moins rapidement selon l’intérêt qu’il et elle portaient à celles-ci. En bande sonore, la chanson issue du film Querelle de Rainer Werner Fassbinder interprétée par l’actrice française Jeanne Moreau, Each Man Kills the Things He Loves est diffusée en boucle et donne au film une atmosphère nostalgique.

Le film, en libre accès sur le site du Whitney Museum of American Art, interroge entre autres le rapport entre l’intimité et la monstration de soi à l’heure des réseaux socionumériques. Il est en effet difficile de distinguer dans le film les images privées de Riccardo et celles qui auraient pu apparaitre sur les réseaux. Un doute alors subsiste, si les artistes n’ont pas effectué de coupes dans les images du téléphone, en est-il de même pour Ricardo? N’a-t-il pas supprimé quelques vidéos ou photos avant de vendre aux artistes son téléphone portable? À quel point la mise en scène de soi, dans un tel type de démarche, peut-elle se retrouver maîtrisée par le protagoniste comme elle peut l’être sur les réseaux socionumériques? En effet, on peut se questionner sur l’absence de photos indécentes ou vraiment intimes. Ces photos nous semblent toutes très familières, car elles ne diffèrent pas de celles que nous aurions pu faire.

Le fait d’acheter le téléphone, et donc les images qu’il contient, nous interroge également sur la valeur financière que nous conférons à toutes les données que nous produisons. En effet, si l’on prend les perspectives d’analyse du digital labor, les photographies et l’ensemble des données que nous publions sur les réseaux sociaux permettent une création de valeur dont on se trouve dépossédé par les plateformes. La vente mise en place par les artistes permet, au contraire, la monétisation des données produites par l’utilisateur ou l’utilisatrice.

Relation au projet: 

Il y a dans cette œuvre d’Eva et Franco Mattes une tentative d’épuiser les documents que l’on peut posséder sur une personne. Les artistes présentent en effet le travail comme «an unedited version of the self» («une version non-montée du soi»), il s’agit de tout montrer. Le smartphone devient une sorte de ciné-œil capturant la réalité d’un individu. Les selfies ne sont pas ce qu’il y a de plus nombreux dans les documents de Riccardo. C’est au contraire un ensemble de moments de sa vie qu’il a voulu capturer qui tracent en filigrane sa personnalité. Montre-moi ce que tu regardes et je te dirai qui tu es. Ce sont plusieurs personnalités de Riccardo qui apparaissent dans ce film. Un ensemble de masques sociaux pris par Riccardo selon les personnes l’entourant, les contextes et évoluant dans le temps. Des images de Riccardo apparaissent quand même de temps à autre, nous permettant de constater son vieillissement, ses cheveux tombants, ses traits qui se creusent. Comment épuiser un individu par la monstration exhaustive de l’archive qu’il a constitué de sa vie par des outils de médiation entre lui et le monde? Cependant, la tentative, comme toute tentative d’épuisement de la réalité, reste illusoire. Après avoir regardé ce film, on se demande toujours : qui peut bien être Riccardo? Plus de 3000 photos et vidéos prises par lui sur treize années nous en disent finalement bien peu.