Ritualités numériques: Les murs des trépassés. Deuils et mémoriaux en culture de l’écran

Que change le numérique à nos rituels? Que devient la confession, par exemple, à partir du moment où elle ne se déroule plus dans un confessionnal, mais sur un site web, au vu et au su de tous? À quelle conception du péché, du secret et de son dévoilement répondent des projets tels que simplyconfess.com ou secret-confessions.com, pour n’en identifier que deux? Comme le signale Amélie Langlois-Béliveau, «Il y a une forme d’exhibitionnisme dans la confession Web qui [passe] de la logique du secret à celle du spectacle: la faute n’est plus assumée, elle est représentée.» (2007) Selon cette logique, l’intime n’est plus ce qu’on dissimule, mais ce qu’on exhibe, dans un rapport à l’autre qui ne ressemble plus à ce que la modernité nous a légué. Or, ce spectacle touche toutes les étapes de notre existence, de la naissance à la mort, et tous nos gestes, honorables ou répréhensibles.

Ce n’est plus une nouveauté, l’ère de l’extimité (Tisseron, 2001), voire du moi-toile (Bici-Glucksmann, 2002) et de l'identité-flux (Gervais 2015) modifie de manière profonde nos modes de participation aux communautés, que ce soit avec nos connaissances (ces amis de Facebook qui n’ont d'amis que le nom) ou avec les institutions qui les représentent. Si nous ne traitons plus les vivants de la même façon qu'auparavant, il en va de même des morts. Que faisons-nous de nos amis décédés? Quelle place occupent-ils sur Internet? Comment nous les remémorons-nous? On comprend spontanément que le deuil n’y est plus un processus solitaire et intime, mais le prétexte à une nouvelle ritualité qui, pour n’être pas encore totalement déterminée, n’en demeure pas moins déjà efficace.

Afin d’explorer ce rapport à la mort remédiatisé par le numérique, je m’intéresserai dans le cadre de cet article à une série de projets de mémoriaux qui prennent la forme de murs: des murs plus virtuels que réels où viennent s’entasser, comme dans un ossuaire, les morts. Et je tenterai de saisir ce que, dans le cadre du deuil, le virtuel fait au rituel.

Que faire des morts sur Internet?

Dans le monde virtuel, on pourrait dire que le mort n’existe pas. Il peut y avoir des retraits, des absences, de ces moments où n’y sommes plus, mais le virtuel ne permet pas de mourir, ou si peu. Le flux de données qui en caractérise le développement a un point aveugle. Une goutte d’eau ne meurt jamais dans une rivière, elle est emportée par le flux, elle est constitutive du flux. Si quelque chose peut s’arrêter, c’est le flux lui-même: la rivière peut se tarir, le réseau peut se disloquer, lors d’une tempête magnétique majeure par exemple; mais, tant qu’il est maintenu, ce qu’il transporte reste vivant et présent aussi longtemps que la relation d’inclusion est conservée.

Une œuvre telle que Ceux qui vont mourir de Gregory Chatonsky (2006) exprime bien cette étrange relation symbiotique qui nous unit au réseau, sur lequel nous en venons à déverser des pans entiers de notre vie. Le titre de l’œuvre est ironique, puisqu’il renvoie à la déclaration des gladiateurs romains qui, avant de mourir au combat dans l’arène, s’adressaient à l’empereur en déclarant «Nous qui allons mourir, nous te saluons. Ave César». L’œuvre de Chatonsky se présente comme un détournement de flux, voire une fictionnalisation de flux. Le générateur, activé à chaque visite, réunit en temps réel une phrase, tirée du site Experience Project, un site web où des internautes publient des énoncés sur leur vie, leurs désirs et leurs expériences, et une photographie, tirée de Flickr ou de Youtube, choisie en raison de la présence dans ses métadonnées d’un des mots de la phrase utilisée. Avec «Ceux qui vont mourir», explique Chatonsky, «je souhaitais rendre sensibles toutes ces existences sur le réseau. Ces gens qui vont mourir et qui mémorisent sur des sites les traces de leur vie. C'est une question étrange que cette mémoire car aucune époque plus que la nôtre n'aura gardé les traces d'un passé intégral. Que feront les historiens de nous dans quelques siècles?» (Moulon, 2007) Ils regarderont sûrement avec intérêt, ces historiens, les premiers rituels à se développer sur le Web, et cette tentation extraordinaire de tout communiquer de notre vie et de nous définir sur un mode extime, dans un processus plus ou moins réfléchi de représentation de soi.

Nous nous livrons corps et âme, tels des gladiateurs justement, sur ces plateformes numériques qui s’imposent maintenant comme les nouveaux lieux de sociabilité. Nous nous livrons dans une logique du don, n’attendant rien en retour, sinon un peu de reconnaissance, sous la forme de Like déclinés en six émoticônes. Nous archivons nos vies sur les murs virtuels qui sont mis à notre disposition, et cela même jusqu’au décès.

On s’inquiète depuis quelque temps du fait qu’une plateforme telle que Facebook est peuplées de plus en plus de morts. Un article de la revue en ligne The Loop s’inquiétait même du fait que bientôt, le nombre d’usagers décédés sera plus important que le nombre d’usagers vivants. Ce renversement aura lieu en 2065 si le nombre d’abonné n’augmente pas et en 2130 s’il continue au même rythme. Le problème avec tous ces morts est évidemment le fait qu’ils ne perdent pas leur statut d’usager au moment même où ils cessent d’être vivants. Marcello Vitali-Rosati le confirment, «La mort d’une personne ne correspond pas à la mort des identités avec lesquelles il était en relation en vie. Après ma mort, mon profil Facebook reste là et continue à générer des données, des relations.» (Vitali-Rosati, 2014, p.105)

Le mur Facebook, cet espace virtuel essentiellement vertical que nous érigeons avec des fragments de notre quotidien, se métamorphose aisément en mémorial consacré à notre vie, à ces moments choisis de notre identité flux qui finissent par en circonscrire le parcours et le sens. «Le profil Facebook,» continue Vitali-Rosati, «peut devenir une sorte de statue en marbre, de monument funèbre de l’usager disparu.» (Ibid., p.105-106) D’ailleurs, depuis un certain temps, Facebook permet de mémorialiser un compte, de lui donner une valeur commémorative. Comme les administrateurs de la plateforme l’indiquent, il suffit que la demande soit faite pour que soit créé un compte de commémoration qui permet «aux amis et à la famille de se réunir et de partager des souvenirs après le décès d’une personne1.» Mais, on le voit aisément, ce sont des commémorations établies sur des bases commerciales plutôt que symboliques. Il n’y a pas de tradition sur Internet (sauf ces traditions autoproclamées qui tiennent du slogan publicitaire), pas de structures pérennes, pas de rapport stable à la mémoire et à l’identité, au contraire nous sommes dans une dynamique marquée par la traduction, la labilité, la variation et l’oubli (Gervais, 2010).

Myriam Watthee-Delmotte a identifié clairement le renversement opéré et son impact sur les rituels: «Dans la société contemporaine, marquée par l’avènement des identités plurielles, fluctuantes, temporaires, il faut observer l’impor­tance croissante des phénomènes bottom up, facilités par les modes de communication virtuels et en réseaux. Les programmes commémoratifs se déroulent désormais également, sinon davantage, ailleurs que dans les cérémonies officielles.» (Watthee-Delmotte, 2016, pp.10) Ils se déroulent en effet dans des lieux informels, des plateformes de réseaux sociaux faiblement institutionnalisés, bien que fortement commercialisés, et procèdent à des rituels remédiatisés, traduits dans cette nouvelle réalité qu’est le virtuel.

Dans cette construction intuitive et vernaculaire des rituels numériques, on assiste à une expansion à la fois temporelle, spatiale et sociale des formes et expressions du deuil. Les pages mémorialisées de Facebook et des autres plateformes de réseaux sociaux sont devenues des espaces techno-spirituels où l’identité-flux des défunts est en quelque sorte complétée par les contributions de sa communauté virtuelle (Brubaker & Vertesi, 2010). Les amis se servent de ces pages pour partager des souvenirs du défunt, faire le point sur leur propre vie depuis le décès et raffermir les liens de communauté, à travers des commentaires qui incluent le défunt dans leur vie (Brubaker, Hayes & Dourish, 2013, p.154). Ils le font avec de courts textes et des photos, que les amis peuvent apprécier par des commentaires et des émoticônes.

Une installation artistique, telle que «After Faceb00k: À la douce mémoire <3», montée par un collectif d’artistes au musée McCord de Montréal dans le cadre du Mois de la photo de 2015, avait pour but très précisément de mettre le doigt sur cette réactualisation des rituels du deuil qu’une plateforme telle que Facebook suscite. «De partout dans le monde,» expliquent les artistes, «il est possible de laisser un commentaire sur le profil de la personne décédée sans avoir à se rendre aux funérailles ou au cimetière2.» Le collectif a multiplié les captures d’écran de photos versées sur les pages commémoratives de la plateforme et il a entrepris de les réunir à l’occasion de l’installation au Musée McCord. Le public y était invité à pénétrer dans un espace sombre, simulacre de cimetière, où des serveurs, montés à la verticale comme des stèles, projetaient sur des écrans accrochés au plafond des carrousels de photos. La description officielle de l’installation précisait ainsi que: «Des milliers de photos tirées de pages commémoratives se succèdent sur les écrans, des images prises lors de funérailles et dans des salons mortuaires autant que des images à la mémoire du défunt, autrement dit, des restes symboliques qui permettent de «rester en contact» avec l’usager dans l’au-delà3

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Figure 1. Capture d'écran projet After Fabeb00k: à la douce mémoire <3 (2015)

L’installation nous conduit à pratiquer une forme de tourisme morbide où la mort devient un spectacle sans conséquence, sans deuil. Nous sommes placés dans le position de voyeurs qui regardent en toute impunité le deuil des autres, plus précisément les manifestations numériques du deuil des autres, participant à des commémorations improvisées, écrites sur un mur devenu mémorial, tel un véritable livre de notes. After Fabeb00k: à la douce mémoire <3 systématise ce regard, il l’épuise en quelque sorte, inondant l’écran de ces photos likées et commentées, pour qu’on fasse exactement ce que Chatonsky appelait de ses vœux, c’est-à-dire provoquer un incident (2012) ou une rupture et mettre un terme à ce flux ininterrompu d’images et de paroles qui finissent par ne plus rien dire, par ne plus témoigner de rien, sauf de l’absurdité de toutes ces paroles. Le projet rend compte aussi de la transformation des rituels sous l’influence du virtuel, fondée sur une accélération de la commémoration, sur une dissolution des institutions et des protocoles, sur le caractère improvisé des interventions, mais aussi sur des modalités d’appropriation renouvelées, marquées par une plus grande participation des sujets.

Des mémoriaux en forme de murs

Comment se souvenir des morts sur Internet? Comment faire le lien entre le monde virtuel et le monde réel? Car, si Internet peut faire quelque chose, une fois déconstruite la dichotomie entre les deux mondes, c’est bien d’assurer le relais entre eux, de répercuter dans l’un ce qui a pu se produire dans l’autre.

Je m’intéresserai maintenant à deux exemples opposés, quoique convergents, de commémoration des morts. Ce sont Remembering the Dead (2015), de John Barber et le Mémorial des vétérans de la guerre du Vietnam à Washington. La complémentarité de ces deux projets vient du fait que le premier est un projet virtuel, maintenant accompagné de son dispositif artistique, et le second est un mur réel qui a été doté d’une contrepartie virtuelle, le projet Wall of Faces4. Ces deux projets se ressemblent en ce qu’ils proposent d’abord et avant tout une version épurée, uniquement nominale, d’une commémoration, où les noms des décédés sont au cœur du dispositif. Ce sont des murs de noms qui sont proposés, des listes de noms de trépassés. Or, les listes, par leur indétermination même, comme l'a bien compris Georges Perec, notamment dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (1975), ont des effets importants sur les lecteurs ou les témoins, elles les conduisent à actualiser, à s’approprier les identités ainsi offertes en partage.

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Figure 2. Capture d'écran de Remembering the Dead, John Barber (2015)

Remembering the Dead, de John Barber offre une interface minimaliste où les morts occupent le centre de l’écran. Sur un fond noir, des noms apparaissent, accompagnés d’un chiffre, qu’on imagine être l’âge des décédés, et du lieu où ils ont été tués: Cortez Taylor, 31 ans, Houston, Texas, 20 décembre 2015; Robin L. Cameron, 33 ans, tué à Springfield Missouri, 20 mai 2015; etc. Qui sont ces gens? La liste est constituée en effet de tous ces hommes et femmes qui ont été tués par balles en 2015 et 2016. John Barber explique:

Le 1er octobre 2015, dix personnes ont été tuées par balle au Umpqua Community College à Roseburg en Oregon. [… Elle] a été la 45e fusillade de l’année s’étant produite dans un établissement scolaire, ainsi que la 142e ayant eu lieu depuis la tuerie de la Sandy Hook Elementary School à Newtown au Connecticut en décembre 2012. […] La fusillade de Umpqua m’a fait réagir. Que pouvais-je faire pour honorer les victimes de Roseburg en Oregon, que pouvais-je faire pour honorer celles du pays en entier? J’ai pensé qu’en prononçant tous ces noms, nous pourrons nous souvenir des victimes, nous pourrons confirmer leur existence et nous pourrons finalement préserver leur mémoire de l’oubli5.

Les noms de Remembering the Dead s’inscrivent au fur et à mesure sur le fond noir du projet, où ils s’accumulent jusqu’à recouvrir l’écran au complet. Une voix générée artificiellement prononce le nom de tous ces morts, issus d’une guerre intérieure que les citoyens américains se livrent à eux-mêmes sous le couvert du deuxième amendement de la constitution américaine. La liste des morts n’est pas fermée, elle est faite pour s’allonger au rythme des meurtres et des tueries sur le sol américain. «Œuvre de souvenir,» dit Watthee-Delmotte, «ce travail propose une stratégie d’extension de la mémoire, une sorte de mémorial indéfiniment offert à sa réactualisation à chaque nouvelle visite du site par un internaute6

La simplicité de l’interface, de simples noms apparaissant sur un fond uniforme, retire au projet toute dimension spectaculaire. Le lent défilement des noms et, surtout, le caractère interminable de la liste nous rappellent le scandale et nous en fait prendre la mesure. On ne se souvient de personne en particulier, aucune vie n’est illustrée, les morts restent anonymes, c’est leur nombre qui est au cœur du dispositif, le flux de ces noms que rien n’arrête, à l’image de cette tuerie quotidienne qui s’impose comme mode de vie.

Barber a réalisé un dispositif muséal pour faire sortir de l’écran son projet hypermédiatique. Une tablette numérique est déposée sur une montagne de douilles, elles-mêmes contenues dans une balle géante, un meuble fait de bois, dont la partie supérieure, la balle elle-même, est une stèle où un échantillon de noms a été inscrit. C’est le projectile qui contient les noms des américains tués par balles, métonymie devenue concrète. L’installation permet à l’œuvre de voyager et de s’inscrire dans un espace d’exposition réel, mais sa force vient bel et bien de cet écran où la litanie des noms impose son absurdité. Un mur de noms contre lequel notre intelligence vient buter, car ce qu’il présente défie l’imagination.

Un mur de visages

Le projet de Barber reprend de manière presque littérale, bien que sous une forme numérique, l’un des plus célèbres mémoriaux américains, lui aussi uniquement constitué de noms gravés sur une surface noire, un mur de granit. C’est le Mémorial des vétérans tués ou disparus lors de la guerre du Vietnam, érigé en 1982 sur le Washington Mall, à quelques pas du mémorial d’Abraham Lincoln.

Le mémorial imaginé par Maya Lin, alors étudiante de l’école d’architecture de l’Université Yale, et adopté, malgré d’innombrables contestations, à la suite d’un concours à l’aveugle, est d’une simplicité désarmante: un long mur de granit noir sur lequel sont inscrits les noms des cinquante-huit mille trois cents soldats morts au combat ou disparus durant l’intervention militaire au Vietnam. Le mur est une ligne brisée en son centre, et les deux pans forment un angle obtus de cent vingt-cinq degrés. Cela ressemble à une plaie, à une tranchée noire comme une blessure. Nous sommes aux antipodes des mémoriaux militaires traditionnels – statues sur piédestal ou monuments gréco-romains –, qui chantent la gloire de la guerre, la beauté de l’héroïsme masculin et, ultimement, la vaillance du complexe militaro-industriel national. Le mémorial de Maya Lin est une œuvre sombre, une entaille faite à même le sol, dont la donnée essentielle est constituée par tous ces noms gravés sur sa surface plane. Disposés en ordre chronologique, les noms des soldats dessinent une marée humaine, un flux constant de décès qui se sont multipliés au fur et à mesure que la guerre se déroulait.

Le mur, qu’on ne peut pas atteindre de face, mais uniquement de biais, par son début ou sa fin, nous force à faire l’expérience du nombre, de l’hécatombe représentée. Chaque pas le long de l’allée est une nouvelle série de combats et de morts, une nouvelle étape dans ce conflit. Et nous pouvons toucher à ces noms. Nous pouvons mettre nos mains sur le granit, sentir sous nos doigts la présence de ces noms burinés. Pèlerins et badauds ne s’en privent pas, ils touchent le mur, ils se font même des frottis de ces noms, à l’aide de crayon et de papier. La pratique est même encouragée. À l’entrée du mur, des vétérans font la sentinelle près d’une table où est ouvert un grand livre aux pages ternies par les années. C’est le registre des noms des soldats. On peut le consulter pour identifier la section de mur où se trouve le nom gravé. De plus, si on ne peut pas se rendre au mur pour faire soi-même le frottis, on le commande par Internet. Un membre de la Fondation le fera à notre place et nous l’enverra par la poste.

Tout est fait pour que nous puissions nous approprier ces noms, pour que cette guerre reste présente à notre esprit. Loin de l’apothéose, le mémorial cherche à nous faire partager la violence au cœur de toute guerre, une violence qui n’est pas valorisée, par le biais d’une consécration monumentale qui en atténuerait la réalité, mais au contraire, une violence ramenée à hauteur d’homme, ce qui nous conduit à appréhender, entourés de ces noms qui envahissent notre champ de vision, les blessures dont elle est à l’origine.

Un site internet est venu rapidement prendre le relais du mémorial afin de rendre encore plus présente cette violence subie. Animée par le Vietnam Veterans Memorial Fund, la Fondation à l’origine de la création du mémorial, ce mur virtuel est devenu avec les années une ressource complète qui vise à complexifier notre expérience. Le site fournit des informations sur le mur lui-même, sur la fondation et ses divers projets, dont un centre de documentation en construction et une exposition itinérante qui permet au mur de parcourir les États-Unis, mais la valorisation du patrimoine se rend encore plus loin et fait de l’expérience de ce site plus qu’un simple complément du mur. Un module permet de savoir qui est mort le jour même. Une application iPhone et Androïd est proposée qui offre une version numérique du mur. Un moteur de recherche permet de retrouver les fiches des soldats morts ou disparus.

La ressource principale en est indéniablement le projet The Wall of Faces, interface visuelle associée au moteur de recherche. Véritable panorama de visages, le Wall of Faces se présente comme une mosaïque de photos, disposées sur quatre rangées qui paraissent s’étirer à l’infini. On peut faire défiler les photos, en activant le carrousel, comme on peut, à l’aide d’un survol de souris sur une photographie, faire apparaître une fenêtre qui rend disponibles les données qui lui sont associées. Prenons la photographie de Thomas Henry Ralph JR. En passant sur sa photo insérée dans le mur virtuel, on voit apparaître une fenêtre où l’on apprend qu’il est mort le 17 mai 1968. Né le 23 octobre 1940, il a donc été tué à l’âge de 27 ans. Sa ville natale était Clifton au Texas et son nom se trouve sur le panneau 62E, rangée 10. En activant le lien qui mène à son profil, on apprend de plus qu’il faisait partie du Marine Corp, qu’il avait le rang de capitaine et qu’il est mort dans la province de Quang Nam7. À sa fiche sont associées cinq photos, toutes liées à sa carrière militaire et à son décès. D’autres soldats ont droit parfois à des photos prises par la famille elle-même ou des proches, mais pas le capitaine Ralph.

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Figure 3. Capture d'écran de The Wall of Faces (2018)

On trouve de plus sur la page qui lui est consacrée, dans la section des souvenirs (remembrances), quinze commentaires. Des amis de high school et d’université témoignent de son enthousiasme et de sa bravoure. Des photos sont ajoutées. Des prières sont récitées («If I should die, and leave you here awhile, be not like others, sore undone, who keep long vigils by the silent dust […]8»). Un extrait de lettre du Michael Davis O'Donnell, datée du 24 mars 1970, mentionne qu’il a été tué par balle tandis qu’il tentait de secourir huit soldats encerclés par des forces ennemies. Le fils de son meilleur ami raconte l’impact de cette mort sur la famille Ralph, sur la mère qui a toujours regretté la disparition de son ainé. Et il y a la lettre de Sam Ralph qui pleure encore, quarante-huit ans après sa mort, la disparition de son frère ainé («It is so hard not to think of you and shed tears for you since that day 48 years ago. You wanted to be a leader of marines in battle. You told this to dad when you were a cub scout; by the grace of God you did it9.»)

Sur une autre page du mur virtuel, on découvre un tableau de ses médailles, ainsi que sa fiche officielle dans la base de données du projet. Une description factuelle des événements de cette journée fatidique est aussi fournie. On y apprend que la compagnie India 3/27 dont Thomas Henry Ralph était le capitaine, participait à un opération militaire désignée par le nom Allen Brook, à proximité du hameau Le Nam sur l’ile de Go Noi. Les combats contre un bataillon de l’armée du Nord Vietnam ont fait rage toute la journée. 29 soldats ont péri, des Marines pour la plupart, dont 21 provenaient de la compagnie du capitaine Ralph. Sur un site connexe, «Find a Grave», on peut aussi trouver son lieu de sépulture, Clifton, dans le comté de Bosque, au Texas10. On découvre que ses parents sont aussi décédés, son père en 2000 et sa mère en 2002, tous deux enterrés dans le même cimetière, le Clifton Memorial Park.

Le projet web n’est pas un simple complément virtuel du mémorial, c’est une véritable extension du projet initial qui vient mettre derrière chaque nom un visage et, par conséquent, une réalité historique. Si le monument sur le Washington Mall frappe par cette marée de noms qui déferlent, masse sans commune mesure qui nous laisse presque interdit à son abord, le mur virtuel vient individualiser chacun de ces noms. Il n’offre pas de panorama global du mémorial, mais il vient poser un visage sur chacun des noms répertoriés, il remet le vécu de ces soldats morts ou disparus à l’avant-plan. Il fait de chacune de ces entrées un drame, avec ses composantes essentielles, combats et affrontements, armées et bataillons, et ses victimes collatérales, parents, frères et sœurs, conjointes et enfants, amis.

Nous sommes à mille lieues du spectaculaire. Les informations ne nous sont données que parce que nous les recherchons et elles le sont de telle façon qu’il est impossible de les prendre à la légère. Le mur de visages n’a rien du mur de Facebook, ce n’est pas le sous-produit d’une plateforme de réseaux sociaux qui se retrouve avec des comptes en dette de propriétaire, mais un projet concerté d’accompagnement, qui ne s’oppose pas au mur et à son esthétique, qui tente plutôt de le valoriser en exploitant cette réalité dont il témoigne déjà à sa façon. Et on se laisse prendre au jeu d’explorer ces vies fauchées par la guerre, à entrer dans l’existence de ces hommes et femmes qui se sont sacrifiés pour leur pays.

La commémoration procède par une narrativisation des vies. On quitte le général pour entrer dans le particulier, le singulier. Car chaque mort est singulière, chaque existence est singulière, et le mur de noms et de visages ne peut pas nous le faire oublier.

Conclusion

Dans leur recherche sur Facebook et le deuil, Brubaker, Hayes et Dourish expliquent que les plateformes de réseaux sociaux ne doivent plus être comprises simplement comme des forces disruptives de notre expérience péri-mortem, mais comme des lieux d’une authentique expérience collective de la mort et du décès, bien qu’ils participent toujours d’un flux numérique (p.159-160). Notre présence sur le réseau est de plus en plus grande, il n’est pas surprenant que toutes les étapes de notre existence s’y trouvent représentées, du quotidien jusqu’aux moments déterminants. De nouvelles ritualités voient le jour, souvent fragmentées, déclinées sur un mode plus individuel, mais leur efficacité n’en demeure pas moins grande. Car, ce qu’elles perdent en stabilité, elles le regagnent en spontanéité. Les stratégies d’appropriation sont plus complexes, car les structures sont moins fortement établies et elles laissent de la place à de l’improvisation. Si le premier moment de ce rapport aux morts, avec les projets de Chatonsky et du collectif After Faceb00k, a pu paraître reposer sur la rupture, le désabusement et le décrochage d’un flux d’images devenues insignifiantes par leur accumulation, le second moment, illustré par Remembering the Dead et The Wall of Faces, a ouvert la voie à des modalités d’appropriation singulières et dynamiques. L’indifférence cède le pas à l’investissement, à une construction symbolique déployée sur un mode individuel, mode qui ne signale aucun retrait, mais un nouveau mode de participation.

Pour citer: 

Gervais, B. (2022). Ritualités numériques: Les murs des trépassés. Deuils et mémoriaux en culture de l’écran [Article d'un cahier]. Monitorer le présent. L'écran à l'heure du soupçon. (2). https://archiverlepresent.org/article-dun-cahier/ritualites-numeriques-l...

Bibliographie: 

Introduction: Commémorer: les sens d’une pratique / Commemoration: The Meanings of a Practice

Watthee-Delmotte, Myriam. « Introduction: Commémorer: Les Sens D’Une Pratique / Commemoration: The Meanings Of A Practice ». Enjeux Esthétiques Et Spirituels De La Commémoration / Aesthetic And Spiritual Stakes Of Commemoration. Myriam Watthee-Delmotte et O'Connor, Mark. Esthétique et spiritualité. 5 Vol. Louvain-la-Neuve: Éditions Modulaires Européennes, 2016. Print. Enjeux Esthétiques Et Spirituels De La Commémoration / Aesthetic And Spiritual Stakes Of Commemoration.
Article d'un cahier

The future has already arrived. It's just not evenly distributed. 
— William Gibson.

Gervais, Bertrand
Article d'un cahier

La culture de l’écran est le résultat de la convergence d’une multiplication d’images, d’écrans et de caméras.

Gervais, Bertrand
Article d'un cahier

Dans son roman de 2006, J’habite dans la télévision, Chloé Delaume se met en scène dans une expérience surprenante, regardant sans discontinuer la télévision durant vingt-deux mois.

Gervais, Bertrand