Titre: 
Sacrifier le présent : l’archive comme mécanique mortifère dans l’œuvre de Tehching Hsieh

Il est difficile de parler du travail de Tehching Hsieh, cet artiste taïwanais qui a fait du temps, ou plutôt de son passage dans le temps, un matériau artistique. En effet, son œuvre est profondément ambiguë. L’artiste explique : «when I say one thing, you have to think the opposite; you can’t just follow what I say completely.» (TH, 2019) Cette tension entre des opposés irréconciliables, qui pourtant cohabitent, traverse toute son œuvre, et est notamment visible dans le projet d’archiver le temps vécu. De 1978 à 1986, alors que Hsieh venait d’arriver aux États-Unis et était sans-papier, il a «consommé» du temps : en s’enfermant dans une cage construite dans son appartement (Cage Piece), en poinçonnant une machine à chaque heure tel un travailleur salarié (Time Clock Piece), en vivant à l’extérieur sans s’abriter (Outdoor Piece), en s’attachant à l’aide d’une corde de 2,4 m à une autre artiste, Linda Montano (Rope Piece), et finalement en s’imposant la contrainte de ne pas faire d’art, de ne pas regarder d’art, de ne pas parler d’art (No Art Piece). Chaque performance a duré un an; l’ensemble est connu sous le nom de One Year Performances. Il est difficile de parler du travail de Tehching Hsieh pour plusieurs raisons : d’abord parce que l’artiste lui-même en discute en termes très succincts, évitant d’en tirer de grandes conclusions métaphysiques ou politiques : «I know people think of my work as spiritual, but really it’s just that I consume time. That’s all.» (TH, 2017), ensuite parce que la documentation disponible est assez minimale (photographies, documents légaux, cartes) et ne donne accès qu’à une infime partie de l’œuvre alors que cette dernière s’inscrit précisément dans la durée. Tehching Hsieh aurait pu filmer ses performances 24 heures sur 24 afin de nous donner accès à sa vie quotidienne, à son intimité — nous pourrions protester que la technologie des années 1980 n’était pas encore assez accessible pour cela, mais nous avons de bonnes raisons de penser que l’artiste ferait le même choix aujourd’hui. Hsieh documente son œuvre comme il en parle : avec une grande précision et une économie déroutante.

 

Temps perdu ou temps vécu ?

Comment archiver le temps ? Quel temps archive-t-on, exactement, lorsqu’on le documente : le temps perdu, gaspillé… vécu ? Il faut peut-être commencer par une question naïve, du moins en apparence : Hsieh perd-t-il son temps ? Le rapport qu’entretient notre société moderne avec la temporalité se fonde sur la productivité. Est gaspillé tout temps dont on ne tire rien, parce qu’on ne l’a pas investi dans une activité, parce qu’il est passé sans laisser de trace tangible, ou encore parce qu’il n’est pas rémunéré. Paradoxalement, et avec la multiplication des possibilités de divertissement visant à occuper l’esprit en permanence, il est de plus en plus aisé de perdre son temps : qui n’a jamais écoulé des heures et des heures devant un écran sans même s’en rendre compte ? Toutefois, pour Tehching Hsieh, il ne s’agit pas de départir le temps vécu du temps perdu, car ce dernier est par définition toujours perdu. Peu importe comment nous décidons de passer le temps, il «passe», et puisqu’il passe, nous le gaspillons : «It doesn’t really matter how I spend time: time is still passing. Wasting time is my basic attitude to life; it is a gesture of dealing with the absurdity between life and time.» (TH, 2008, p. 334) Son œuvre n’interroge donc pas tant les manières de passer le temps, mais le fait que nous sommes des êtres qui passons dans le temps.

Dans Outdoor Piece (1981-1982), la temporalité se rapporte ainsi à l'espace, à une étendue parcourue chaque jour par l'artiste. Hsieh s’est imposé la contrainte de vivre un an dehors. Les photographies disponibles ont été prises par des personnes extérieures au projet au hasard des rencontres, tandis que Hsieh a documenté ses allées et venues en cartographiant ses itinéraires quotidiens. Les plans (un par jour) indiquent sommairement les lieux où Hsieh a dormi, mangé, fait un feu… ainsi que l’heure à laquelle se sont déroulées les activités. Les notes sont rarement assorties de courts commentaires (quelques mots, jamais de phrases complètes). Force est de remarquer qu’à aucun moment il ne raconte sa journée ni ne consigne ses sentiments et émotions intimes. Autrement dit : le récit est totalement absent des archives. Le temps présent de l’expérience échappe-t-il au langage et à la représentation ? Il ne peut en effet être capturé par l’écriture, car en enclenchant une narration, on relègue les événements au passé. Les archives des performances de Hsieh sont néanmoins indispensables pour attester de ce temps personnel indicible. Temps de l’expérience et temps historique y sont intimement intriqués; inséparables, ils renvoient l’un à l’autre dans un relais infini. (Heartfield, 2008, p. 45) La sérialité des plans devient, dans Outdoor Piece, une manière de spatialiser le présent. Le plan montre le déplacement du corps dans l’espace, avec ses allers et retours, ses moments d’égarement, ses piétinements. Il ne s’agit donc pas d’un temps linéaire, orienté vers une fin précise, qui est représenté, mais un temps redondant, sans repères. Ainsi, les cartes inscrivent le temps perdu dans la sphère du visible.

 

L’archive et la répétition

Il y a forcément un aspect sacrificiel dans un tel dévouement pour la temporalité, du moins d’un point de vue externe. Car les contraintes que s’impose Hsieh sont aliénantes : isolement radical dans Cage Piece ou, au contraire, absence totale d’intimité dans Rope Piece, privation de sommeil dans Time Clock Piece, etc. Ces contraintes permettraient-elles d’approcher un autre temps, à savoir un temps intime, entièrement intériorisé, accessible uniquement par le renoncement ? Pour atteindre ce temps, l’artiste pousse la logique de la mécanisation à l’extrême au lieu de s’abandonner à l’oisiveté. S’il ne «fait» rien, il n’est en effet pas libre de son temps. Dans Time Clock Piece (1980-1981), il ne dispose que d’une heure entre chaque prise photographique pour vaquer à ses autres occupations, ce qui l’oblige à constamment penser au temps; impossible alors, comme le dit l’expression, de «perdre la notion du temps», ne serait-ce que la nuit en rêvant, puisqu’aucune trêve n’est permise. Cela a produit une archive entre le film et la photographie, la durée et l’instant : un photomontage de 6 minutes construit à partir d’une série de portraits de l’artiste. Chaque fois qu’il se retrouvait devant la pointeuse, c’est-à-dire à chaque heure du jour et de la nuit, Hsieh était lui-même pointé par une caméra de 16 mm. Afin de s’assurer d’être situé à égale distance de la caméra pour toutes les prises, il avait marqué le sol d’une trace de pas. En résulte des portraits quasi identiques, mis à part de légers changements de mimiques et les cheveux qui s’allongent. En accéléré, le film donne à voir un temps linéaire, mais répétitif, une année condensée en 6 minutes qui nous apparait comme un seul et même instant atemporel. Cette année rythmée par la pointeuse n’est pas restituée par le film, car le temps entre les photographies est perdu; il demeurera à jamais hors de toute représentation. Un temps intime, vécu à la première personne, se camoufle au regard extérieur. Et comme le remarque très justement le critique Adrian Heartfield, cette suite qui reproduit, par mimétisme, le rythme de la poinçonneuse, résulte finalement en une autre durée, à savoir une temporalité mécanique diamétralement opposée à celle de la performance (Heartfield, 2008, p. 32). 

 

Tehching Hsieh: One Year Performance 1980–1981 (Time Clock Piece)

 

Quant à Cage Piece (1978-1979), elle a été documentée par un complice, le colocataire de l’artiste qui, chaque jour, le soumettait à l’œil de la caméra tel un spécimen zoologique. On peut voir Hsieh couché sur son lit, en train de marquer le mur pour comptabiliser le temps, et même lorsqu’il effectue des actions plus intimes comme se laver ou déféquer. Son intimité physique est ainsi exposée à la caméra : toujours vêtu de la même combine blanche sur laquelle est inscrit son nom, il ressemble à un prisonnier dans sa cellule, ce qui renvoie, bien sûr, à son statut précaire aux États-Unis. Cependant, l’interprétation politique a ses limites, car bien que toutes les conditions soient réunies pour en faire ressortir un message politique, ce que les photographies persistent à montrer, c’est surtout l’impossibilité d’archiver une temporalité intime et non linéaire, rythmée par les pensées. Toute trace d’intériorité, ou plutôt de tentative de documenter l’intériorité par le langage, est absente des archives. 

Dans Rope Piece (1983-1984), l’évacuation du langage du système de l’archive est encore plus évident. Montano et Hsieh ont documenté leur quotidien par plusieurs photographies les montrant en train d’effectuer leurs activités quotidiennes, attachés l’un à l’autre par une corde, avec l’interdiction de se toucher. Cette performance fait coïncider l’art et la vie de manière particulièrement prégnante; il s’agit d'épuiser le vivre ensemble, d’expérimenter l’interdépendance la plus extrême (chaque activité nécessite une négociation à la fois physique et psychologique). Les archives de cette performance ouvrent une brèche sur un temps plus intime. Moins figées, moins sérielles, elles montrent les artistes en action. Le langage demeure pourtant le grand absent de ces documents. Si les artistes ont enregistré leurs conversations quotidiennes, les cassettes sont scellées, et ce, de façon permanente. Hsieh ne consignait pas ses pensées lors de la première One Year performance et cette parole (orale comme écrite) ne fera jamais son apparition dans ses performances ultérieures — sauf en ce qui concerne les documents légaux permettant d’attester le respect des contraintes performatives. Que signifie cette absence ? Indique-t-elle, tout simplement, la liberté de penser, de dire et d’être échappant à toute tentative de saisie ? C’est, du moins, la conclusion qu’en tire le critique Adrian Heartfield : «Denying us the articulation of his free thought, with remains unwritten and unsaid, Hsieh’s work seems to posit that the thought of freedom is unrepresentable. It is lived out somewhere between the undone, the inaudible, and the invisible.» (Heartfield, 2008, p. 28-29) La mécanique de l’archive fonctionne en négatif : elle cache pour montrer, s’inscrit dans le champ du visible pour mieux s’en dérober. Hors du langage, elle en porte tout le poids de l’absence. Existe-t-il une conscience libre de langage ? En refusant toute tentative de transcrire ou de traduire les pensées, c’est aussi l’idée d’une dimension pré-langagière que les performances de Hsieh mettent en question. L’expérience immédiate ne serait pas muette, mais déjà inscrite dans la répétition du langage, ce qui signifie aussi que la seule manière de la représenter consiste à ne pas tenter de le faire. Par la répétition et par la mécanisation du temps, les archives semblent donc pointer un autre temps, inaccessible à toute saisie, une continuité faite de variations infinies. 

En poussant la logique de la surveillance des technologies modernes dans ses plus lointains retranchements (Hsieh se surveille lui-même), l’artiste en exhibe l’ampleur sans besoin de critiquer ni même de nommer. Il nous oblige simplement à revenir à la question que l’on n’ose plus poser, peut-être par peur du ridicule : qu’est-ce que vivre ? Sa réponse ne sera ni réjouissante ni fataliste : «Living is nothing but consuming time until you die.» (TH, 2008, p. 335)

 

Art, vie, suicide

La série des One Year Performances se termine par No Art Piece (1985-1986). Cette performance n’est pas documentée, puisque l’existence de documents aurait contrevenu aux contraintes : ne pas faire d’art, ne pas parler d’art, ne pas regarder d’art, ne pas lire de livre en lien avec l’art, n’entrer dans aucun espace consacré à l’art. En se retranchant de la vie artistique, Hsieh se résigne à ne pas toucher à son matériau premier : le temps. Mais c’est pour mieux s’y consacrer. En ne tentant pas d’archiver le temps, sous quelque forme que ce soit, l’art et la vie s’imbriquent plus que jamais, allant jusqu’à se confondre. Renoncer à l’archive, ne conserver aucune trace tangible du passé, n’est-ce pas, finalement, accepter la conséquence ultime de son passage, à savoir la mort ? Sous cette perspective, les One Year Performances apparaissent comme une longue agonie, une mort qui arrive sans jamais aboutir, un suicide qui n’en finit plus. Tehching Hsieh, en consommant du temps, travaillait-il à mourir ? Le mot «travail» n’est pas ici choisi au hasard puisque selon Blanchot, «[l] a mort, dans l’horizon humain, n’est pas ce qui est donné, elle est ce qui est à faire : une tâche, ce dont nous nous emparons activement, ce qui devient la source de notre activité et de notre maîtrise.» (Blanchot, 1955, p. 118) Comme nous l’avons mentionné précédemment, chez Hsieh, l’épuisement de la durée passe par un travail sur le corps qui incarne le temps inaccessible en tant que continuité abstraite dans un espace. Sous cette perspective, archiver le temps (ou archiver une vie) revient à documenter une lente disparition. D’un point de vue extérieur, le sacrifice prend alors une autre proportion : le spectateur assiste-il au suicide d’un homme ? Michael La Chance remarque que l’aspect sacrificiel de l’œuvre permet surtout d’engager un pacte d’authenticité : 

Les performances d’un an constituent une forme de suicide très lent, aux yeux du public (un sacrifice de vie), qui aurait pour effet d’affirmer une authenticité plus grande et de créer un malaise chez ceux qui ne peuvent en faire autant. Le suicide rituel sert à démontrer une intégrité absolue. (La Chance, 2010, p. 16) 

Le suicide ne revêt pas ici l’apparence d’un spectacle, mais se présente plutôt comme un engagement, un travail sur le temps. Adrian Heartfield remarque par ailleurs que les contraintes physiques que s’impose Hsieh sont une version exagérée des conditions du travail salarié, où la fonction première du corps ne consiste plus simplement à être au monde, mais à produire (Heartfield, 2008, p. 32). Le temps de l’expérience échappe à la représentation mimétique. Le corps qui passe dans le temps nous offre cependant une prise, car il permet de montrer la différence dans la similitude; les cheveux qui poussent «animent» ainsi le corps immobile de l’artiste dans le film de 6 minutes au point où ce dernier semble parfois subir de violentes secousses. Épuiser le temps, n’est-ce pas, finalement, épuiser le corps ? En repoussant les limites de ce qu’un corps peut endurer, les contraintes tendent à faire de ce dernier le lieu où s’éprouve le présent. Sacrifier le présent revient ainsi à sacrifier son corps au temps. Si Hsieh travaille à mourir, c’est aussi parce qu’il ne produit rien d’autre que son absence à venir.

La série des One Year Performance culmine sur une disparition : le Thirteen Year Plan, qui consiste à faire de l’art sans le montrer publiquement. Le plan débute à l’occasion du 36e anniversaire de l’artiste, le 31 décembre 1986, et se termine le 31 décembre 1999, à l’occasion de son 49e anniversaire. Alors, le temps n’est plus documenté, mais abandonné à la temporalité historique, c’est-à-dire au calendrier. Hsieh renonce à la vie artistique de New York au moment où il commençait à atteindre une certaine notoriété. Qui plus est, il a tenté d’effacer toute trace de sa présence dans le monde en 1991 en allant s’installer dans un coin reculé où il ne connaissait personne. Après six mois, il est retourné à la vie en société tout en demeurant en retrait de la scène artistique. L’archive atteint dans cette ultime performance un extrême dénuement : des pages blanches pour représenter les années passées. La vie consiste, sous cette perspective, à survivre au temps qui passe jusqu’à ce que ça ne passe plus. Le dénominateur commun de toutes les performances de Techching Hsieh : «Life as a life sentence.» (TH, 2008, p. 324) La dernière performance s’en remet ainsi au temps chronologique comme si le temps personnel avait été épuisé, comme si l’artiste n’était plus qu’un souvenir, maintenant récapitulé par une simple épitaphe : «dec 31 1986 - 1999 dec 31» / «I kept myself alive. I passed the December 31st, 1999.» (TH, 2000)

Pour citer: 

Boivin, Aglaé. « Sacrifier le présent : l’archive comme mécanique mortifère dans l’œuvre de Tehching Hsieh », 2021. http://archiverlepresent.org/exploration/sacrifier-le-present-larchive-c...