L'enquête dissoute dans le quotidien: les enjeux critiques de l'épuisement d'une matrice narrative dans quelques polars contemporains

Le roman policier est conçu comme un genre dont la structure narrative est particulièrement codifiée. On peut voir dans son modèle narratif traditionnel (celui du roman de détection) l'exacerbation de la forme dynamique de tout récit, qui consisterait, selon Yves Reuter, en la mise en place d'un «conflit», à laquelle répondrait une «quête», qui sont à ses yeux les deux «moteurs» du narratif (Reuter, 1989). Ce genre, à travers les motifs du crime et de l'enquête, ainsi que des rôles qui leur sont associés, incarne les présupposés et les principes inhérents au récit (tel qu'il est traditionnellement défini): la crise du présent, la tension vers l'avenir, l'importance de la progression, de la linéarité et d'un horizon qui est celui de la résolution. C'est en cela, entre autres, que Jacques Dubois en fait le genre littéraire prototype des idéaux portés par la modernité occidentale née des mutations politiques et économiques du XIXe siècle (Dubois, 2005). Le roman policier serait alors le genre du progressisme et du futurisme: le roman d'une époque, qui, à en croire les hypothèses de François Hartog sur les trois régimes d'historicité qui traversent l'histoire, pourrait être révolue aujourd'hui, dans un monde contemporain défini par un rapport «présentiste» au temps. Pourtant, le roman policier et ses branches contemporaines (thriller et roman noir) sont toujours très présents dans la production littéraire contemporaine internationale. Les pratiques textuelles de la répétition et de la variation de la structure du polar, conditionnées par la codification du genre, fournissent chaque année de nouvelles actualisations littéraires de ce canevas minimal «conflit/quête/résolution». Certains spécialistes du genre veulent même observer, sur les dernières décennies et dans la domination contemporaine du «thriller», un retour des romanciers contemporains aux formules traditionnelles du roman à énigme et du roman à suspense, fondé sur le travail rhétorique des combinaisons de l'intrigue (Levet, 2017: 103). Dans tous les cas, la reproduction, le renversement ou l'exploration de combinaisons narratives toujours partiellement rejouées donnent parfois à nos romanciers de polars l'air de s'adonner à une «tentative d'épuisement» de la forme narrative policière. Ce jeu a parfois mené à l'altération de la structure canonique de l'enquête: un commissaire coupable (chez Gaston Leroux par exemple) ou un narrateur coupable (chez Agatha Christie). On assiste, depuis le début de l'histoire du genre, à l'exploitation d'un dispositif qui contribue parfois à créer l'impression d'un tarissement de la structure essentielle du polar. Or, dans certaines fictions policières de l'extrême-contemporain, ce travail d'épuisement d'un dispositif semble tout à fait volontaire. Il est courant, aujourd'hui, de lire des fictions policières dans lesquelles l'enquête se trouve reléguée au second plan, ou s'interrompt, dysfonctionne, déraille, se paralyse, ou encore ne commence simplement jamais vraiment. Il semble y avoir là une volonté de tourner la matrice policière dans tous les sens, de l'assécher, de lui ôter sa consistance, voire de la dissiper. Si ces démarches s'inscrivent d'une certaine manière dans une continuité générique qui correspond à la reconfiguration ludique d'une structure rhétorique, certains de ces détournements de la structure policière méritent d'être étudiés pour la signification de leurs choix narratifs et symboliques. Je me propose d'étudier un motif émergent dans la fiction policière contemporaine, la routine, qui me semble être un des modes par lesquels le dispositif de l'enquête se trouve épuisé et évidé, et la matrice policière, mise en question. On peut s'interroger sur la possibilité d'une intention critique inhérente à ces déplacements: bousculer, ou du moins questionner, l'évidence d'une forme narrative ou les principes et les présupposés de la structure logique –et idéologique?– qu'elle met en place.

«Briser la routine»: le quotidien et l'énigme dans la tradition du polar

Les fictions policières sont liées à la temporalité quotidienne par le contexte de leur émergence: à travers le rôle pris par les journaux de grande diffusion, au début du XIXe siècle, dans la diffusion et la médiation de la culture, l'avènement de la modernité industrielle et de la culture médiatique a mis en place des formes et des modes de création et de consommation spécifiques –périodicité (souvent quotidienne) de l'écriture et de la lecture, fragmentation de la fiction imposée par le format du feuilleton, forme sérielle du récit– qui adossent fortement leur rythme de production au temps de la journée et inscrivent, on peut le supposer, le quotidien, dans ses formes et ses enjeux1. En revanche, il ne va pas de soi que les contenus narratifs de ces fictions, traditionnellement conditionnés par les impératifs marchands du divertissement et de l'évasion, thématisent et représentent le quotidien, et l'interrogent, sous la forme d'un motif: celui de la routine. La routine, entendue comme l'ensemble des procédés et des gestes répétés quotidiennement, acquis, incorporés et irréfléchis, comme le chemin fréquenté jour après jour, celui qu'on déroule inconsciemment à répétition, a peu sa place dans les intrigues à rebondissement des fictions policières. Les critères essentiels de la routine étant la répétition, la régularité et la dimension machinale, purement corporelle, des procédures à reconduire, cette notion nous place dans un rapport particulier au temps. Elle exacerbe le sentiment du quotidien, exclut la nouveauté, la projection et la progression; elle installe un fonctionnement systémique, circulaire et répétitif qui se trouve aux antipodes des structures de pensées linéaires et progressives qui fondent les notions d'intrigue et de récit.

Les analyses structurales du roman policier ont montré combien la morphologie originelle du genre exacerbait celle du conte, telle qu'elle est synthétisée par la sémiotique de Propp sous le modèle du «schéma narratif» (Propp, 1970). On retiendra seulement de ce modèle l'idée que la dynamique de tout récit naît d'une tension entre un quotidien, un état qui sert de toile de fond à l'action (ce que Propp appelle «état initial») et un élément issu de la sphère de l'extra-ordinaire (au sens strict), qui intervient pour rendre l'action nécessaire, ce que la sémiotique a appelé «force transformatrice» et qu'on simplifie souvent sous la formule d'«élément perturbateur». Les travaux d'Yves Reuter sur le roman policier réinvestissent des concepts similaires pour qualifier la dynamique du récit policier: c'est parce qu'il y a un «conflit» fort, tout de même significativement incarné dans la matière policière par un crime, souvent un meurtre, qu'il y a «quête», c'est-à-dire une énigme et une enquête, soit une intrigue et un récit (Reuter, 1989). Rappelons, en effet, que le genre policier abrite dans sa forme même une quête du narratif: l'enjeu de l'enquête est la découverte d'un coupable et, par conséquent, la reconstitution linéaire du récit du crime. C'est l'écart, l'incompréhensible, ce qui fait énigme, qu'il faut à tout prix réussir à raconter. Le polar porte, sinon exacerbe, une conception du narratif héritée de l'épopée et du récit d'aventure: est raconté ce qui vaut d'être raconté, ce qui brise la monotonie du quotidien, ce qui sort de l'ordinaire. Dans la tradition du roman policier, le quotidien représente donc une toile de fond que le crime et l'enquête viennent nécessairement rompre; généralement, c'est la routine du policier qu'un crime plus affreux que les autres vient troubler. Il suffit pour s'en convaincre de lire quelques quatrièmes de couverture de romans policier ou quelques critiques, comme une récente critique presse de Norbert Spehner (grand spécialiste du genre) sur le dernier Ragnar Jónasson (Snjór), qui résume comment les meurtres «viennent briser la routine du patelin» (Spehner, 2015). On peut observer à ce propos que les crimes sur lesquels enquêtent nos policiers de fiction doivent représenter un pourcentage bien faible des enquêtes sur lesquelles travaillent quotidiennement les vrais policiers2. Le polar est un roman de l'anti-routine, de l'extra-ordinaire. Par conséquent, l'intégration de la routine dans la diégèse est un choix narratif marqué. Il est difficile d'affirmer que ce type de choix narratif représente une orientation significative du polar aujourd'hui, car l'abondance des productions littéraires policières appellerait un travail de recherche d'envergure. On peut néanmoins constater sa présence et s'intéresser à ses enjeux. Deux processus d'intégration distincts du quotidien dans la matière narrative du polar peuvent être différenciés. Dans un premier temps, elle apparaît comme motif concurrençant l'action policière; dans un second temps, elle s'immisce dans la matière de l'intrigue elle-même. On s'intéressera ainsi d'abord à sa thématisation, puis à sa dramatisation.

L'inflation thématique de la routine dans le roman policier contemporain

La routine n'est pas un motif ultra-contemporain dans la littérature policière, mais on peut considérer que son apparition est concomitante à l'évolution du genre depuis la deuxième moitié du XXe siècle, sous l'influence du roman noir américain, qui a importé dans le polar une démarche descriptive et sociologique. On peut identifier une génération tardive d'auteurs qui se sont attachés au quotidien de la police new-yorkaise, comme Chester Himes où Ed McBain qui préféraient à l'élucidation glorificatrice la description satirique de leurs polices de quartier. L'enquête se trouvait alors partiellement diluée dans une chronique des procédures routinières des institutions policières. Si ces écrivains n'ont pas a priori construit les influences les plus fortes dans l'évolution du genre –surtout dans la littérature francophone– , on peut remarquer que la production contemporaine s'informe de cet héritage de la chronique. Le quotidien de la police, c'est-à-dire la réalité de ses structures administratives, les procédures de bureau et les enquêtes de routine, sont plus présentes dans les littératures policières récentes. Le fonctionnaire de police remplace désormais fréquemment le détective privé à l'américaine et le bureaucrate côtoie l'enquêteur de terrain. L'insistance de certains romans sur le prosaïsme du travail quotidien et sur sa dimension protocolaire est notable. En témoignent par exemple les romans d'Antonin Varenne, jeune écrivain français qui décortique avec ironie les rouages de la machine institutionnelle policière française. Fakirs, publié en 2009, décrit les errances dépressives d'un lieutenant relégué au service des suicides du 36 quai des Orfèvres, Richard Guérin, accompagné de son assistant Lambert, jeune gardien de la paix apeuré par le milieu qu'il vient d'intégrer (Varenne, 2010). À partir d'une enquête informelle sur un suicide qui pourrait être un meurtre, Guérin se met à voir des meurtres déguisés dans tous les suicides et s'égare dans une gigantesque enquête sociologique sur le suicide. La description de l'activité policière est ici très loin de la mise en scène d'un tour de force intellectuel répondant à une énigme incompréhensible, ou du geste héroïque d'un détective sur le terrain; les policiers de ce roman sont des fonctionnaires bureaucrates et la matière policière est ici constituée de scènes ou de sommaires relatant les gestes routiniers des agents de l'institution, des procédures informatiques au travail de communication en passant par des moments d'inactivité. Fakirs s'ouvre sur le visionnement d'une vidéo de surveillance ayant enregistré le film d'une scène d'exhibitionnisme (dont on ne sait pas si elle mène à un suicide), par quatre policiers, dont Lambert, l'adjoint du personnage principal, ainsi que les trois policiers de la Brigade Criminelle. Ce visionnage n'est paradoxalement pas une séance de travail, puisqu'il appartient à «un dossier de Guérin» que la Brigade Criminelle n'est pas censée consulter. Cette scène est par ailleurs tout à fait indépendante de l'intrigue du roman; il s'agit du visionnement d'une image violente qui ne vise qu'à témoigner du travail de surveillance quotidien de la Brigade. Le récit met d'emblée l'accent sur le rapport au temps troublé construit par cette routine bureaucratique, les plaçant dès le premier paragraphe du roman dans «un espace-temps imprécis, vaseux, perdus dans le compte des jours et des nuits.» (Varenne, 2010: 9).

Tout au long du roman, ces personnages sont représentés comme les exécutants de tâches protocolaires tels un examen d'archives papier ou vidéo, le tri de la paperasse, un recensement d'homicides en vue d'établir des statistiques. Pendant la moitié du roman (jusqu'à la page 150 environ), alors qu'une intrigue est prise en charge par un récit parallèle mettant en scène un psychologue, on suit le personnage le plus important du roman poursuivre son recensement de suicides et remplir son registre. Son travail est résumé ainsi:

Les Suicides étaient une corvée redoutée de la Judiciaire. Pas un service à proprement parler, mais une partie du boulot qui avait une tendance naturelle à se séparer des autres tâches. Chaque suicide supposé faisait l’objet d’un rapport, confirmant ou infirmant les faits. En cas de doute, une enquête était ouverte; dans presque tous les cas, il s’agissait de cocher une case. Si investigation il y avait, l’affaire quittait les mains de Guérin pour atterrir dans celles de types comme Berlion et Savane. (Varenne, 2010: 36 )

Avant que les deux personnages ne se rencontrent et que Guérin accepte d'enquêter pour le psychologue, l'enquête est retardée par cette prise en charge des procédures routinières de la police par le récit. Le travail de l'écrivain Antoine Chainas fournit un autre exemple de cette immiscion de la routine dans l'univers policier; dans Versus (Chainas, 2009), par exemple, on peut lire des passages entièrement constitués de listes de noms propres, retranscrites pour matérialiser l'interminable travail de communication d'un lieutenant chargé d'éplucher toute une catégorie d'annuaire pour établir des suspects. À l'échelle stylistique, cette fois, cette écriture délaie également le traitement de l'enquête. Elle en détaille les étapes fastidieuses et cherche à en reproduire, par l'effet de liste, la dimension répétitive et systématique. La description de ces procédures quotidiennes n'a rien d'exhaustif: l'auteur doit clore la liste par «etc.», ou elle menacerait d'empiéter largement sur les trois-cent pages de son livre. Néanmoins, elle produit l'illusion que le temps de lecture se rapproche du temps que le policier passe lui aussi le nez plongé dans les documents et elle étend la description romanesque à une partie du travail de brigade que le roman de détection traditionnel a coutume de passer sous silence.

L'intérêt des romanciers pour le travail de bureau n'est pas indépendant de l'introduction des ressources numériques dans les procédures de l'enquête et de la nécessité pour les écrivains de tenir compte des modalités nouvelles des registres informatiques, de la vidéosurveillance ou encore de la géolocalisation. Dans la construction de l'enquête, les auteurs contemporains sont obligés de tenir compte de considérations telles que la possibilité de localiser un suspect à l'aide de son téléphone, ou de faire intervenir les tests d’ADN dans la vérification de l'identité du coupable. Une partie de l'enquête est désormais déléguée aux machines et une partie considérable des documents qui sont des preuves potentielles sont conservées sous forme numérique; ces transformations déploient de nouvelles tâches et de nouvelles expertises. Le personnage de policier est non seulement un bureaucrate mais aussi un informaticien aux prises avec un écran –comme en témoigne aussi l'incipit de Fakirs– et cette dimension du travail de police peut surdéterminer, sinon expliquer, la place de la routine de bureau dans certains polars. Richard Guérin tient ainsi ses registres sur ordinateur pendant que Lambert consulte les vidéos de surveillance, dans Fakirs. Le brigadier Andreotti de Versus est également aux prises avec des identités codées sur bases de données. Dans un des tomes de la récente saga de Franck Thilliez, Gataca (2012), un code génétique sur chaque en-tête de page se livre au lecteur comme une énigme inlassablement renouvelée.

Par conséquent, sur le plan structurel, la description concurrence le récit pur et la répétition s'introduit dans l'enquête. L'inflation thématique de la routine bureaucratique porte atteinte aux codes traditionnels de l'écriture de l'enquête: la linéarité et l'efficacité. L'Enquête de Philippe Claudel (2010) est un court roman qui en fournit un dernier exemple intéressant dans la mesure où il met en scène les interminables prémisses d'une enquête dont le commencement est empêché par les préalables administratifs qui sont censés l'encadrer. En effet, dans les six premiers chapitres du roman, on suit le personnage de «l'Enquêteur» aux prises avec les différents services de l'entreprise au sein de laquelle il doit mener son investigation: il est tout d'abord retardé, au chapitre III, au Poste de garde qui refuse de valider son identité et exige, pour l'autoriser à entrer, une «Autorisation exceptionnelle» que le personnage ne sait pas à qui demander, puis par la réception d'un hôtel dans lequel la réservation d'une chambre requiert des formalités administratives interminables, dont la lecture intégrale d'un très long règlement. Dans ce roman, le processus de l'enquête sera d'un bout à l'autre entièrement enrayé par l'inflation démesurée de ces procédures quotidiennes. En découle une structure narrative digressive, où les éléments qui sont inutiles à l'avancée de l'action concurrencent les éléments utiles, les indices –ce qui ne va pas de soi dans une structure narrative policière où le réel est appréhendé pour sa valeur indicielle. La construction du suspense en est profondément altérée; celui-ci n'est plus un critère de rythme. Dans ces œuvres, la narration se disperse, et la matrice policière subit une nette réduction.

Quotidien énigmatique et routine meurtrière 

Dans L'Enquête, l'Enquêteur ne remplit jamais sa fonction. Pourtant, il reste désigné comme tel par le narrateur jusqu'à la fin du roman. En tant que policier envahi par un quotidien procédural chronophage, il déploie une attitude investigatrice sur la routine de l'entreprise. L'enquête est dissoute dans le quotidien: il est difficile de distinguer une matière dramatique réduite, qui correspondrait à l'enquête, et une matière descriptive indépendante de l'enquête. Dans le roman de Philippe Claudel, ce sont les procédures routinières, amplifiées jusqu'à l'absurde, qui deviennent la matière même du drame narratif. Le roman est organisé en chapitres très courts qui divisent un récit très lent –l'ensemble du roman couvre quelques jours et constitue une scène tout du long– en petites unités dramatiques: le moindre déplacement, la moindre initiative devient une péripétie à part entière. L'univers de cette fiction est celui d'une gigantesque Entreprise (qui produit tout), qui couvre la moitié d'une ville et dont les services sont innombrables, et où la centralisation de la production va de pair avec une complexification démesurée de la moindre action. Comme ses journées se passent dans diverses formalités, le personnage en vient rapidement à se demander dans quel monde il est et quel complot s'est fomenté contre lui: au chapitre VI, par exemple, il estime que son présent est si étrange que la seule explication possible serait qu'il se trouve dans un au-delà, après sa mort. Ailleurs, il pense être dans un rêve. La succession des mésaventures du quotidien (traverser le boulevard (Claudel, 2010: 79-81) , trouver des toilettes (51-53), entrer dans l'entreprise (21-22), telles qu'elles sont grossies, dilatent complètement le temps: dès le troisième chapitre, le personnage se demande comment il a «pu perdre autant la notion du temps» (22). Ce sont donc les structures du réel le plus banal qui deviennent la cible de l'investigation, au point de construire, à force d'amplifier la dimension machinale et systématique de la routine, un monde absurde et inhumain, une dystopie fondée sur la critique de l'administration et de la bureaucratie. Il ne s'agit plus de faire advenir quelque meurtre extraordinaire, mais de pointer du doigt un quotidien qui génère l'incompréhension, la folie, voire la mort. Le personnage du «Guide» devient, au cours du roman, en incapacité de «Guider»: on apprend qu'il est en mort cérébrale. On précisera par ailleurs que le personnage principal est dans l'Entreprise pour mener une enquête sur les trop nombreux suicides qui entachent son image. Ce glissement du meurtre au suicide, dans L'Enquête mais aussi dans Fakirs, est significatif de ce déplacement de l'enquête de l'extraordinaire vers le quotidien: les personnages ne s'intéressent plus à un crime isolé, mais à un phénomène global, systémique, qui appelle une investigation sur la réalité ordinaire. Le quotidien pose question, et la routine menace d'être meurtrière. Une interprétation similaire peut être proposée du dénouement de Fakirs. Richard Guérin a trouvé un coupable pour un suicide qui s'est avéré être, de manière déguisée, un meurtre3; mais cette trouvaille est narrée comme une fausse résolution. D'une part, il s'agit d'un coupable impalpable et puissant, la CIA. D'autre part, cette découverte est à la fois significative et dérisoire dans l'entreprise personnelle de Guérin; elle le conforte dans son idée que le suicide le plus anodin mérite peut-être le soupçon, et qu'un monde d'enquêtes s'ouvre à lui. Pris de vertige, Richard Guérin succombe à la fin du roman à un sentiment de paranoïa, d'échec et d'impuissance et se suicide à son tour dans son bureau. Bien sûr, le dispositif du roman nous invite à chercher un responsable au suicide du personnage, et c'est bien la disproportion entre une ambition sociale et philosophique et la routine vidée de sens à laquelle il est réduit qui le tue. Le renversement narratif est flagrant: on ne brise plus la routine par le crime, mais c'est la routine qui tue. Sur le plan structural, le quotidien est déplacé d'un élément narratif initial vers les cibles de la quête narrative. Il devient l'objet vague de ces enquêtes dispersées.

Épuiser et enrayer la matrice policière

Cette rencontre du modèle de l'enquête avec le quotidien reconfigure essentiellement le rapport de la fiction à l'imaginaire du quotidien d'une part et aux conventions génériques d'autre part. Dans son essai Vers une littérature de l'épuisement (1991), Dominique Rabaté propose une réflexion sur une esthétique du récit qui se donnerait pour programme d'épuiser ses propres formes, ses propres contours, et de mettre en scène le désœuvrement de la voix narrative. Il y voit un besoin de remettre en cause et d'interroger le sujet de l'énonciation du récit. Plus anciennement encore, John Barth faisait l'hypothèse, dans une perspective postmoderne, d'une crise des formes romanesques traditionnelles et de «l'épuisement de l'esthétique du grand modernisme» (1984). Dans les deux essais, il s'agissait, à travers la notion d'épuisement, de prendre acte d'un moment littéraire de questionnement, de subversion et de transformation des conventions narratives, dans leur relation avec les conceptions philosophiques et idéologiques qu'elles transportent. Dans leur relation avec le genre policier, les fictions que je me suis proposé d'étudier me semblent participer aussi de manière singulière à cette poétique de l'épuisement: elles subvertissent en effet le modèle logique qui constitue traditionnellement le support et le sens du roman policier.

On peut remarquer dans un premier temps que se dessine par cette alliance une préoccupation, voire une obsession, du quotidien, servie par l'extension du modèle de l'enquête à ses composantes. On connaît les travaux de Carlo Ginzburg qui théorisent l'émergence à la fin du XIXe siècle d'un «paradigme indiciaire», c'est-à-dire d'un modèle épistémologique par lequel la connaissance s'élaborerait désormais à travers la recherche du détail, de l'infime, de l'indice (Ginzburg, 1980), en suivant le protocole de l'enquête. Cette proposition marque le début d'études historiques et anthropologiques qui ont identifié une véritable «culture de l'enquête» aux XIXe et XXe siècles en Occident (Kalifa, 2010). On peut inscrire nos enquêtes de routine sur la routine dans le prolongement de ce paradigme; l'application du modèle de l'enquête à la réalité la plus quotidienne exacerbe en effet un modèle d'appréhension du réel par l'enquête. Le sociologue Luc Boltanski a d'ailleurs plus récemment analysé l'évolution d'un paradigme indiciaire vers une épistémologie du complot, marqué par l'émergence de la sociologie moderne, des pensées postmodernes, du journalisme d'investigation, de la psychiatrie et par le déploiement de genres fictionnels comme le policier, l'espionnage et la science-fiction (Boltanski, 2012: 16, 45). Selon lui cette «forme complot» désignerait en fait une disposition intellectuelle générale à la remise en cause systématique, portée par la forme de l'enquête étendue à l'intégralité du réel (Boltanski, 2012: 13-15). L'imaginaire contemporain semble également habité par cette disposition à l'enquête permanente: l'information médiatique nous est livrée sous forme de «révélation» voire de «scoop» après avoir été dramatisée sous la forme du mystère, et l'omniprésence d'internet dans notre quotidien détermine un rapport au monde toujours traversé par des micro-investigations. Les outils numériques des moteurs de recherche ou de la géolocalisation correspondent à une mise à disposition à tous d'instruments à l'origine conçus pour servir les renseignements militaires américains ou des services de police. Selon Boltanski, cet état d'esprit de «remise en cause systématique» serait le symptôme d'un rapport fondamentalement «inquiet» au présent contemporain et les fictions qui mettent en scène des enquêtes traduiraient une tentative de modélisation imaginaire de ces inquiétudes (2012: 13-15). Nos romans, qui tous deux retournent le processus de l'enquête contre un quotidien défini comme une routine économiquement et socialement déterminée, déplacent ainsi l'angoisse du meurtre vers l'angoisse suscitée par une réalité sociale quotidienne insatisfaisante. Dominique Viart, qui constate un regain des motifs littéraires liés au travail dans la littérature contemporaine en général, formule d'ailleurs une hypothèse proche: le roman contemporain serait transformé par «une vigilance accrue envers la réalité socioprofessionnelle présente» (Viart et Rubino, 2012: 137).

Néanmoins, il est difficile de renoncer à l'hypothèse selon laquelle dans le déplacement de l'enquête sur le quotidien, c'est le modèle de l'enquête lui-même qui est, dans sa structure logique, mis à mal. Cette disposition à la «remise en cause systématique» des deux personnages principaux de L'Enquête et de Fakirs fait exister leur goût de l'enquête et leur aptitude à enquêter. Elle fait toutefois aussi glisser l'investigation vers une suspicion généralisée, qui prend sa source dans la défiance qu'inspire le réel ordinaire à nos personnages: une routine de bureau inconfortable et frustrante dans un commissariat corrompu, dans Fakirs, et un réel aux rouages absurdes et manipulateurs, dans L'Enquête. Cette pratique du soupçon altère profondément le rapport des personnages à l'enquête: par exemple, dans Fakirs, la réflexion sociologique sur l'existence des suicides le conduit à imaginer un coupable global, ou une culpabilité unanimement partagée, justifiée par l'idée que le mal serait systémique. Sur le plan actantiel, sa démarche dissout les rôles narratifs fixes que sont les suspects et le coupable en rendant possible leur ubiquité. Les romans mettent ainsi en place une série de renversements et de brouillages narratifs –l'enquêteur n'enquête pas, toute personne est victime de quelque chose, le suspect est partout, le coupable est un système tout entier– qui épuise les combinaisons possibles du schéma narratif de l'enquête, en expérimente les limites jusqu'à distordre les fonctions narratives, jusqu'à rendre la matrice de l'enquête incohérente, inopérante. Dans un roman comme Versus où l'enquête mène à la découverte des scandales enfouis inhérents à la brigade elle-même, la machine déraille, car Andreotti ne peut tout simplement pas enquêter sur ses propres partenaires, sur la structure policière qui permet son investigation. Dans L'Enquête, la procédure devient obsolète aussi: l'Enquêteur ne sait plus où donner de la tête, car l'objet de son enquête est à la fois omniprésent et insaisissable. Cette obsolescence est d'ailleurs symbolisée à la fin du roman par une scène étrange où le personnage rencontre un autre «Enquêteur», perdu et enfermé dans l'immense déchetterie de l'Entreprise. Dans Fakirs, Richard Guérin semble rester concentré sur sa procédure d'enquête mais celle-ci est bloquée au stade de l'énumération des suicides. Lorsque les enquêteurs préfèrent lister les failles du réel plutôt que de les résoudre, établir l'immanence des maux au lieu de les cibler, c'est l'enquête elle-même, en tant que structure efficace, déductive, progressive et linéaire, qui se trouve noyée. Dans un univers où même la routine tue, où la hiérarchie entre les morts est remise en cause, elle est complètement vidée de son sens. La routine devient alors aussi le symptôme, le résultat, d'une dynamique policière enrayée, d'un modèle tournant à vide.

Dès lors, c'est bien le paradigme indiciaire qui est mis en scène comme inadapté au réel contemporain, dans ses modèles d'appréhension du réel, et même, pour clore le parallèle avec le genre romanesque, dans ses modèles de narration du réel. Car même si ces récits gardent une certaine linéarité dans leur organisation, on peut néanmoins observer que ces renversements actantiels provoquent la dissémination des intrigues, l'alternance des récits, la superficialité des dénouements. En reprenant la proposition de Reuter selon laquelle «l'enquête est la forme exacerbée de la logique de tout récit», on est amené à considérer en définitive la double face des renversements narratifs de nos romans. La dispersion de l'enquête constitue une subversion des critères de la narrativité traditionnelle: action, progression, linéarité, originalité. En retour, les brouillages narratifs mettent en forme un modèle épistémologique inadapté au réel quotidien contemporain. Ces romans contribuent en ce sens à ce qu'on pourrait considérer comme un nouvel ou un énième avatar d'une esthétique de l'épuisement à la fin du XXe siècle, orienté vers la déconstruction de ce qu'on pourrait appeler une «narrativité indiciaire», tendue vers l'unification narrative des indices livrés par le réel. Même si ces dynamiques sont incomparables avec celles qui sont développées dans les fictions non-linéaires qui trouvent leur support dans la littérature hypertextuelle, elle montre comment les modèles formels et logiques de la narrativité peuvent être reconfigurés au sein même du vieux genre, le roman livresque, et a fortiori, dans un genre qui pourrait passer à première vue pour le représentant par excellence du récit traditionnel dans la littérature contemporaine, le roman policier.

  • 1. Pour une analyse des conditionnements pragmatiques et formels du régime médiatique, voir par exemple la tentative de définition et de critériologie de Pascal Durand sur la culture médiatique au XIXe siècle (Durand, 1999).
  • 2. Il est difficile de trouver des statistiques sur les enquêtes. On peut néanmoins remarquer qu'à Paris seulement, la disproportion entre le nombre total de forces de l'ordre agissant sur l'agglomération (toutes brigades confondues, 20 000 environ), et la Brigade criminelle parisienne (enquêtant sur les homicides, viols et attentats, environ 100 personnes), est frappante.
  • 3. Ce qui devient, au milieu du roman, l'intrigue principale peut être résumé comme ceci: un fakir renommé, ancien combattant et tortionnaire américain de la guerre d'Irak, semble se suicider dans un de ses spectacles. Il se trouve par ailleurs qu'il a été le sujet d'étude d'un psychologue qui a produit une thèse sur les dégâts psychologiques laissés par les rôles de tortionnaires enseignés par l'armée aux recrues. Cette thèse gêne beaucoup les autorités américaines.
Pour citer: 

Amir, Lucie. «L'enquête dissoute dans le quotidien: les enjeux critiques de l'épuisement d'une matrice narrative dans quelques polars contemporains». Cahiers de recherche Archiver le présent? 1 (2019). <http://www.archiverlepresent.org/article-cahier/lenquete-dissoute-quotidien>.

Bibliographie: