Avec l’intégration de caméras de plus en plus sophistiquées aux téléphones portables, chacun peut désormais aisément s’improviser archiviste du quotidien, capteur de l’instant qui passe, metteur en scène des fragments à la fois banals et exceptionnels qui composent une journée humaine. Les téléphones ayant désormais une fonction permettant de géolocaliser et de dater à la seconde près la photo captée, l’archive se ramifie à l’insu de son utilisateur. Un rayon de soleil qui éclaire une vieille dame traversant la rue Amherst, le crémât d’un cappuccino, un jeune mendiant qui interprète une chanson de Simon & Garfunkel au ukulélé, une bagarre qui éclate dans l’autobus Papineau direction sud, sont autant de formes que peut prendre cette archive digitale à une ère où tout ce qui pétrit le présent vaut immédiatement la peine d’être aimé, partagé et sauvegardé dans le nuage. À peine terminé, l’événement, minuscule ou immense, est déjà «muséifié», élevé au rang de témoin et perdu dans la multitude (Deleuze, 1998: 54).
Il semble que la qualité première d’un document d’archives soit sa conservation, conservation qui assurera son témoignage ultérieur, sa souveraineté face au temps qui passe et permettra sa mise en relation avec les documents qui le précèdent et le suivent. Serait-il possible de désigner comme «archive» un document dont les principes fondamentaux seraient sa disparition et son trucage programmés?
Comptant maintenant plus de 150 millions d’utilisateurs actifs à chaque jour, l’application à l’effigie de fantôme Snapchat fut conçue autour de l’idée d’un document médiatisé, qu’il s’agisse d’un texte, d’une photo ou d’une vidéo, qui disparait presqu’immédiatement après son ouverture par le destinataire. L’archive est ainsi pensée selon une logique d’autodestruction, véritable triomphe de l’éphémère. Le document subsiste pendant dix secondes au plus, en envoi direct, mais peut également être placé sous l’onglet «my Story», mon histoire, où il pourra être consulté pendant vingt-quatre heures avant de disparaitre. Les utilisateurs peuvent utiliser des lentilles qui altèreront leur apparence physique et parfois même leur voix, pouvant par exemple transformer cette apparence en piment fort crachant des flammes, en pois mange-tout ou en carlin. L’application permet également d’interchanger des visages et de remplacer son propre visage par n’importe quel autre détecté par l’application dans la bibliothèque photo cellulaire de l’utilisateur, permettant ainsi une infinité de métamorphoses. Il serait ainsi possible pour l’utilisateur de Snapchat d’incarner temporairement Marie-France Bazzo, Marie Mai ou Marie Curie si la photo d’une de ces dernières se trouvait sur son téléphone.
En adoptant une temporalité éphémère et en s’affichant comme une culture de la métamorphose, Snapchat abandonne l’impératif d’une cohérence, voire d’une transparence identitaire. Cette accumulation infinie de fragments, visant moins l’exhaustivité que la transformation incessamment renouvelée, semble présenter une forme de tentative d’épuisement de l’imaginaire de soi. Entendons ici le terme imaginaire selon la définition qu’en fait Lacan, soit : « [t]out ce à quoi le sujet se prend et en quoi il se rassemble : images, fantasmes, représentations, ressemblances et significations. Champ par excellence du narcissisme, du corps comme image, de la fantaisie et des fantasmes, de tout ce qui est pour le sujet sa réalité en tant qu'il s'y retrouve, la partage et, pourrait-on dire, y ressemble.» (Guyomard, 2016)
En ayant désormais la possibilité d’incarner à peu près toutes les formes qu’il désire, l’utilisateur de Snapchat tergiverse au milieu d’une panoplie de reflets de soi épuisant l’imaginaire qu’il parvient à se fabriquer de lui-même, permettant de constamment pousser plus loin l’Imposture, la mise en scène masquée de soi, sans jamais atteindre de réelle satiété. Ces images vraies nées d’un spectacle faux, puisque filtré, montrent bien la grande problématique au cœur de l’image photographique, travestissant les rapports du trio imaginaire-symbolique-réel, faisant en sorte que l’image «démise de sa fonction de copie, de l’empreinte fidèle du ça a été, d’analogon du référent, met en forme la réalité plus qu’elle ne la duplique» (Bergen, 1993: 335). Face à un miroitement aussi déformé et vaste de l’imaginaire de soi, l’utilisateur de Snapchat, habitant successivement plusieurs peaux de pixels, n’est plus contraint aux exigences temporelles auxquelles l’identité est normalement soumise.
Contrairement à Facebook, où l’identité de l’utilisateur est mise en relation sur une ligne temporelle extrêmement précise et cohérente, Snapchat, en proposant une archive indétectable, irrécupérable et truquée, désacralise la charge symbolique du passé, désengage l’horizon d’attente du futur. L’application abandonne ainsi «l’expérience d’un temps basé sur le passé, le présent et le futur et cède place à une temporalité unique, celle du présent» (Beaudoin-Pilon, 2016: 40). L’utilisateur de Snapchat, en mettant en scène un quotidien fragmenté, évolue au travers d’une multitude de fictions de soi et du monde, qui s’additionnent sans se rejoindre, s’inscrivant dans un présent perpétuel qui, ayant à peine éclos, est déjà placé sous le sceau du (dé)passé. Cette surconsommation et cette surdétermination du présent, au détriment du passé et du futur, sont désignées par l’historien français François Hartog par le terme «présentisme».
Pour Hartog, dans un régime d’historicité, le trait spécifique du temps présent est l’attention. Cependant, l’attention qui caractérise cette tyrannie du maintenant, dont Snapchat est l’un des symptômes, est profondément éclatée, désengagée et sélective, ne se dirigeant ni vers l’horizon d’attente d’un futur et ne se basant pas sur le champ d’expérience d’un passé. L’historien pointe avec gravité le grand paradoxe de ce présent «monstre», qui se présente à la fois comme tout (puisqu’il n’y a que du présent) et comme presque rien (puisqu’il s’inscrit dans la tyrannie de l’immédiat) (Santini, 2010). Ce refus de la pérennité du document dont témoigne Snapchat, refus d’endosser la charge symbolique d’une trace ne faisant plus sens hors de l’instant présent, semble bien rejoindre cette idée alarmante d’Hartog.