Oeuvre hypermédiatique
libraryofbabel.info
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libraryofbabel.info (2015) donne son nom à la seconde itération du projet de Jonathan Basile qui consiste en la création d’une version numérique de la bibliothèque que Jorge Luis Borges avait imaginée dans «La Bibliothèque de Babel», nouvelle tirée de son célèbre recueil Fictions (1944).

Jonathan Basile est auteur (Sacral, Necrophage) et doctorant à l’Université d’Emory en littérature comparée. Ses travaux de recherche s’attardent entre autres au post-modernisme (How the Other Half-Lives: Life as Identity and Difference in Bennett and Schrödinger), à la littérature électronique (Putting Borges’ Infinite Library on the Internet), à Jacques Derrida (Review: Jacques Derrida. Life Death) et à Jorge Luis Borges (Tar for Mortar: "The Library of Babel" and the Dream of Totality).

À l’image de la bibliothèque de Borges, l’œuvre libraryofbabel.info est constituée de chambres hexagonales. Quatre murs de ces salles sont munis de bibliothèques, chacune possédant cinq tablettes. Ces dernières accueillent trente-deux tomes.

Plus spécifiquement, il est possible d’accéder à la bibliothèque de Babel à l’aide des trois outils de recherche accessibles sur le menu de navigation. Le premier, «Browse» (naviguer), permet de (re)chercher pour une salle («hex») précise en inscrivant le «nom» de celle-ci dans une barre de recherche. Le nom de ce «hex» peut être la combinaison de trois mille deux cent soixante nombres ou lettres (minuscules) de l’alphabet. Comme point de départ, l’artiste propose d’entrer des caractères au hasard ou d’inscrire son nom, une date ou un mot précis. Autrement, grâce à cet outil (Browse), il est possible de choisir un «hex» à l’aide d’une liste déroulante. L’internaute est alors mené à une nouvelle page lui permettant de sélectionner l’un des quatre murs de la salle à l’aide de l’image d’une chambre hexagonale. La page suivante affiche le dessin d’une bibliothèque à cinq tablettes sur lesquelles reposent des volumes. L’internaute choisit l’une de ces tablettes avant d’être mené sur une autre page affichant la tablette et ses trente-deux tomes. Ne reste plus qu’à cliquer sur le titre de l’un deux pour accéder à l’ouvrage.

Ce dernier est constitué de quatre cent dix pages. Chacune possède un titre et un texte généré à partir d’un algorithme. Une fois que le texte a été généré, il devient associé de manière permanente au trajet établi (c’est-à-dire : «hex», mur, tablette, tome et numéro de page). Si le texte n’est pas archivé tel quel (à cause de la potentielle surcharge mémorielle), sa traçabilité est assurée.

Le second outil d’accès à la bibliothèque «Search» (rechercher) permet d’entrer jusqu’à trois mille deux cents caractères (lettres minuscules, espace, virgule et point). La requête mène à une liste succincte de résultats répartis entre les catégories susnommées («hex», mur, etc.).

La dernière option, intitulée «Random» (aléatoire), sert à générer automatiquement la page d’un tome.

En dehors de ces trois outils, le site offre un lien vers un forum où l’internaute peut présenter ses trouvailles et échanger avec d’autres membres de la communauté. Il est possible d’y trouver un hyperlien menant à une archive sur laquelle sont répertoriées les «pages» générées. Enfin, le site abrite les bases théoriques qui ont inspiré l’œuvre et expliquent l’outil mathématique et algorithmique permettant la génération et la traçabilité des pages.

Relation au projet: 

libraryofbabel.info touche directement aux deux axes principaux d’Archiver le présent (ALP), nommément l’archive et l’exhaustivité.

Plus précisément, tant la nouvelle de Borges que l’œuvre hypermédiatique de Basile mettent en scène le fantasme de l’archive totale. Or, cette archive totale (ou exhaustive) ne se constitue pas par l’accumulation de tous les textes écrits, mais plutôt par celle de tous les textes possiblement écrits et à écrire grâce à des combinaisons de caractères.

En effet, tel que le rappelle Basile, Borges, dans son essai «The Total Library» (1939), «[…] charts the history of the idea of language as a mere combinatorics of letters or words from its beginnings in Aristotle’s account of the Atomist philosopher Leucippus through the present day.» (Basile, 2015: para. 2)

Ainsi, l’archive de Basile comme celle de Borges deviennent totales parce qu’elles établissent comme principe directeur la combinaison d’un nombre – certes fini – de caractères (le point, la virgule et l’espace, ainsi que vingt-deux lettres chez Borges et vingt-six lettres chez Basile). Toutefois, bien que le nombre de combinaisons soit limité aux trois mille deux cent caractères d’une page, dans le cas de Basile, celui-ci est tellement vertigineux (29 puissance 3200; c'est-à-dire 29 multiplié par lui-même 3200 fois) qu’il pointe vers l’infini. En d’autres mots, son archive est totale puisque tout texte passé, présent ou à venir est contenu dans cet infini combinatoire.

Ce que ce potentiel combinatoire suggère est le paradoxe entre l’infini et le fini: le travail limité et illimité de l’archiviste, les limites et le potentiel du savoir, l’accès ou l’inaccessibilité à la vérité, etc. En ce sens, puisqu’il s’agit d’un paradoxe, ce potentiel soulève aussi l’absurdité de ces différentes quêtes (d’archivage, de savoir, de vérité, etc.), ce que met habilement en scène Borges dans «La Bibliothèque de Babel» par l’enthousiasme, puis le désespoir des chercheurs étudiant l’archive.

Il est étonnant de constater que la nouvelle de Borges était déjà porteuse des mythes qui entourent désormais l’Internet, c’est-à-dire l’accès total au savoir, l’aptitude à archiver l’entièreté du réel, l’accès à la vérité, etc. bien que tous trois soient illusoires.

C’est bien là que se trouve le mérite de Jonathan Basile avec libraryofbabel.info, puisque la reprise de l’œuvre (son adaptation ou sa remédiatisation, selon le regard) met en lumière le rapport de l’être humain moderne à cette nouvelle forme d’archive (présentée comme la panacée archivistique).

Il semble pertinent d’ajouter qu’en dehors du fait que les deux bibliothèques (celle de Basile et celle de Borges) constituent des tentatives d’épuisement, la première est aussi une réactualisation de la seconde en ce sens qu’elle en épuise en partie les virtualités – notamment par leur actualisation numérique.