«Oh, No! He didn’t!» Les carnets de lecture en ligne, un épuisement métaréflexif

L’acte de lecture est en constante évolution selon les époques et les lieux où il est pratiqué. Si on regarde le passé de la lecture au Québec, on remarque que ce que l’on appelle la «culture du livre» (Gervais, 2015) a mis davantage de temps à s’implanter qu’ailleurs en Occident, notamment à cause des systèmes politiques en place ainsi que des besoins de la population. En effet, alors qu’on ne recensait que peu de lecteurs pendant l’époque de la Nouvelle-France, la majorité des emplois nécessitant peu ou pas de compétences de lecture et les livres étant généralement plutôt rares (Maison Saint-Gabriel, 2016), la lecture est tranquillement passée d’un usage plus utilitariste en une compétence absolument nécessaire, voire même en véritable passion pour plusieurs. De nos jours, les maisons d’édition se font de plus en plus nombreuses dans la province (Wikipédia, 2016) et ce, malgré les divers appels à l’aide (Paquin, 2014) et fréquents communiqués médiatiques voulant que la littérature, ou ne serait-ce que la lecture elle-même1, s’en aille à vau-l’eau. 

S’il est vrai que la lecture est une pratique de plus en plus importante, il demeure qu’elle est en constante évolution et qu’il s’agit d’une compétence qui est sans cesse à développer. L’apprentissage de la lecture, voire de la lecture littéraire, est souvent relégué aux diverses institutions d’enseignement, mais comme elle fait partie de la vie, elle dépasse les murs des écoles et laisse sa trace à de plus en plus d’endroits. Sans vouloir minimiser les thèses des acteurs du milieu littéraire qui décrient les changements et les difficultés pour le marché du livre québécois, nous pensons toutefois que la lecture, bien qu’elle ait vécu plusieurs défis dans les dernières décennies, se transforme avec le temps et reste présente, grâce à de nouveaux supports techniques. Nous observerons ici quelques exemples de traces de lecture, pour la plupart numériques, dans une méthodologie adaptée à la «culture de l’écran» (Gervais, 2015). Ainsi, nous analyserons en partie les rapports changeants entre littérature, lecture et lecteur grâce aux traces informatisées, comme le carnet de lecture en ligne. En jetant un regard sur ces nouvelles façons de parler de la littérature et donc de la diffuser, nous verrons comment le numérique offre des possibilités intéressantes pour l’avenir de l’enseignement de la littérature, notamment grâce à l’aspect extériorisant et social de la lecture, mais aussi grâce aux diverses possibilités créatives et métaréflexives que ces formats apportent. Ainsi, nous ferons quelques rapprochements entre la lecture et le numérique, afin de démontrer que le dernier ne causera pas nécessairement la perte de la première2.

1. Le lecteur et son carnet dans l’histoire

Les carnets de lecture ne sont, sans surprise, pas nés à l’ère numérique. Même avant celle-ci, leurs formes étaient des plus variées et des plus complexes. Certains carnets sont encore mémorables de nos jours, comme c’est notamment le cas pour Un ange cornu avec des ailes de tôle de Michel Tremblay, où le lecteur suit le parcours d’un autre lecteur et les expériences de ce dernier. Bien avant Tremblay, il serait aussi possible de parler du travail d’André Gide dans Les Faux-Monnayeurs, qui a su utiliser le carnet de lecture d’un de ses personnages pour faire éclater la trame narrative de sa fiction en offrant de nouvelles possibilités d’analyse sur ce qu’est le «réel».

Outre la représentation et la mise en scène littéraire de carnets de lecteur, le carnet de lecture a longtemps été, et est toujours dans plusieurs milieux, une pratique répandue, non seulement chez les littéraires qui entretiennent encore un rapport romantique avec le support matériel qu’est le papier, mais aussi et peut-être plus particulièrement dans les sphères scolaires, où le carnet de lecture devient non seulement un outil métaréflexif pour l’élève ou l’étudiant, mais aussi un atout pour l’enseignant, lorsque vient le temps d’évaluer3 l’implication de sa classe dans la lecture d’œuvres. Or, cette dernière fonction est de plus en plus contestée dans la recherche didactique, en partie parce qu’elle correspond à une approche cognitiviste de l’apprentissage, mais aussi à un certain formalisme qui n’a, pour plusieurs chercheurs, plus raison d’être. En effet, on retrouve de plus en plus d’études en didactique qui mettent en valeur le sujet lecteur et valorisent non seulement son interprétation mais également son processus de lecture:

S’intéresser au sujet lecteur ne signifie pas considérer le texte littéraire comme un simple support de l’épanchement subjectif. La problématique du sujet lecteur s’inscrit bien au contraire dans une théorie générale de la lecture littéraire comme processus interactionnel entre les lecteurs et les oeuvres. Un tel modèle théorique s’attache autant aux stratégies de sollicitation des lecteurs qui animent les oeuvres qu’aux reconfigurations de ces dernières par l’activité des lecteurs. (Langlade et Fourtanier, 2007: 103)

Ainsi, cette nouvelle conception de l’importance du lecteur en didactique correspond à l’approche sémiotique. Elle conteste l’ancienne approche hégémonique de l’enseignement de la littérature influencée par l’approche «historique et culturelle» (Simard, 2010: 328) voulant faire de la littérature une sorte de science en recentrant la lecture sur la capacité interprétative du lecteur, qui devait auparavant «rejoindre dans son actualisation du texte une signification consensuelle, sinon établie et figée» (Rouxel, 2007: 65). Grâce à l’inclusion du sujet lecteur dans l’apprentissage, l’enseignement de la littérature se rapproche davantage des théories de la lecture:

La lecture n’est pas un acte unique, une constante toujours identique à elle-même, mais une pratique complexe mettant en jeu un ensemble de variables, qui en déterminent les formes et les fonctions. Elle met en jeu des rapports de manipulation, de compréhension et d’interprétation, des gestes qui se complètent pour assurer la progression à travers des textes, quels qu’en soient leurs particularités ou leurs supports (Gervais, 2004).

Dans la suite de notre texte, nous verrons comment le carnet de lecture offre bel et bien des possibilités pour l’enseignement de la littérature selon cette approche contemporaine qui met le lecteur au centre de l’activité sémiotique grâce au numérique. Nous considérerons également l’idée de la lecture et de son partage comme construction sociale, rhizomique, du sens.

2. Quelques exemples de carnets de lecture numériques

2.1 L’approche descriptive, mais connotée: The Iliad

L’Iliade d’Homère a été enseigné et étudié d’innombrables fois. Pour plusieurs, il s’agit d’un classique. Or, son enseignement devient de plus en plus difficile à l’époque contemporaine et ce, pour diverses raisons. L’un des préconstruits concernant cette oeuvre, ainsi que beaucoup d’autres «classiques» de la littérature, est qu’il est difficile, pour les étudiants, de trouver des repères dans cette épopée qui se déroule il y a plusieurs milliers d’années. 
Le travail effectué par l’équipe derrière The Iliad Online (Almeida Theater, The Iliad Online) est énorme. Le théâtre britannique Almeida est à l’origine du projet de mise en scène du célèbre texte attribué à Homère. Il a organisé, en 2015, un événement de lecture publique du texte, au cours de laquelle plus de soixante artistes ont lu 18 255 lignes devant un public. L’événement a naturellement été baladodiffusé et des archives vidéo de cette lecture publique sont toujours disponibles (Almeida Theater, The Iliad Online). Ce qui nous intéresse toutefois ici est le commentaire simultané publié sur le réseau social Twitter, où Almeida décrivait scène par scène l’incontournable histoire (Almeida Theater, The Iliad Live). Alors que la lecture publique de l'œuvre s’adressait à un public potentiellement plus lettré, puisqu’étant une relecture du texte, le fil Twitter de l’Iliade relatait les nombreux événements du récit à la manière du journalisme de terrain. En effet, le fil était ponctué de différentes mises à jour concernant tantôt certains personnages, tantôt des moments clés de la bataille.

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The Illiad Live, 2015

Dans ces quelques gazouillis, nous remarquons déjà la prépondérance de l’humour dans la narration des événements, particulièrement dans les mots-clics. De plus, le rythme parfois effréné des publications ne peut que contraster avec le récit original, souvent dithyrambique, d’Homère. 

Cette re-création de l’épopée, si elle ne peut tout à fait se proposer comme lecture de l’œuvre originale, offre des possibilités analytiques et sémiotiques intéressantes. Pour les personnes ayant déjà été en contact avec l’Iliade, soit en l’ayant lue ou ayant vu différentes adaptations qui en ont été tirées, The Iliad Live offre une perspective unique sur la lecture de ce classique par un auditoire varié. Pour un public profane, les publications de The Iliad Live se proposent comme une introduction intéressante et admirablement détaillée de l’œuvre d’Homère, en conservant son côté épique, mais aussi par l’habileté de la mise en scène de la narration. Comme les gazouillis narratifs sont entrecoupés de balises rappelant les didascalies du théâtre, notamment pour préciser les vers qui seront relatés dans les publications suivantes, il est possible de se référer à The Iliad Live pendant la lecture en progression du texte lui-même afin de ne pas accumuler trop de retard dans sa compréhension.

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The Illiad Live, 2015

L’expérience du projet The Iliad Live était multiple. D’un côté, l’œuvre originale d’Homère a été lue de manière exhaustive et systématique devant un public et, de l’autre, les traces conservées sur Twitter complètent l’exercice par leur rôle d’archive numérique bonifiant l’expérience. En effet, alors que seulement quelques fragments vidéo sont toujours disponibles en de la lecture publique de l’Iliade, les commentaires écrits suscités par celle-ci gardent le projet vivant en témoignant, dans une illusion de contemporanéité, des épopées, celle d’Homère et celle du Almeida Theatre. Ainsi, le contenu partagé sur Twitter pendant la relecture publique du récit d’Homère se présente comme un carnet de lecture, une tentative d’épuisement de l’Iliade.

2.2 L’approche introspective et analytique: The Duke of Bookingham

L’internaute écrivant sous le pseudonyme The Duke of Bookingham4 est une véritable figure de proue de diverses communautés littéraires présentes sur le réseau social Tumblr. Le Duke dispose d’une vaste étendue d’abonnés et publie depuis plusieurs années ses impressions sur ses lectures, ses réflexions quant à la littérature, particulièrement en ce qui concerne les classiques; elle a également publié un livre de fiction inspiré par William Shakespeare, If We Were Villains, en 2017. Son caractère incisif et profondément sarcastique est sa marque de commerce et ses analyses sont grandement influencées par son parcours en études littéraires.

La lecture qui nous intéresse ici est celle répertoriée sous l’étiquette «The Duke liveblogs LOTR» (TDOB: 2016), où le Duke relate sa relecture de la trilogie de Tolkien en alternant entre les commentaires d’extraits divers appuyés par des photographies faites des pages lues ou encore de fichiers externes, comme des images en format .gif et un usage libre des étiquettes5. Il s’agit d’un exercice souvent fait par le Duke, qui s’est également prêtée au jeu avec l’Odyssée d’Homère. Si le liveblog tenu par le Duke ne s’avère pas aussi exhaustif d’un point de vue narratif que l’était le projet The Iliad Live, l’exercice comportant quelques cent quarante entrées, les nombreux commentaires du Duke offrent une perspective davantage analytique. Bien qu’il soit raisonnable de supposer que le liveblog bénéficie surtout aux lecteurs ayant déjà lu l’œuvre de Tolkien, il n’en demeure pas moins qu’il est accessible à ceux qui sont au moins familiers avec cet univers et certains de ses personnages.

La plupart des entrées faites par le Duke sont des commentaires ponctuels à tendance humoristique qui problématisent la trilogie de Tolkien d’un point de vue axiologique, mais en questionnent également certains aspects formels en transposant le sens avec un bagage sémantique contemporain.

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The Duke of Bookingham, 2016

Outre les quelques critiques sur le style épique désormais daté de Tolkien, le Duke contribue également à l’élaboration d’une proto-histoire inspirée du Seigneur des Anneaux, ajoutant certains éléments de compréhension à l’univers ou défendant des analyses généralement partagées par plusieurs lecteurs contemporains, notamment en ce qui concerne la relation entre Frodo et Sam:

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The Duke of Bookingham, 2016

La lecture documentée par le Duke sur son blogue, comme elle est une relecture de l’œuvre de Tolkien, est un exercice intéressant d’un point de vue introspectif. Le Duke se met en scène en train de réagir à une œuvre et de réfléchir sur celle-ci. Les répercussions métacognitives sont importantes et, en tant que lectrice expérimentée, elles ne lui échappent pas. Ce rapport personnel à la trilogie de Tolkien est mis en valeur par quelques-unes des entrées répertoriées:

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The Duke of Bookingham, 2016

Les éléments soulevés par le Duke, s’ils sont relativement peu nombreux comparativement à The Iliad Live, offrent un regard nouveau pour l’abonné du Duke. Alors que ses compétences avancées en lecture permettent au Duke de problématiser la trilogie de Tolkien d’un point de vue linguistique et interprétatif, elles donnent également une possibilité à un public externe de se familiariser avec l’œuvre originale. En effet, puisque le Duke note ses réactions à certains passages clés, ceux-ci se retrouvent mis en scène, interprétés et reformulés pour l’éventuel abonné du blogue.

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The Duke of Bookingham, 2016

Ils lui donnent l’occasion de comparer sa propre interprétation de la trilogie avec celle racontée par le Duke, dans cette véritable lecture de lecture, multipliant les allers et retours entre les diverses interprétations possibles du texte et créant une toute nouvelle interprétation de la trilogie, influencée par une autre lecture. Peut-être l’abonné retournera-t-il lire certains passages, s’arrêtant à plusieurs endroits en tentant de retrouver un dialogue mentionné par le Duke, ou relira-t-il l’œuvre en entier, curieux de transposer cet exercice sur lui-même? La possibilité de retourner lire certaines œuvres considérées comme des classiques laisse non seulement au lecteur le pouvoir de réévaluer son rapport aux œuvres, mais le contact social qu’est la lecture d’un carnet de lecture soulève également le caractère construit du sens d’un texte et donc la validité du point de vue individuel, personnel, à l’œuvre.

3. Entre «Booklr» et «Bookstagram»: extériorisation et communauté

3.1 Liveblog et exhaustivité

Le caractère exhaustif du liveblogging de lecture est paradoxal. Le blogueur, s’il se prête au jeu de documenter certains moments de sa lecture pour un certain public, sait qu’il ne pourra manifestement pas conserver toutes les traces de ses impressions, toutes les pensées survenues pendant sa lecture. De plus, selon la place qu’il accorde à son intimité, il choisit nécessairement de divulguer certaines informations et d’en taire d’autres.

Ce qui rend le processus exhaustif, ou illusoirement exhaustif, dans certain cas, ce sont surtout les ajouts qui sont faits par la communauté en général. L’exhaustivité n’est pas nécessairement celle de la lecture conservée, mais plutôt des multiples lectures et interprétations de l’œuvre originale. La lecture en direct du blogueur n’est qu’une des façons de creuser davantage dans le «canon» de l’œuvre, ce que l’on pourrait décrire comme «l’interprétation officielle». Les discussions autour des différentes interprétations donnent des prolongements à l’œuvre originale et créent des communautés interprétatives, car «c’est la vie sociale qui crée l’adhésion du lecteur» (Saemmer, 2016). C’est non seulement la qualité mais aussi la quantité d’entrées commentant une même œuvre qui construisent un rapport rhizomique au sens en encourageant d’autres lecteurs à répéter le processus ou y réagir à leur façon.

3.2 Le carnet et le dispositif

La pratique du carnet de lecture en ligne soulève également la question du dispositif. Ce rapport est complexe puisqu’il met en œuvre de nombreuses pratiques et contraintes. Le blogue devient un espace où sont conservés plusieurs éléments de discours sur un même sujet. Ces éléments peuvent, par la suite, être partagés dans d’autres blogues du réseau social en respectant certaines règles internes, notamment en ce qui concerne la création de contenu original6. Le tout crée une structure labyrinthique où les traces interprétatives se rencontrent. D’une certaine manière, il serait donc possible de comprendre que la popularité relative d’un blogue contribue au pouvoir de son auteur sur la communauté, qui dispose d’un net avantage pour partager sa lecture et contribuer à la complexification du sens à propos d’une œuvre. Bref, cela ne prend pas qu’un lecteur qui raconte sa lecture sur son blogue, mais le dispositif a également besoin d’un public pour fonctionner pleinement et produire de nouvelles interprétations.

La notion de dispositif est souvent interprétée de manière péjorative par les philosophes, notamment dans la définition qu’en fait Agamben7, par sa capacité à contrôler et transformer le public en «sujet spectral». Par contre, comme la pratique du liveblogging permet aux lecteurs et aux personnes s’identifiant à une communauté de prendre la parole de manière publique pour contester certaines hégémonies interprétatives et prendre leur place de manière active en tant que sujets réfléchissants (Kant, 1995), le carnet de lecture en ligne est davantage un contre-dispositif au sens d’Agamben, une réappropriation des dispositifs pour en faire un usage libre.

4. Au-delà des notes en marge: les lecteurs

4.1 Esthétique de la réception: place au(x) lecteur(s)

Comme le carnet de lecture présuppose un sujet-lecteur et le met en scène en valorisant son interprétation personnelle d’une œuvre donnée, il devient une double-archive, non seulement du texte, mais aussi du sujet-lecteur, qui se trouve représenté dans l’exercice auquel il s’adonne, notamment à cause de la mise en scène, qui révèle une partie de son horizon d’attente (Jauss, 1978). Ainsi, le lecteur du carnet accède à des données non seulement sur une œuvre, mais aussi sur un autre sujet-lecteur, car ce dernier investit nécessairement sa lecture de son propre imaginaire. Les carnets de lecture multiplient donc les lectures et interprétations d’une même œuvre, certes, mais leur foisonnement construit également des identités de lecteur en devenant en quelque sorte le témoin de leur contemporanéité. En effet, puisque les livres sont faits pour être lus, interprétés, ils sont écrits avec un public en tête, et «réduire l’art à n’être qu’un simple reflet, c’est aussi limiter l’effet qu’il produit à la reconnaissance des choses déjà connues» (Jauss: 38): adapter le réel à la fiction, c’est donner un second regard sur celle-ci, mais aussi sur la société qui la lit.

Cette question de la lecture comme acte social, d’abord grâce au dispositif et ensuite l’horizon d’attente, souligne la perspective épistémologique socioconstructiviste qui influence le rapport au sens de l’œuvre. Si chaque lecteur arrive avec son propre bagage devant une lecture, sa prise de parole lui fait prendre place dans ce que Stanley Fish appelait une «communauté interprétative», où un groupe de personnes, ici des lecteurs, disposent de stratégies similaires pour produire une interprétation (Fish, 1982). Les recherches de Fish soutiennent que, lors de la lecture, «meanings are not extracted but made and made not by encoded forms but by interpretive strategies that call forms into being» (Fish, 1976). Ces stratégies interprétatives sont mises en place par la communauté interprétative. Toute lecture est influencée, consciemment ou non, par ce concept. Les lecteurs et leur apport au texte comptent autant que les caractéristiques inhérentes à celui-ci, parce qu’ils le lisent toujours sous l’influence de celles-ci. Elles concernent différentes sphères, comme l’institution littéraire, la critique, ou même l’institution scolaire, qui valorisent toutes certains textes. Ainsi, pour que le carnet soit lu et interprété par un lecteur externe, lecteurs et carnettistes doivent partager un ensemble de codes interprétatifs qui peuvent être construits collectivement, ce qui explique le rapport particulier à la communauté des «Booklr» sur la plateforme Tumblr, qui crée de nouveaux termes liés à la lecture et l’interprétation sans arrêt, au fur et à mesure que les œuvres se multiplient8. Le partage de ces codes, de ce langage, influence la manière dont le lecteur pourra s’exprimer à propos d’une œuvre dans son carnet et aura nécessairement un impact sur la réception de son propre carnet à même la communauté, légitimant son propos.

5. Plus qu’une critique: une relation

Le carnet de lecture est une pratique davantage immersive dans la création du sens que pourrait l’être, par exemple, la rédaction d’une critique. En effet, le carnet est un témoin social d’une lecture, puisqu’il est une prise de parole dans la construction de l’interprétation d’une œuvre dans une communauté. Bien que plusieurs critiques, principalement en ligne puisque le dispositif qu’est Internet laisse davantage de place à l’expression de tous les sujets lecteurs que le format papier, fassent l’usage des mêmes codes que dans les réseaux de blogs, comme les néologismes et l’usage de l’humour, par exemple, la nature de la critique incite moins au dialogue qu’un carnet de lecture en ligne. Cela pourrait s’expliquer par le fait qu’elle se présente davantage comme un constat figé plutôt qu’un processus et qu’elle crée l’illusion de s’appuyer sur des «faits» et non sur la documentation de réactions fugaces dans une illusion d’exhaustivité.

6. Pistes pour l’enseignement de la littérature

Nous avons brièvement parlé de l’usage utilitaire généralement fait des carnets de lecture dans les sphères d’enseignement. Dans beaucoup de cas, ceux-ci servent davantage d’outil évaluateur, d’un témoin de la lecture, d’une preuve que celle-ci a bel et bien eu lieu, que d’une méthode interprétative servant à l’implication de l’élève ou de l’étudiant. Or, le carnet de lecture, dans une forme numérique, peut devenir un incitatif en situation d’enseignement et d'apprentissage et de porte d’entrée à la lecture littéraire grâce à sa nature participative, tout en laissant de la place pour l’encadrement éventuel d’un enseignant. En effet, le rapport aux pairs est crucial dans l’élaboration complexe d’une interprétation pour le sujet lecteur:

En classe, la lecture littéraire est nécessairement une activité dialogique et intersubjective. Elle est dialogique, car, pour faire l’objet d’un apprentissage, chaque interprétation subjective doit être confrontée au texte lu et aux autres discours sur ce texte: ceux des pairs, des enseignants, des auteurs de manuels, des critiques, etc. Elle est intersubjective dans la mesure où la situation didactique implique la verbalisation et donc le partage des interprétations entre les lecteurs du texte. Pour interpréter un texte, les élèves doivent établir des liens explicites entre le texte lu, leur propre subjectivité et les discours de leur enseignant et de leurs pairs. (Sauvaire, 2015)

Ainsi, la création d’un réseau ouvert ou fermé de carnets de lecteurs au sein d’un groupe ainsi que le retour fréquent en classe ou à distance sur les contenus partagés et les diverses réactions des élèves à un même texte mettent en valeur leurs interprétations et instaurent un dialogue entre les différents sujets lecteurs. Ces interprétations sont mises à l’épreuve et questionnées selon différents critères qui font ressortir le caractère complexe de l’acte interprétatif.
L’implication du lecteur est toutefois nécessaire pour le développement de compétences de lecture littéraire. Pour beaucoup de chercheurs en didactique, cet investissement passe notamment par le renforcement d’un plaisir de lecture, qui peut se développer grâce aux carnets de lecture:

Ainsi, les traces observées dans les journaux personnels se composent-elles le plus souvent de citations accompagnées ou non d’un jugement lapidaire qui dit l’acquiescement ou la réprobation, mais le plus souvent l’admiration, voire l’exaltation. Parfois les passages recopiés sont si longs qu’ils composent au sein du journal une sorte d’anthologie personnelle […] Enfin, il n’est pas rare que l’admiration pour un écrivain entraîne le jeune lecteur dans une démarche d’écriture empathique, à la fois écho et hommage au texte aimé. (Rouxel: 68)

Les journaux qui sont décrits ici par Rouxel peuvent évidemment bénéficier de la forme numérique, puisque celle-ci permettrait l’exercice métacognitif qu’est le carnet (ou le journal) en lui-même. De plus, l’introduction d’un rapport à l’hypermédia, où les élèves ou étudiants pourraient être amenés à faire des collages, montages, à exprimer leur rapport à l’œuvre par divers moyens, faciliterait l’exercice, toujours dans le but de mieux cerner leur rapport au texte et à son interprétation et non pas alourdir inutilement la tâche du groupe. La forme numérique offre également davantage de possibilités de rétroaction de la part de l’enseignant, qui peut superviser son groupe en continu.

Conclusion

Par son usage stratégique assez répandu de l’humour, le carnet de lecture en ligne a le potentiel d’attirer un tout nouveau public pour le texte, actualisant la lecture en inférant de nouvelles informations, accordant plusieurs nouveaux sens à un même texte. Bien que les ajouts les plus souvent faits par les communautés concernent surtout les relations entre les personnages, comme avec l’analyse des rapports homoérotiques soulevés par le Duke of Bookingham, la construction collective de l’univers narratif enrichit l’oeuvre sous d’autres points de vue. Le sujet lecteur ne fait pas que resémiotiser le texte et mettre en scène sa propre lecture, il transforme l’œuvre jusqu’à en faire bel et bien partie, laissant les traces de son interprétation influencer les futures lectures d’autres lecteurs, bonifiant l’œuvre originale. De plus, la nature des réseaux sociaux incite le partage, la création de rhizomes de sens à même les fandoms dans lesquels le carnet s’inscrit. Les lecteurs, partageant certaines analyses ou simplement certaines réactions à des textes, entrent en contact les uns avec les autres et valorisent leur lecture de certains textes grâces aux échanges avec la communauté. Ils sont extrêmement actifs dans leur lecture, ne laissant aucun élément au hasard, remplissant les blancs du texte par des éléments narratifs cohérents dans l’univers de celui-ci9. Il s’agit d’une pratique légitimante, d’un processus essentiellement démocratique pour le lecteur, pour qui l’analyse judicieuse est valorisée par le reste de la communauté et vient compléter la lecture officielle établie par les communautés interprétatives précédentes, le «headcanon». Par cette pratique, les lecteurs épuisent le concept de lecture et prolongent l’univers fictif en brouillant la frontière avec la tradition. Le carnet de lecture en ligne et la participation à différentes communautés de lecteurs sur des réseaux sociaux est une pratique relativement récente, tributaire de la culture de l’écran, et donne un regain d’énergie au milieu du livre, qui devrait nécessairement prendre en compte ces vastes communautés qui se développent de plus en plus.

  • 1. Nous faisons référence ici aux statistiques de la Fondation pour l’alphabétisation apparaissant souvent dans les médias voulant qu’«au Québec, 19 % des gens sont analphabètes et 34,3 % éprouvent de grandes difficultés de lecture», citées ici par le chroniqueur Richard Martineau (Martineau, 2015).
  • 2. Ce qui s’avérerait être un retour ironique du balancier amorcé par Victor Hugo avec son célèbre «Ceci tuera cela. Le livre tuera l’édifice». (Hugo, 1967: 198.)
  • 3. En utilisant le terme «évaluer», nous tenons à faire ressortir les différents sens attribués à ce mot dans les sphères de l’enseignement, notamment en ce qui a trait à l’évaluation formelle, donc menant à une note, mais aussi au sens anglais d’«assess», qui renvoie aussi à la charge formative.
  • 4. Contrairement à ce que le pseudonyme pourrait suggérer, le Duke s’identifie au genre féminin. Nous la désignerons donc soit par des variations de son pseudonyme, soit par le pronom «elle».
  • 5. Notons, au passage, quelques exemples: «is it just a hobbit thing?», «let there be sass!» et «Frambo».
  • 6. Les différentes communautés Tumblr n’hésitent pas à porter plainte contre des blogues qui ont plagié du contenu original créé par d’autres blogueurs. Le phénomène est toutefois assez rare, puisque le mode de fonctionnement du réseau social, avec la possibilité de «rebloguer» du contenu directement sur notre page en seulement deux clics, favorise la création de liens directs avec les auteurs d’origine et au respect de la propriété intellectuelle.
  • 7. C’est-à-dire, «tout ce qui a, d’une manière ou une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants» (Agamben, 2014)
  • 8. Notons au passage «OTP», acronyme de l’expression «one true pair» pour parler d’une relation amoureuse, ou encore «ship», abréviation de «relationship» utilisée parfois comme nominatif et parfois comme verbe pour, encore une fois, parler des rapports amoureux de personnages fictifs.
  • 9. Nous pourrions citer plusieurs exemples tirés de diverses fanfictions, mais nous ne suggérons que ce court extrait publié sur le blogue Meh of Kirkwall présentant un nouveau cours d’économie familiale dans l’univers fictionnel de Harry Potter. Voir Meh of Kirkwall, 2016.
Pour citer: 

Horth, Sophie. «"Oh, No! He didn’t!" Les carnets de lecture en ligne, un épuisement métaréflexif». Cahiers de recherche Archiver le présent? 1 (2019). <http://www.archiverlepresent.org/article-cahier/oh-no-he-didnt>.

Bibliographie: