Roman
Un Monde Incertain (extension facebook)
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Dans Un Monde Incertain, des profils de fiction aux noms de Rachel Charlus, Marc Hodges, Germaine Proust, Maurice Roman (parmi d’autres) sont jetés dans la «configuration sociale» du réseau Facebook. Leur trajectoire évolue grâce aux interactions avec les autres profils «amis». Les profils de fiction créés et animés par Jean-Pierre Balpe se racontent par le moyen des technologies mises à disposition par le dispositif. Chaque profil effectue, par ses activités, une pliure spécifique du monde qui permet, à la longue, de le caractériser. Ses interactions s’inscrivent dans une diégèse qui est structurée par des événements : amours, passions, maladies, attentats, élections présidentielles…

Rachel Charlus, née à Oran, réside par exemple dans un manoir à Quimperlé. Passionnée de peinture, elle publie à rythme régulier des reproductions de tableaux qui défient la pudibonderie de Facebook – on se souvient de la censure de l’Origine du monde de Courbet par le dispositif. Rachel Charlus publie par ailleurs des maximes automatiquement générées, poursuivant une démarche chère à Jean-Pierre Balpe depuis plusieurs décennies. Marc Hodges prend soin de l’héritage de Maurice Roman, auteur décédé. Maurice Roman, comme d’autres personnages d’Un Monde incertain, est lui-même extrait d’un vaste réseau de blogs dont il constitue une extension performative.

Relation au projet: 

Le modèle économique de Facebook repose en grande partie sur l’exploitation des traces laissées par les utilisateurs, mais ces traces ont seulement de la valeur marchande pour l’entreprise si elles renvoient à un consommateur réel. Un profil de fiction perturbe l’efficacité du système. Facebook constitue, comme tous les réseaux sociaux marchands, un dispositif qui préfigure les pratiques d’écriture et de lecture d’une manière hautement stratégique. Les formes et figures de son interface, et les diverses injonctions à l’interaction incarnent des stratégies industrielles, de traçage, de ciblage comportemental, de surveillance et d’exploitation du travail créatif. Dans une certaine mesure, c’Est toute une archive non-sollicitée du quotidien qu’enregistrent les algorithmes de la plateforme. Face à ces enjeux marchands, l’utilisateur peut rejeter le dispositif en bloc, ou alors, comme le formule la chercheuse française Louise Merzeau, devenir « dramaturge de sa traçabilité ». En d’autres mots, il peut alors produire une contre-archive au contenu fictif.

Un monde incertain de Jean-Pierre Balpe opère ce genre de changement de coordonnées, par le biais d’un travail d’épuisement du dispositif aussi patient et protéiforme. Certes, Jean-Pierre Balpe accepte donc la configuration technique et l’exploitation de ses profils par Facebook, mais en faisant exister des profils de fiction, il déjoue cependant le contrat autobiographique que l’utilisateur est censé passer avec l’entreprise.

L’œuvre poursuit d’abord une recherche littéraire engagée depuis les années 80 par l’auteur. Les générateurs automatiques de texte lui ont permis d’approcher au plus près le rêve d’une textualité infinie «comme si», commente Jean-Pierre Balpe, «dans cette longue cohabitation entre l’écriture et sa technologie, le triomphe seul de la technologie permettait d’assurer celui de l’écriture sur la permanence du monde». L’abstraction du signe linguistique et de sa matérialité référentielle dans les générateurs de texte converge avec la bataille idéologique que l’auteur mène, contre la foi naïve dans le potentiel de représentation du langage. Si les maximes automatiquement générées par les générateurs de Jean-Pierre Balpe sonnent vraies, c’est parce que la plupart des maximes relèvent d’une rhétorique standardisée. Les générateurs de texte littéraires constituent ainsi une sorte d’apothéose dystopique de l’épuisement du langage par ses propres règles.

L’œuvre facebook tissée par Jean-Pierre Balpe se démarque cependant de l’exacerbation formelle par l’automatisation. Le fait que le profil de fiction Rachel Charlus sélectionne une maxime par jour et l’injecte sur le fil d’actualité de Facebook recontextualise la maxime sur le terrain des pratiques sociales, où elle refait sens parce qu’elle est lue et commentée par des lecteurs.

En maintenant ses multiples profils de fiction depuis tant d’années sur le dispositif, l’auteur déjoue par ailleurs les intérêts économiques de Facebook qui reposent sur des statistiques mesurant les vrais goûts des vrais gens. Au jour le jour (ce qui nous ramène, encore une fois, à la dimension quotidienne de l’exercice d’épuisement autant qu’à l’épuisement du quotidien), Un monde incertain permet donc non seulement de goûter à une fiction émergente, mais d’épuiser la raison d’être marchande du dispositif par la littérature.

Au jour le jour, l'auteur n'écrit cependant non seulement une fiction émergente sur Facebook, mais épuise la raison d’être marchande du dispositif par la littérature : il déjoue notamment le contrat autobiographique que l’utilisateur est censé passer avec l’entreprise. L’œuvre engage enfin un questionnement sur l’ancrage de l’identité numérique dans le réel, qui prend souvent des airs de jeu, mais parfois frappe par son caractère existentiel. Au jour le jour, Un monde incertain donne à expérimenter avant tout une solitude inépuisable, celle de Jean-Pierre Balpe et celle du lecteur, sur ce vaste réseau dit «social».