Les enjeux mémoriels des écritures de l’épuisement: les cas de Maurice Blanchot et de Georges Perec

Les arts littéraires du 20e siècle, et des deux premières décennies du 21e, ont inventé, à travers l’évolution de leurs pratiques, de leurs poétiques et de leurs médiums, une pluralité de tentatives d’épuisement visant à remettre en question le corps «éternel» de la littérature1. Prenant appui sur la thèse de la liquidation historique et épistémologique de l’idée de littérature ‒ thèse à partir de laquelle se sont multipliés les requiems critiques annonçant sa disparition ‒, les esthétiques de l’épuisement ont souvent été lues comme des pratiques d’écriture qui ont creusé sa tombe. Pour William Marx, c’est à partir de cette dissolution de la représentation unifiée du corps de la littérature, celui qui avait fondé les mythes littéraires de l’époque classique, que l’on peut voir apparaître, tout au long du 20e siècle, les formes spectrales d’une littérature-autre, d’une littérature fragmentée et disséminée qui joue sa propre mort:

Depuis la fin du XIXe siècle, la littérature n’a cessé de mettre en scène sa propre mort. [...] D’où le paradoxe, la mort de la littérature n’empêche pas la littérature d’avoir lieu. Et ce paradoxe a deux solutions non nécessairement incompatibles entre elles: soit cette mort est fictive, elle est jouée – et il importe alors de savoir comment elle l’est, par quel moyen, quels acteurs, sous quel maquillage, dans quelle lumière fantasmatique–; soit la littérature qui survit à sa propre mort n’est plus la littérature même, mais autre chose qui a pris sa place à l’insu de tout, son simulacre ou son fantôme encore ignoré. (Marx, 2005: 18)

À suivre de trop près l’argumentaire de Marx, on pourrait croire que les formes littéraires de l’épuisement ne sont que des succédanés, des ersatz fantomatiques issus d’un «âge d’or» de la littérature, maintenant révolu. Elles ne seraient que les «ombres» désincarnées et décadentes d’une littérature qui, jadis, portait en elle la gloire et l’éclat d’un art unifié et total. Or, au-delà de son mythe, l’aporie du tombeau de la littérature peut se comprendre comme l’exact opposé de cette représentation dévalorisante de la littérature des 20e et 21e siècles. Les «spectres» de la littérature ‒ceux que les écritures de l’épuisement reconduisent indéfiniment‒ sont les formes de sa «survivance»2, les lieux où se façonne sa mémoire.

D’emblée, il peut sembler assez paradoxal d’aborder les enjeux mémoriels des tentatives d’épuisement. Celles-ci, en régime littéraire, se conçoivent généralement beaucoup plus comme des esthétiques de l’exhaustivité, qui destinent leurs motifs et leurs thèmes à l’oubli, que comme des écritures mémorielles. Contrairement aux grands projets de la littérature moderniste, ces écritures ne cherchent pas à ressaisir et à ressusciter le passé dans sa plénitude3. La bibliothèque de Babel de Borges, par exemple, que l’on peut comprendre comme un mythe de l’épuisement de la littérature moderne, met en scène un lieu utopique sans profondeur temporelle et historique. La totalité de l’univers étant déjà archivée sur les tablettes du «monde-bibliothèque», le temps, recroquevillé sur lui-même, se retrouve épuisé: dans cette réalité où tout a déjà été écrit, le passé et le futur de la littérature n’ont plus aucun relief. Borges, hors de la simple illusion d'exhaustivité obsédant la société contemporaine, met en scène le vertige et la violence propres à une véritable version d’un univers épuisé, saturé par plénitude devenue vide. À l’image de notre époque, prise dans le régime d’historicité du présentisme, la bibliothèque de Babel nous confronte à une représentation de la littérature moderne qui, ayant exténué ses possibles, s’articule autour d’un présent démesuré et totalitaire.

Bien que le rapport organique au passé disparaisse dans le paradigme historique et temporel de notre ère, la mémoire, elle, émerge comme son symptôme le plus significatif. Quand François Hartog, dans son ouvrage Régimes d’historicité (Hartog, 2003), décrit le régime contemporain du temps, il décrit, certes, une époque dominée par le présent, mais il le fait en soulignant le déversement des «vagues mémorielles» qui balayent, encore aujourd’hui, la culture occidentale. Face à l’effondrement des grands récits historiques au 20e siècle, tel que saisi par Lyotard4, on peut comprendre l’apparition des tentatives de commémoration et de préservation culturelle au 20e siècle comme l’émergence d’une conscience mémorielle qui prend acte de l’effacement qu’implique l’omnipotence du présent.

Les tentatives d’épuisement en littérature, loin d’être de simples reflets du présentisme, sont en fait des symptômes mémoriels qui articulent, à leur manière, différents rapports au temps. À travers ces esthétiques n’apparaissent pas uniquement les représentations d’un présent totalitaire: elles façonnent aussi des pratiques d’écriture qui, formant une pluralité de modèles mémoriels, complexifient le temps. Les écritures de l’épuisement ne sont pas les marques d’une exténuation de la littérature au 20e siècle. À l’opposé de l’imaginaire de la fin de la littérature, elles sont les sources vivantes de sa filiation et du renouvellement de ses formes dans son évolution historique. L’article qui suit détaille deux cas littéraires qui articulent, chacun à sa manière, la logique de l’épuisement: le cas des fictions de Maurice Blanchot, qui prennent comme centre l’exténuation de la voix narrative, et celui de la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Georges Perec, qui se présente comme un travail exhaustif d’inventaire du réel.

1. Le cas de Maurice Blanchot — Épuiser la littérature de l’intérieur

Commencer l’exploration des écritures de l’épuisement avec le cas de Maurice Blanchot, c’est, d’une certaine manière, faire une archéologie de l’esthétique de l’exhaustivité pensée et inventée par Perec. L’épuisement blanchotien n’appartient pas au même imaginaire littéraire que celui de Perec. Alors que Blanchot tente d’exténuer la littérature de l’intérieur, afin de mieux refonder son mythe comme négativité absolue, Perec, lui, cherche plutôt à déboulonner sa mythologie à travers un jeu externe de contraintes formelles. Les divergences entre ces deux esthétiques de l’épuisement tracent la frontière entre deux représentations de la littérature qui se sont côtoyées tout au long du 20e siècle: l’une qui comprend la littérature comme l’expérience intérieure de la négativité du réel et du langage, l’autre comme l’espace extériorisé d’un jeu où se renouvellent à la fois sa matérialité, ses formes et ses potentialités.

1.1 Une littérature épuisée de l’intérieur — La littérature comme négativité absolue

Dans son ouvrage Vers une littérature de l’épuisement, Dominique Rabaté trace les contours d’une esthétique qui se rattache facilement à cette première représentation, désœuvrée et négative, de l’écriture littéraire:

L’épuisement est le programme esthétique d’une certaine époque de la littérature, à laquelle nous n’appartenons peut-être plus. Inventaire du néant beckettien, jeu pervers des combinaisons logiques et illogiques chez Borgès, neutre et désastre blanchotien, économie de la misère pour Michaux, ou stratégies de raréfaction chez d’autres sont les différents détours qu’explore l’écriture du milieu du vingtième siècle. (Rabaté, 1991: 11)

Poussés par une exigence commune de mettre à l’épreuve les limites du littéraire à travers l’expérience du langage, les auteurs nommés ont su rendre palpables, dans leurs œuvres respectives, les grandes lignes d’une poétique qui cherche à exténuer la littérature de l’intérieur, à partir de sa propre négativité. La voix narrative, qui, dans l’esprit du roman du 19e siècle, était le support formel de l’énonciation et de la fiction, est devenue, dans ces différentes pratiques d’écriture du 20e siècle, le lieu paradoxal de leur remise en question: «La voix narrative déborde du cadre de la fiction, elle l’envahit. Se prenant pour objet, elle scrute ses traces, elle conteste ses effets, se retourne sur et contre elle-même. Elle est objet et sujet, produit et production, présence et absence.» (Rabaté, 1991: 9) Le récit, cristallisé par une telle voix, porte en lui le principe de sa propre exhaustivité: dans la quête impossible de son achèvement, il trace le parcours interne de son épuisement et de son effacement. Paradoxalement, la limite à partir de laquelle la narration devient aporétique ne représente pas, pour ces auteurs, la fin de l’écriture, mais bien plutôt son véritable commencement. Quand l’écriture littéraire s’effondre sur sa propre masse, creusant en elle sa propre déconstruction langagière et narrative, celle-ci découvre son origine la plus profonde et sa source intarissable. L’émergence de cette posture d’écriture, dans le champ littéraire de la France de l’après-guerre, n’est pas due à une rencontre fortuite entre des esthétiques individuelles partageant un thème commun. L’apparition d’une communauté littéraire centrée autour du problème de l’épuisement –d’une «communauté inavouable», comme la définirait Blanchot– n’est pas sans lien avec l’idée d’une littérature qui, dans l’implosion de son propre mythe, cherche le renouvellement de son dire.

2. Les arts du récit de Maurice Blanchot — Une poétique de l’exténuation

2.1 L’univers fictionnel de Blanchot — L’imaginaire du désœuvrement littéraire

Les arts du récit de Blanchot cernent de manière juste le type d’écriture que dépeint Rabaté. L’univers fictionnel blanchotien, constitué de lieux et d’espaces désœuvrés, est hanté par des personnages spectraux qui, malades ou mourants, sont les figurations mêmes de l’épuisement. Que ce soit par l’image insaisissable de Thomas l’obscur, qui cherche à retrouver l’unité perdue de sa subjectivité, ou encore par celle du narrateur du Dernier homme, qui s’acharne à saisir désespérément la figure d’autrui mourant, les fictions blanchotiennes mettent toujours en scène le même drame: l’épuisement d’un sujet narratif, prisonnier de la quête impossible du «point» focal et insaisissable du récit. «Depuis longtemps, il cherchait à ne rien dire qui alourdit l'espace, parlant l'espace, épuisant l'espace fini et sans limites» (Blanchot, 1962: 65), dira l’homme dans L’attente, l’oubli. Il résume ainsi, de manière laconique, le pari esthétique de l’écriture fictionnelle de Blanchot: épuisé, à travers le dire narratif, l’espace «fini et sans limites» de la littérature. À l’image de ses personnages de fiction, la poétique blanchotienne cherche le lieu interne de son propre désœuvrement, l’exténuation de sa parole et de sa narrativité. Le «dehors» de l’écriture littéraire, tel que conceptualisé par Blanchot, n’est une externalisation de l’expérience de la littérature, mais bien son internalisation négative, le renouvellement de ses possibilités à partir de l’effondrement de son sens, mais aussi de sa temporalité.

2.2 Les arts de l’oubli et les arts de la mémoire chez Blanchot

Comme le souligne Bertrand Gervais dans son article «L’effacement radical» (Gervais, 2002: 62), les arts du récit de Blanchot, ceux qui façonnent l’épuisement de la voix narrative, sont des «arts de l’oubli»: une poétique fictionnelle échafaudant des labyrinthes narratifs centrés par l’effacement et l’absence de temps. Or, reprenant la question qui ouvre l’article: «Où commence l’oubli, où se termine la mémoire?», on peut se demander si derrière les labyrinthes de l’oubli de Blanchot ne se dessinent pas aussi des lieux mémoriels. Reprenant l’idée de Frances A. Yates (Yates, 1966), selon laquelle les Ars memoriae antiques sont en fait des manières d’articuler des espaces imaginaires de la mémoire (Yates, 1966), il est possible de lire les arts du récit de Blanchot comme des architectures mémorielles. Les «lieux» que ceux-ci cherchent à instituer ‒ceux des chambres et des pièces closes où errent ses personnages fictionnels‒ peuvent certes se comprendre comme les gouffres de l’oubli, mais aussi comme les facettes plurielles d’une mémoire alitée, immobilisée et exténuée, qui possède sa propre temporalité. L’épuisement, qui marque la teneur ontologique de ces lieux, n’est pas à comprendre comme la négativité d’une absence absolue. Il est le mouvement paradoxal du dire littéraire qui, déposant les traces et les empreintes spectrales de son écriture, forme la mémoire spécifique que porte en elle l’œuvre de Blanchot; la mémoire interne d’un temps épuisé, qui se déploie selon ses propres lois narratives. Or, si, justement, l’œuvre blanchotienne échafaude en elle la mémoire d’un sujet d’énonciation et narrativité singulière, celle-ci se juxtapose à une mémoire plus large, celle de la figuration blanchotienne de l’écrivain.

2.3 La figure de l’écrivain anonyme — Le mythe de l’écrivain mort

Si l’œuvre blanchotienne fut, par sa poétique du désœuvrement et de l’épuisement, un refus radical de la mythification de la littérature, elle fut aussi, dans un même mouvement paradoxal, l’une des sources décisives du renouvellement du mythe de l’écrivain au 20e siècle:

Blanchot, malgré lui peut-être, sans doute malgré lui, est devenu une figure absolument mythique de l’écrivain moderne. Et il me semble que cette érection de la figure de l’écrivain passe par […] quelque chose comme l’idée que l’écrivain est celui qui écrit en sachant qu’il est déjà mort. C’est la position d’énonciation de l’écrivain qui suppose sa mort antérieure et c’est ça le grand mythe littéraire moderne à mon sens. (Lacoue-Labarthe, 2011: 10)

L’écriture fictionnelle de Blanchot, qui se veut le lieu où le sujet trouve la mort, n’est pas la simple négation de la subjectivité narrative et de l’écrivain. Elle est la cristallisation d’une poétique de l’épuisement à travers laquelle le sujet, loin d’être nié, retrace ses contours sous la forme spectrale et désœuvrée d’un être «qui suppose sa mort antérieure». À la fois architectures de l’oubli et de la mémoire, cette poétique garde en elle les traces d’une narrativité et d’une subjectivité autre qui, à l’orée même de sa disparition, mettent en lumière la figure de l’écrivain anonyme. Dès lors, c’est le mythe même de la littérature, mais aussi, en filigrane, la figure de l’écrivain moderne qui – disparaissant et s’effaçant dans le langage littéraire – se réaffirme à travers la mémoire de l’œuvre blanchotienne. L’exténuation interne de la littérature et de la figure de l’écrivain moderne, chez Blanchot, ne correspond pas à la mort de l’auteur ni à la fin de la littérature. Elle est bien plutôt à la réaffirmation des mythes immémoriaux de l’art littéraire qui, à travers la négativité qu’ils portent en eux, font de l’écriture et de la lecture les lieux d’une «expérience-limite» radicale et absolue. Si Blanchot tente d’épuiser la littérature de l’intérieur, ce n’est que mieux rétablir l’éclat de son mythe et sa mémoire qui en sont venus à se fragmenter à travers les désastres et les catastrophes historiques de la modernité.

3. Le cas de Georges Perec — Épuiser la littérature de l’extérieur

3.1 La littérature des possibles — Penser la littérature comme jeu de potentialités

L’œuvre de Perec se distingue radicalement de la poétique du récit cernée par Rabaté et mise en œuvre par Blanchot. L’écriture perequienne cherche moins à exténuer la littérature à travers le dévoilement de sa propre négativité qu’à ouvrir celle-ci à de nouvelles possibilités. L’esthétique du désœuvrement de la littérature est remplacée, chez Perec, par celle sa potentialité sensible. C’est le régime esthétique qu’inaugura le groupe OuLiPo à travers le modèle ludique des contraintes formelles:

Leur objectif est d'explorer le terrain des «créations créantes». Ce n'est pas l'œuvre finie d'un auteur donné qui intéresse [OuLiPo], mais son mode de fabrication, ses procédures, ce qu'on appellera finalement ses contraintes. Stricto sensu, le travail de l'Oulipo consiste donc à exhumer, classer, illustrer les contraintes qui sont présentes dans l'écriture littéraire: contraintes formelles le plus souvent, liées à la langue, à la versification, à la construction narrative, contraintes sémantiques éventuellement. C'est la première tâche. La seconde est d'inventer de nouvelles contraintes, notamment par le recours aux mathématiques… (Jouet, 2016)

Bien que le groupe OuLiPo s’est toujours défendu d’être un mouvement esthétique à proprement parler, son imaginaire de la création littéraire a marqué fortement l’histoire des représentations de la littérature au 20e siècle. Héritière spirituelle des entreprises formelles du dadaïsme, la démarche oulipienne se base sur une tentative d’épuisement des potentialités de l’écriture littéraire. Par le truchement d’un travail sur la matérialité des formes ‒par l’invention à la fois de procédures et de contraintes d’écriture‒ l’écrivain ne cherche pas à dévoiler la négativité abstraite qui se creuse au centre de la littérature, mais bien plutôt à réaffirmer sa positivité sensible. Le geste même d’«exhumer, classer, illustrer» les contraintes de l’écriture littéraire est une tentative d’épuisement qui, loin de vouloir l’exténuer, cherche à explorer de manière exhaustive ses possibles. Les arts littéraires, sous OuLiPo, ne sont plus des «arts du vide» ni les lieux d’une «expérience-limite» du langage; ils deviennent les espaces d’un jeu et d’une invention artisanale qui aplatissent toute forme de mythologie littéraire. Le mythe de la littérature, que minait de l’intérieur l’esthétique négative définie par Rabaté, se retrouve déboulonné, démonté, défait de l’extérieur par l’esthétique oulipienne de l’exhaustivité formelle. La poétique du désœuvrement ‒lieu où l’expérience littéraire devient presque une négativité absolue‒ est remplacée par l’imaginaire prosaïque d’une «littérature-machine» qui ouvre l’écriture à ses potentialités infinies.

4. La Tentative d’épuisement de Georges Perec — Une poétique de l’exhaustivité littéraire

4.1 La poétique matérialiste de Perec — L’épuisement du réel et du temps

La Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Perec se place exactement dans cette lignée de la poétique ludique de la littérature. L’incipit du texte se présente comme un mini-manifeste qui met en place la contrainte d’épuisement que s’impose l’auteur: 

Il y a beaucoup de choses place Saint-Sulpice, par exemple: une mairie, un hôtel des finances, un commissariat de police, trois cafés dont un fait tabac, un cinéma, une église […] un kiosque à journaux, un marchand d'objets de piété, un parking, un institut de beauté, et bien d'autres choses encore. Un grand nombre, sinon la plupart, de ces choses ont été décrites inventoriées, photographiées, racontées ou recensées. Mon propos dans les pages qui suivent a plutôt été de décrire le reste: ce que l'on ne note généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n'a pas d'importance […] ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages. (De Jonckheere)

Ce n’est plus la voix narrative qui est l’enjeu de l’épuisement, mais bien, tout simplement, le réel et le temps présent. La place Saint-Sulpice, du 18 au 20 octobre 1974, est l’objet central de la poétique matérialiste de Perec; elle est la surface, à la fois sensible et temporelle, que le geste scripturaire tente de saisir dans sa totalité. Son écriture devient ainsi le récit d’une exhaustivité qui cherche à faire l’inventaire scrupuleux de ce qui l’entoure. L’écriture est décomplexifiée, dédramatisée, réduite à sa simple fonction descriptive:

Esquisse d'un inventaire de quelques-unes des choses strictement visibles: – Des lettres de l'alphabet, des mots «KLM» (sur la pochette d'un promeneur), un «P» majuscule qui signifie «parking» «Hôtel Récamier», «St-Raphaël», «l'épargne à la dérive», «Taxis tête de station», «Rue du Vieux-Colombier», «Brasserie-bar La Fontaine Saint-Sulpice», «P ELF», «Parc Saint Sulpice».(De Jonckheere) 

Perec tente d’archiver le temps présent, d’énumérer, de la manière la plus objective possible, ce que le regard saisit à partir d’une position subjective déterminée. Si la contrainte d’exhaustivité peut paraitre lourde et même aride du point de vue esthétique, il en émerge, à travers le jeu arbitraire de l’écriture, une poésie de l’ordinaire: «La plupart des gens ont au moins une main occupée : ils tiennent un sac, une petite valise, un cabas, une canne, une laisse au bout de laquelle il y a un chien, la main d'un enfant» (De Jonckheere). À travers le dispositif de la contrainte formelle se révèlent la légèreté et la simplicité d’une écriture du quotidien qui ne se laisse pas unifier ni mythifier. Enchainant les descriptions à la manière d’un regard qui enchaine ses perceptions, le texte apparait sous une forme fragmentée, dispersée. Perec construit la documentation de son présent dans le brouillement qu’impose son regard. Archiver le quotidien, l’épuiser, non pas dans la rectitude d’une linéarité et d’un ordre métadiscursifs, mais bien dans l’arbitraire et le désordre de son événementialité. Ce geste esthétique, qui se veut exhaustif, se base sur un artifice propre à la voix narrative –ou plutôt classificatrice– du texte: elle met en scène l’illusion, pleinement assumée, d’une possibilité de la totalité. Loin pourtant de l’univers désincarné des fictions blanchotiennes, le sujet d’énonciation perequien se rapproche ici de la voix narrative de Blanchot: les deux partagent la quête impossible d’une exhaustivité qui, inévitablement, mène l’écriture à l’inachèvement. Comme pour Blanchot, l’épuisement, chez Perec, n’est pas ce qui arrête le geste littéraire; il est ce qui l’alimente. Il est moteur du jeu littéraire et de la mémoire qu’il porte en lui.

4.2 Une mémoire de l’oubli

Le travail minutieux de catalogage ‒des êtres et des choses qui traversent son présent‒ dévoile le caractère mémoriel de la démarche d’écriture de Perec. Derrière le jeu ludique de la contrainte d’exhaustivité se constitue une tentative d’archivage de la réalité et du présent; l’écriture veut garder en mémoire le présent concret de la place Saint-Sulpice, celle qui a existé du 18 au 20 octobre 1974. Ce n’est pas la dimension historique de l’endroit qui intéresse Perec, mais bien son épaisseur temporelle, le feuilletage sensible des différentes facettes de son réel-présent. Compris à partir de cette poétique, l'événementiel est le prosaïque, le quotidien et le banal. Les êtres, les choses, les couleurs, les mouvements et les manifestations de «l’infra-ordinaire», qui, généralement, tombent dans l’oubli, sont mis en lumière par le travail systématique et méticuleux de l’écrivain: 

Plusieurs dizaines, plusieurs centaines d'actions simultanées, de micro-événements dont chacun implique des postures, des actes moteurs, des dépenses d'énergie spécifiques: discussions à deux, discussions à trois, discussions à plusieurs: le mouvement des lèvres, les gestes, les mimiques expressives […] degrés de détermination ou de motivation à attendre, flâner, traîner, errer, aller, courir vers, se précipiter (vers un taxi libre, par exemple), chercher, musarder, hésiter, marcher d'un pas décidé […] positions du corps: être assis (dans les autobus, dans les voitures, dans les cafés, sur les bancs). (De Jonckheere)

La poétique de Perec est une véritable mémoire de l’oubli; une écriture mémorielle qui accumule les traces presque invisibles —objets, gestes, manières— de ce qui vient à disparaitre dans les abimes du temps. Bien sûr, la reconstitution scripturaire d’une telle mémoire du présent-oublié ne s’articule pas à la trame linéaire de l’Histoire. De la même manière que son Je me souviens cherche à épuiser les possibilités du souvenir, la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Perec explore les intervalles ambigus et obscurs formant les marges de l’Histoire. L’archive qu’il échafaude se présente sous l’aspect désordonné de sa propre perception: ce n’est pas le temps chronologique qui est mis en scène, mais bien la temporalité même du regard qui se déploie dans sa durée. Le linéaire du temps historique est substitué à la linéarité d’une perception unique qui défile, qui enchaine les scènes et les moments. Se dépliant dans un espace et un temps qui lui sont propres, l’écriture de Perec creuse sa cache mémorielle dans les soubassements de l’Histoire: il y garde, accumulé pêle-mêle, dans le jeu arbitraire de sa perception, tout ce qui est rejeté hors du discours historiographique. En réaction à l’accélération du temps que suppose le présentisme de notre ère, la poétique perequienne de l’épuisement est une pratique mémorielle qui cherche à écrire l’envers du récit historique: elle cherche à écrire une histoire différentielle, l’histoire d’un réel et d’un présent qui, inévitablement, sont toujours en train de nous glisser entre les mains.

4.3 La figure de l’écrivain-technicien

La démarche de Perec, telle que mise en scène dans sa Tentative, nous présente une image singulière de l’écrivain. Renversant la représentation classique de l’écriture littéraire, celui-ci se présente moins comme un créateur que comme un recenseur qui cherche à saisir un instantané du présent. L’originalité n’est pas l’enjeu de la tentative d’épuisement perequienne: l’important est de mettre en œuvre une procédure systématique qui permet de découvrir les potentialités du présent, mais aussi celles de la littérature. La littérature n’est plus le lieu d’expression d’une singularité poétique ni celui d’une négativité absolue, mais bien la mise en œuvre d’une pratique d’écriture qui s’affirme comme un acte de vitalité. La représentation canonique de l’écrivain, qui prend comme centre la topique de la maitrise et de l’inspiration artistique, se retrouve remplacée par la figure de l’écrivain-technicien, celui qui fabrique et compose son écriture à partir d’une logique systématique. Il est l’opérateur de la «machine-écriture»; machine qui, fonctionnant sous la pression d’une contrainte formelle, produit du jeu littéraire. L’écrivain, dans ce régime de sens, ne fait plus l’expérience du «vide» et du «néant» de la littérature. Il est celui qui, s’amusant avec ses formes, redécouvre sa matérialité et sa liberté morphologique. L’épuisement prend ainsi une autre forme dans la quête de l’écrivain moderne: le désœuvrement intérieur du littéraire se transforme en épuisement de ses possibilités comme matières tangibles. Après avoir exténué la littérature de l’intérieur, à partir de son idéalité, l’écrivain veut l’épuiser de l’extérieur, à partir de son enveloppe matérielle, de ses formes et de sa médialité. C’est à partir de cette figuration particulière de l’écrivain comme opérateur-technicien de la littérature, que sont nées les pratiques contemporaines de déconstructions du support livresque.

Conclusion — Les poétiques de l’épuisement: mort et vie de la littérature

En parcourant ainsi les poétiques de Blanchot et de Perec, nous avons mis en lumière à la fois les résonances et les dissemblances qui existent entre les deux régimes d’épuisement qui se sont constitués en parallèle au cours du 20e siècle: l’un basé sur la négativité du langage menant au désœuvrement de la littérature, l’autre sur l’exhaustivité des formes littéraires qui finira par annoncer la fin du livre. Certes, Blanchot et Perec n’appartiennent pas à la même histoire de l’épuisement de la littérature. Pourtant, leurs écritures et les régimes esthétiques qui les soutiennent se rejoignent dans un désir commun: mettre à mort le mythe de la littérature afin d’actualiser ses capacités mémorielles et de revivifier ses formes et ses possibilités. Une telle interprétation des poétiques littéraires de l’épuisement permet ainsi de remettre en question les discours, proprement mélancolique et nostalgique, sur la «fin» de la littérature. L’aporie de la «mort» de la littérature au 20e siècle, qu’ont portée en elles les œuvres de ces deux écrivains, ne doit pas se comprendre à partir du modèle historique de la «dévalorisation»5 des arts littéraires modernes (comme le voudrait William Marx), mais bien plutôt à travers celui de la rupture infiniment répétée de son «essence» et de sa «vérité». Les différents courants artistiques et littéraires de la modernité se sont enchainés à travers les époques, dans une dynamique de la rupture, du renouvellement et de la différenciation. S’il existe une continuité dans la modernité littéraire, c’est bien celle de la remise en question incessante de l’essence même de la littérature, de ses formes et de ses représentations. Ainsi, les 19e et 20e siècles ont vu le corps unifié des arts littéraires se rompre, se fragmenter en une multitude de poétiques de la littérature dont l’enjeu central fut la détermination de son sens et de sa la valeur à travers le temps. Les poétiques de l’épuisement de la littérature se sont constituées dans cette dynamique fragmentaire de la modernité. Portant en elles la négativité radicale que représente le motif de la rupture, elles perpétuent aussi cette présence spectrale de la littérature qui pousse celle-ci à se renouveler. Proclamant incessamment son adieu, les idées d’une «mort» et d’un «épuisement» de la littérature reconduisent la vie et la mémoire culturelles du dire littéraire contemporain. Elles lui redonnent un corps pour l’inscrire dans l’histoire, non pas comme présence unifiée, mais bien comme la multiplicité et la diversité des pratiques qui constituent sa vitalité au présent. En outre, les esthétiques de l’épuisement –qu’elles se basent sur le désœuvrement ou l’exhaustivité– recomposent les possibilités mémorielles de la littérature à travers une dialectique de la crypte: elles sont des pratiques d’écriture où la littérature trouve sa «mort», son exténuation et sa fin; mais elles sont aussi celles qui, se formulant comme des spectres du littéraire, renouvellent sa vie, ses formes et ses possibilités.

  • 1. On reprend ici l’idée de Pierre Michon qui, dans Corps du roi, parle du corps éternel de la littérature comme l’essence de sa filiation dans le temps. L’histoire du corps «spirituel» de la littérature est l’histoire de son mythe et de sa passation à travers le corps «matériel» des différents écrivains du panthéon littéraire.
  • 2. Reprenant le concept de Didi-Huberman, on peut définir les formes de la survivance de la littérature comme étant ces imaginaires et ces poétiques de l’épuisement qui montrent la perte et la disparition de son mythe. Les formes spectrales de la littérature sont aussi ses formes mémorielles qui gardent en vie le littéraire.
  • 3. À la recherche du temps perdu, par exemple, est une œuvre construite à partir de cet idéal littéraire moderniste de reconstitution du passé. Le narrateur qui, toute sa vie, recherche la signification de son existence à travers des réminiscences de son passé finit par découvrir sa vocation d’écrivain par l’entremise d’une expérience de «temps à l’état pur», expérience qu’il rencontre au crépuscule de sa vie et qui le fait pénétrer brutalement dans cette entreprise de reconstruction du temps. L’œuvre de Proust figure justement cette quête moderniste du passé, qui se dévoile par l’écriture et qui, dans sa totalité, transcende le monde et la mort.
  • 4. Dans La Condition post-moderne, Jean-François Lyotard définit la rupture initiée par la postmodernité comme la fin des «grands récits», c’est-à-dire la liquidation, par les sociétés contemporaines, des grands principes régulateurs, à la fois théologiques et scientifiques, qui structuraient les conceptions de l’histoire et du progrès au cours des deux derniers siècles.
  • 5. La thèse centrale de Marx, dans son ouvrage L’Adieu à la littérature, est que le devenir de la littérature, depuis le 17e, ne peut se comprendre qu’à partir du modèle historique de la dévalorisation. Une telle thèse suppose, bien sûr, l’existence d’un «âge d’or» de la littérature en regard duquel le reste de son développement n’est qu’une dégradation et une décadence.
Pour citer: 

Azoulay, David. «Les enjeux mémoriels des écritures de l’épuisement: les cas de Maurice Blanchot et de Georges Perec». Cahiers de recherche Archiver le présent? 1 (2019). <http://www.archiverlepresent.org/article-cahier/enjeux-memoriels-ecritures>.

Bibliographie: