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Roberta Breitmore
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Plusieurs décennies avant l’avènement des premiers mondes virtuels et jeux vidéo, comme les Multi-User Domains et Second Life, Lynn Hershman Leeson mettait en lumière les liens entre technologie et société, en explorant la possibilité de s’incarner autrement, en s’engageant dans un jeu de rôle et en habitant un soi virtuel dans un monde construit à son image. Roberta Breitmore est une performance sérielle et éparse datée de 1973 à 1978 (dates approximatives), qui met en récit l’espace dialogique entre l’état psychique d’une artiste et celui de son alter ego par l’entremise d’un «jeu de co-identité» (notion empruntée à Peggy Phelan) qui convoque une révolution de l’image féminine. Costumée d’une perruque blonde bouclée, d’un maquillage romantique, d’une robe écarlate à pois et de talons hauts, Roberta Breitmore activait une forme de mascarade en jouant la femme fatale dans les espaces publics devant un public non avisé. La série peut être considérée comme un énoncé politique féministe et radical, analogue au «théâtre de guérilla» (Phelan, 2016), où sont transgressées les frontières entre le vrai et le faux, le réel et l’imaginaire. La série présente une forme d’exposition de soi qui passe par l’alter ego Roberta Breitmore, décrite par l’artiste comme «…a simulated person who interacts with real life in real time» (Hershman citée dans Phelan, 2016).

Cherchant à répondre à la question : «What did it take to establish an identity in the early 1970s?», les premières incarnations de Roberta Breitmore sont apparues de manière intermittente dès le début des années 1970, à la manière de «mini-séjours» (traduction de l’anglais «mini walkabouts»), période à laquelle Hershman quittait sa maison pour aller à la rencontre de son alter ego en devenir (104). Encore sans nom, ni forme, Hershman errait dans la ville à la recherche des caractéristiques physiques et psychologiques qui pourraient lui correspondre, capturant à l’aide d’un appareil photo des visages familiers, explorant par tâtonnements son langage gestuel ainsi que son style unique en fouillant les magasins d’occasion, explorant également différentes façons d’écrire et d’interagir avec les autres. Le nom de Roberta Breitmore est seulement apparu à l’été 1973, lorsque l’autrice et poétesse new-yorkaise, Joyce Carol Oates, publia sa nouvelle épistolaire « Passages and Meditations » dans le Partisan Review. Œuvre aux correspondances passionnées et désespérées, « Passages and Meditations » dévoilait les sept lettres de Roberta Brightmore adressées à Keith Lurie, un éminent compositeur dont elle était amoureuse et qui se souciait, malheureusement, très peu d’elle. Adoptant un nom quasi identique, Breitmore va s’incarner dans le monde réel en adoptant une intrigue similaire.

Les premiers actes de l’œuvre ont été performés au moment où Roberta Breitmore louait une chambre dans un hôtel délabré du quartier de North Beach à San Francisco : le Dante Hotel. Elle se matérialisait alors dans des espaces publics improbables où pouvaient survenir des rencontres fortuites et entreprendra toutes sortes d’activités courantes de la vie réelle : ouvrir un compte bancaire, louer un appartement, obtenir un permis de conduire, se faire suivre par un psychiatre, suivre un programme de régime Weight Watchers sous les recommandations de ce dernier, publier des annonces dans les journaux pour se trouver un colocataire (Phelan, 2016 ; Heshman Leeson, 2020). Bien que l’intention de Hershman fût d’incarner une femme forte au style éclatant, Breitmore avait une personnalité complexe et troublante, qui était en réalité rongée par ses complexes et ses peurs : «If one looks at the many photographs that document Breitmore’s activities, it quickly becomes apparent that Hershman Leeson conceived Breitmore as an insecure woman plagued by complexes and phobias, who hid behind her hair as well as her makeup» (Beitin, 2016: 207). Au fur et à mesure que Breitmore s’incarnait dans la vie réelle, ses traumas devenaient plus importants et commençaient à habiter progressivement l’esprit de l’artiste. Pour Hershman, cela a amené Roberta à exercer sur elle de plus en plus son pouvoir de contrôle, jusqu’à surdéterminer tous ses états d’être: «Roberta’s traumas became my own haunting memories. They would surface with no warning, with no relief. She began to control me. I was never free of her» (Hershman citée dans Beitin, 2016: 206). C’est donc pour tenter de transformer le récit dominant (négatif) de Breitmore que l’artiste activa une multiplication de son identité, en ayant recours à des clones qui vont diversifier les regards de Roberta sur le monde (205). Incarnant sa première personne au pluriel, les clones avaient des caractéristiques physiques semblables mais des identités propres et performaient parfois simultanément au même endroit. Hershman ira jusqu’à organiser un «Concours de ressemblance avec Roberta» (Roberta Look-Alike Contest) au de Young Museum à San Francisco (1978) (Ibid.). Bien que Hershman voulait incarner à travers chacune d’elles des versions distinctes de son alter ego, les clones vont vivre des conditions d’aliénation similaires qui vont toutes les amener à ressentir une forme d’anxiété apparentée.

Le dernier acte de la série s’est joué en 1978, au moment où Roberta Breitmore accomplit un rite d’exorcisme sur la tombe de la vamp Lucrezia Borgia, au Palazzo dei Diamanti à Ferrara en Italie. Dans Roberta Multiple is Exorcised With Flaming Vase, Roberta Breitmore était alors incarnée par l’artiste Michelle Larson, qui performa son suicide pour libérer les corps des traumas et des mémoires de Roberta. Lors du rituel, la Construction Chart de Roberta sera brûlée pour transformer à tout jamais l’alter ego sous l’aspect d’un portrait alchimique, composé des quatre éléments naturels (feu, eau, terre, air) (Hershman Leeson, 2020). Cette façon d’en finir avec Roberta Breitmore n’est pas loin de l’intention originale de l’artiste qui avait prédit vouloir mener Roberta au suicide en 1976, avec une série de photographies argentiques montrant «Roberta qui envisage le suicide sur le pont Golden Gate Bridge» (Roberta Contemplating Suicide on G. G. Bridge) (Beitin, 2016: 206).

Bien que Roberta Breitmore ait été soumise à un processus de mort, son esprit ne sera jamais complètement effacé et continuera de réapparaitre et d’évoluer dans des œuvres ultérieures, comme la poupée télérobotique CybeRoberta (1996), son avatar (Roberta Ware) dans Life Square (2006), un musée virtuel dans Second Life dont la première mondiale fût présentée sous forme d’installation à Montréal dans le cadre de l’exposition Les vases communicants-e-arts: nouvelles technologies et art contemporain (Fondation Daniel Langlois, MBAM, 2007), et, plus récemment, l’anticorps «ERTA» dans l’œuvre Antibody Room (2014).

Relation au projet: 

Avec la série Roberta Breitmore, Lynn Hershman Lesson a fait appel à une conception élargie et radicale de la performance reposant sur un quotidien théâtralisé où l’exhaustivité et l’archivage offrent un moyen de questionner les liens entre technologie et société. «L'ensemble de son œuvre est traversé par sa fascination pour les identités fluctuantes que nous portons et comment l'environnement médiatique nous offre des identités de rechange, des masques et des exutoires» (Gagnon, 2007). Au total, ce sont 144 dessins, photographies argentiques, imageries de caméras de surveillance et objets qui ont été accumulés pour documenter l’ensemble de la vie de Roberta Breitmore: son journal intime, une carte d’anniversaire de Bill et Hilary Clinton (1993), les rapports de son psychiatre, son permis de conduire, des chèques signés à son nom, des lettres, etc. Hershman a également fabriqué une Carte de construction pour Roberta (Construction Chart for Roberta) servant à identifier les marqueurs de son identité en mouvement, une sorte de diagramme préopératoire pour cosmétologue et chirurgien plastique dévoilant «comment faire» (how-to) pour modifier les traits singuliers de son visage (Phelan, 2016: 104). À partir de 1976, Hershman fit appel à Eleanor Coppola pour réaliser des films documentaires sur la vie de Breitmore (ex. Lynn Turning into Roberta, 1978). L’artiste sollicita également Spain Rodriguez, un artiste du Zap Comix, pour documenter les aventures de son alter ego dans un roman graphique. Plus tard, le musée virtuel dans Second Life (Life Square, 2006), redéfinira l’accès au monde de Roberta Breitmore en offrant la possibilité d’interagir avec son avatar (Roberta Ware) ainsi que les documents qui témoignent de la performance. Finalement, l’anticorps «ERTA» dans l’œuvre Antibody Room (2014) portera comme espoir d’injecter une partie de Roberta en chacun de nous.

 

Ensemble, ces archives sont le seul moyen qui permettent de témoigner de l’existence de la série Roberta Breitmore. Pour l’artiste, Roberta Breitmore s’incarne comme une sorte de «miroir culturel», un vestige avec lequel il est devenu possible de vivre l’expérience du passé et de rendre compte des conditions de son époque: «Roberta was a cultural mirror, one who was magnetically drawn to, witnessed, and reflected the world around her. The archive of her existence is constantly being re-performed, as visitors seek to understand the era of her life» (Hershman Leeson, 2020). Les aspects performatifs du corps féminin sont explorés à travers les tentatives d’épuisement du corps de Roberta Breitmore par la répétition et la multiplication. Le jeu dialectique entre l’artiste et son alter ego donne une présence au réel qui met en lumière les défis sexospécifiques auxquels les femmes de l’époque étaient confrontées. Alors que c’est toute la vie de Roberta Breitmore qui est schématisée, les archives permettent d’épuiser à fond ou de rendre visible ce qui est normalement invisible.

Discours / Notes: 

À noter que Hershman ira jusqu’à inventer en 1978 trois critiques d’art (Gay Abandon, Hebert Goode et Juris Prudence) pour rendre compte de son travail artistique. Ces critiques aux goûts esthétiques et styles d’écriture distincts publièrent des articles dans des journaux et des magazines new-yorkais de l’époque, comme Art Week et Studio International :

«Each fictional writer had his or her particular style and philosophy: Gay Abandon was a freelance critic for S.F. Shopping News while Herbert Goode and Juris Prudence wrote for respected art journals like Studio International. Juris even secured a regular column in Artweek. The three critics disagreed with one another and often fought in print» (Hershman Leeson, 2020).

Avec Abandon, Goode et Prudence, Hershman arriva à accumuler suffisamment de critiques sur son travail artistique pour lui permettre de briser le plafond de verre et d’exposer dans des galeries locales. «I did not think this approach was dishonest but rather a stealth method for overcoming the enormous prejudice against exhibiting women artists that existed at the time» (Hershman Leeson, 2020).

 

Mention de source :

Image 1. Lynn Hershman Leeson, Roberta Multiples, 1997. Source: Whitworth Art Gallery, Université de Manchester.
Image 2. Lynn Hershman Leeson, Exorcism (Roberta Multiple, Michelle Larson, Being Transformed), 1978. Source: Aperture (Site Web)
Image 3. Lynn Hershman Leeson, Roberta’s Body Language Chart, 1976. Source: Aperture (Site Web)
Image 4. Lynn Hershman Leeson, Roberta Getting Ready to Go to Work, 1975. Source : Aperture (Site Web)
Image 5. Lynn Hershman Leeson, Roberta Contemplating Suicide on the Golden Gate Bridge, 1978. Source : ShanghART (Site Web)
Image 6. Robin Linden, Roberta Breitmore 1974-1978, 2009. Source: Linden Lab (Blogue)
 

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