Éloge du régulateur de vitesse: Sips Plays Farming Simulator 17

Date de publication: 
14 mars 2017

Dans son ouvrage YouTube Théorie, Antonio Dominguez Leiva s’intéresse au phénomène YouTube dans sa construction, qu’il qualifie de «néobaroque» à cause de la nature effrénée du contenu répertorié sur la plateforme. Selon lui,

[YouTube] est l’héritier direct de la pratique télévisuelle du zapping (à l’âge mutant des chaînes câblées et de leurs mosaïques polycentriques) qui s’est désormais imposée comme mode privilégié de la réception. […] Ce serait là désormais la seule réponse possible à la sursaturation de l’iconosphère, épileptique fil d’Ariane dans un labyrinthe qu’il est désormais impossible de surveiller de façon panoptique. YouTube lui-même fonctionne majoritairement comme relais de cette technique, alliant à la fois réitération, échantillonnage et frénésie pour en faire une forme-médium essentiellement néobaroque, en termes calabresiens. (Dominguez Leiva, 2014: 38)

Dominguez Leiva s’inspire des propos de Geert Lovink à propos des médias numériques, qui affectent, selon lui, notre capacité d’attention: «Attentive watching and listening have given way to diffuse multitasking. When we sit down at the computer, we all get ADHD.» (Lovink, 2008: 10), associant ce comportement, entre autres choses, à la courte durée des vidéos retrouvées sur YouTube (deux minutes et demie, en moyenne, selon Lovink). YouTube apparaît donc comme une apologie de l’accéléré, où ne sont partagées que les potentielles vidéos virales échappant à plusieurs tentatives d’archivage et où la notion de propriété intellectuelle subit de nombreux glissements (comme nous avons pu l’observer avec les nombreuses versions d’une scène de Downfall reprise un nombre vertigineux de fois que Bertrand Gervais associe à la culture du remix (2015: 12)). Or, et ce de plus en plus fréquemment, YouTube devient également le lieu d’une archive numérique systématique de la vie quotidienne. C’est notamment le cas du youtuber Chris «Sips» Lovasz, joueur de jeux vidéo professionnel dont la popularité est bien établie dans les sphères de gaming1. En plus de ses deux chaînes YouTube, Sips joue également sur la plateforme de diffusion en simultané Twitch, où il passe plusieurs heures par jour à jouer devant un public. Alors qu’on retrouve en moyenne deux milles abonnés présents en direct sur Twitch, la chaîne est toutefois suivie par 213 167 personnes. Le contenu de ces diffusions en simultané est ensuite archivé, généralement de manière intégrale, sur la deuxième chaîne YouTube de Sips. L’exemple dont il sera question ici concerne un extrait de la série Sips Plays Farming Simulator 17 où on observe Sips récolter un champ pendant près d’une heure et dont la minuterie est visible pendant la durée complète des deux vidéos qui sont consacrées à cette activité.

Farming Simulator 17, entre soif de réalité et ironie

Comme son nom l’indique, le jeu vidéo Farming Simulator 17 est un jeu où le but principal est de s’occuper des tâches autour d’une ferme. Ce jeu vidéo est basé sur des principes de réalisme et d’exhaustivité qui sont bonifiés à chaque nouvelle version2. Dans ce jeu où le quotidien du métier d’agriculteur se trouve glorifié, on ne retrouve pas vraiment de fin définitive puisqu’il est conçu selon un principe de «monde ouvert». Généralement, cela signifie que le joueur aura épuisé son intérêt pour le jeu avant que ce dernier cesse de lui offrir de nouvelles possibilités.

La série de Sips consacrée à FS17 comporte trente-six vidéos d’environ trente minutes chacune. Le moment qui nous intéresse toutefois est celui répertorié dans les vidéos #8 et #9 de la série, où le youtuber se voit assigner une tâche qui consiste à récolter le champ d’un voisin.

(Sips Plays Farming Simulator 17, 2017, #8: Consulter à partir de la minute 18)

(Sips Plays Farming Simulator 17, 2017, #9: Consulter jusqu’à la minute 39)

Sips, il serait pertinent de le préciser, n’est pas renommé pour son talent de joueur. Les deux raisons qui expliquent partiellement sa popularité sont l’interactivité de sa pratique et son style en tant que joueur, assez humoristique. En effet, grâce à la diffusion en simultané, il reçoit et réagit aux commentaires de son auditoire en temps réel et lui répond systématiquement, ce qui crée une relation et un sentiment d’appartenance très fort dans sa communauté d’abonnés. De plus, puisque Sips rencontre de nombreuses difficultés dans sa pratique, dont le public est toujours le témoin privilégié, les problèmes ajoutent un intérêt comique à la diffusion, qui ne se présente définitivement pas comme un mode d’emploi classique du jeu, mais plutôt comme la documentation systématique d’une expérience, de la conservation des traces et des tâtonnements. Ainsi, l’auditoire, qui pourrait certes préférer jouer aux jeux testés par Sips lui-même, découvre dans la pratique du youtuber de nouvelles facettes à des univers parfois connus et parfois inconnus. Regarder Sips jouer est donc une expérience en soi qui s’ajoute, se superpose, ou remplace l’expérience de jeu elle-même.

Le jeu FS17 et l’expérience qu’en fait Sips sont ironiques dans leur ensemble. Le jeu, grâce au numérique, «rend présent le quotidien» (Gervais, 2016), un quotidien double, qui est à la fois celui bien réel de Sips qui se met en scène en train de jouer à un jeu devant un auditoire, mais également un quotidien fictif, mis en scène par la nature même de FS17, qui permet à quiconque de se mettre, du moins illusoirement, à la place d’un agriculteur. Comme Sips est un joueur de jeux vidéo professionnel, métier qu’il serait facile de qualifier de factice, il peut, l’espace de quelques heures, changer de rôle et apprendre de «vraies» tâches: conduire un tracteur, faire des livraisons, nourrir son bétail, etc. Comme on peut l’observer dans les extraits choisis, il ne s’agit pas d’un métier facile et Sips l’apprend à ses dépends.

La récolte mise en scène dans FS17 épuise la notion idéalisée de récolte dans un écho à l’esthétique de l’épuisement telle que décrite par Bertrand Gervais:

On assiste ainsi, depuis la deuxième moitié du vingtième siècle, à une accumulation étonnante de tentatives d’épuisement, qui témoigne de la très grande force symbolique de cette démarche. On y voit une véritable poétique, une façon d’aborder le réel et ses objets en tentant d’en épuiser le sens, la forme ou le matériau même. (Gervais, 2016)

L’apparition d’une série de jeux comme celle des Farming Simulator est loin d’être anodine. Est-il vraiment surprenant, à une ère où l’alimentation devient un enjeu de taille d’un point de vue mondial et où la mécanisation des processus agricoles «déshumanise» le rapport à la terre, de retrouver des mises en situation numériques où il est possible de faire l’expérience d’un métier de moins en moins accessible, d’étancher notre «soif de réalité» (Gervais, 2016)? Cet épuisement, dans le cadre de la récolte du champ, se fait entre autres par le rapport au temps. En effet, comme il s’agit d’une tâche chronométrée, le joueur (et, par conséquent, l’auditoire) est confronté à une minuterie sans cesse présente, mettant en relation le temps du jeu et le temps extérieur ou le temps réel. Ainsi, cette tâche pour le moins redondante recontextualise les temps simultanés et remet en question non seulement le temps consacré au jeu, mais peut-être plus particulièrement, le temps consacré au visionnement de l’archive. Le décompte de la minuterie, témoin du caractère routinier de l’expérience du jeu, dilate le temps réel au point où celui-ci semble devenir illusoire pour Sips:

We only have 18 minutes left. [...] We’re actually legit running low on time here. Man, they gave us an hour. I can’t believe it’s taken, like, almost an hour to do that. [rires] Have I actually been doing...That can’t be real time! Is it, like, somewhat sped up? Man, there is no way, right? I think I lost consciousness a couple of times while i was doing this.(#9, 30:35)

La monotonie de la récolte est accentuée par la minuterie, certes, mais aussi par le fait qu’il est possible, pour le joueur, d’activer le régulateur de vitesse et ainsi de n’avoir à véritablement conduire le tracteur qu’à quelques moments pendant la durée du processus. Ainsi, le joueur s’ennuie alors qu’il devrait normalement se divertir et l’auditoire, lui, peut développer l’impression d’être encore plus passif qu’il ne l’était déjà, ce qui dans le cas présent a occasionné des réactions des plus variées:

 sips.png

 

 

 

(Sips Plays Farming Simulator 17, #8: Capture d’écran)

sips2.png         

(Sips Plays Farming Simulator 17, #9: Capture d’écran)

sips3.png

(Sips Plays Farming Simulator 17, #10: Capture d’écran)

Le visionnement de Sips Plays Farming Simulator 17 joue également un rôle social puisqu’il rapproche, grâce au temps et à l’espace numériques, différents êtres en les rendant contemporains au sens où l’entend Lionel Ruffel:

Être au monde suppose une relation, qui suppose un partage du temps. Être au monde suppose d’être-au-temps, d’être contemporain, suppose une contemporanéité, que les mutations techniques font sans cesse évoluer. «L’ethos contemporain» serait en ce sens très largement dépendant du sens même de la contemporanéité, puisqu’il repose sur la capacité de partager un temps par-delà la présence physique. Il dissocierait présence (physique) et simultanéité (temporelle). (Ruffel, 2016: 62)

La contemporanéité, selon Ruffel, «fonde le collectif par la relation qu’elle instaure» (Ruffel, 2016: 64). Ainsi, bien qu’une certaine partie de l’auditoire de Sips cesse ses visionnements d’archives sur YouTube3, il n’en demeure pas moins que la pratique, d’abord de vidéo en simultané, puis de l’archive sur YouTube, rapproche grâce au partage d’un même temps à travers des temps variés, dans une «polychronie subjectivée» (Ruffel, 2016: 68).

Tentative d’exhaustivité, une conclusion

La diffusion en simultané et l’archivage subséquent du temps passé dans des jeux vidéos tels que les fait Sips peuvent être interprétés comme des tentatives d’épuisement du jeu vidéo. Le joueur, dans ce contexte, ne se contente plus de passer au travers de ces jeux en solitaire, mais met en scène son expérience, qui est par la suite visionnée par des milliers de personnes à travers le monde. YouTube, dans ce contexte, révèle une facette du réseau d’hébergement de vidéos qui est loin du néobaroque viral identifié par Dominguez Leiva, mais qui y  pousse telle une tête d’hydre chronophage en ajoutant une vocation archivistique insoupçonnée. Si le contenu généralement retrouvé sur YouTube se conçoit surtout comme fragmentaire, l’expérience de Sips se présente comme une tentative d’exhaustivité. Ce dernier élément fait d’ailleurs partie intégrante du style de Sips comme joueur, puisque le youtuber souhaite toujours explorer la totalité des possibilités offertes par les jeux qu’il essaie. Dans le cas de sa récolte dans FS17, Sips est extrêmement déçu lorsqu’il reçoit le message de la complétion de quête alors qu’il lui restait encore une infime partie du champ à récolter: «What the fuck? [long silence] What the fuck? All that setup for the landing strip, and you don’t even fucking get to do it!» (#9, 38:36) Le jeu se présente donc comme un obstacle à l’objectif d’exhaustivité de Sips, qui, en bon fermier simulé, souhaitait simplement terminer la tâche et avoir le sentiment du devoir accompli.

  • 1. Notons, au passage, que Sips a deux chaînes YouTube. La première crée en 2011 a 1 912 031 abonnés pour 591 264 182 visionnements et la deuxième, crée en 2014, a 126 997 abonnés pour 17 363 637 visionnements au moment d’écrire ces lignes.
  • 2. Dans la fiche descriptive du jeu sur la plateforme d’achat centralisée Steam, on peut d’ailleurs lire: «Utilisez et conduisez plus de 250 véhicules et équipements, provenant de 75 des plus grands constructeurs tels que Challenger, Fendt, Valtra et Massey Ferguson.»
  • 3. Les statistiques des visionnements descendent proportionnellement au nombre de vidéos partagées, mêmes si le nombre de visionnements reste surprenamment haut malgré tout.
Auteur·e·s (Encodage): 
Horth, Sophie