Faut-il distinguer les tentatives d’exhaustivité de l’absolu littéraire? Si l'exhaustivité passe souvent par le projet encyclopédique qui accumule, classe, synthétise et organise l’ensemble des connaissances disponibles dans le monde à un moment et dans un contexte donné, le terme de «livre absolu» renvoie plutôt à l’idée d’un livre infini, inépuisable, qui transcenderait le monde. L’appellation de livre absolu est privilégiée par les premiers romantiques allemands dans la revue de l’Athenaeum pour qualifier leur projet littéraire: «Existe-t-il un autre mot pour distinguer de l’idée commune du livre celle d’un livre infini — bible, livre pur et simple, livre absolu?» (Schlegel, 1798-1800; cité dans Lacoue-Labarthe et Nancy, 1978, p. 215) C’est que l’absolu littéraire n’est pas réductible à l’entreprise encyclopédique, même s’il y est intimement lié. Cette entrée de carnet voudrait donc amorcer une distinction entre exhaustivité, épuisement et réel, d’une part, et totalité, infini et vide, d’autre part, depuis L’Univers d’Hubert Haddad.
Le livre d’Hubert Haddad s’avère en effet un cas intéressant pour l’analyse puisqu’il poursuit un idéal d’exhaustivité (archiver l’entièreté des souvenirs d’une vie en grande partie oubliée) et se construit à partir du fantasme d’un «livre inépuisable» (Haddad, 1999, p.58). Le narrateur amnésique (il dispose d'une mémoire à court terme d'environ quinze, vingt minutes, puis replonge dans un présent abandonné), qui a oublié jusqu’à son nom, se doute qu’il a vécu un grand amour sans parvenir à se remémorer la personne aimée. Il écrit alors – de la chambre d’hôpital où il est soigné, et qui donne sur l’océan – ce qu’il appelle tantôt un «dictionnaire mélancolique», un «lexique du néant», un «petit glossaire des gouffres» (Haddad, 1999, p. 19) ou simplement un «impossible abécédaire» (Haddad, 1999, p. 106). Les mots, classés par ordre alphabétique, vont de «Abandon» à «Zwitter», qui correspond au nom propre du neurologue traitant. Dans ce «dictionnaire», les mots se déploient ainsi comme des archives du désir.
L’archive prolifère sur l’oubli
D’après Laurent Demanze, «Hubert Haddad délaisse l’ambition du roman-monde pour proposer le portrait en éclats d’un narrateur (2015, p. 83)». Pour ma part, si je conçois effectivement le livre comme une construction qui se déploie depuis le singulier, le subjectif et la poésie du signifiant intime, le brouillage des frontières entre subjectif et objectif, personnel et universel, recrée à mon sens un roman-monde. Mais c’est un roman-monde dont le point de départ réside au sein de la mémoire et du désir, au lieu d’enraciner son origine dans un monde extérieur qu’il s’agirait d’observer. L’universel n’est ainsi pas représenté «dans sa totalité, mais comme une totalité» (Samoyault, 2007, p. 96). La nuance réside dans le fait que, dans le deuxième cas de figure, l’entreprise consiste moins en un archivage de l’ensemble du réel envisagé comme une totalité préexistante à documenter et à recenser qu'en une tentative de prendre le raccourci du fragment, qui vaut alors pour le tout.
Ce n’est donc plus simplement son portrait que dresse le narrateur en traquant son désir de mot en mot, passant par les souvenirs éclatés et les théories astrophysiques, mais celui du monde entier, d’un amour absolu, de l’oubli universel dont les bris se trouvent à être réfractés au sein de chaque fragment. Les mots prolifèrent sur l’oubli du narrateur, c’est-à-dire sur le vide plutôt que sur le réel, et la défaillance de la mémoire ayant conduit à la perte des repères identitaires (nom, image corporelle, âge, égo) devient la condition de l’abolition des frontières entre soi et le monde qui permet d’accéder à la totalité. En effet, ne subsiste aucune distinction entre le cosmos et les sentiments les plus intimes qui habitent le narrateur, dont les pouvoirs semblent s’exercer les uns sur les autres au point où il se demande: «Pourrait-on […] déduire de nos peines de cœur une carte des mouvements planétaires ?» (Haddad, 1999, p. 35) Une telle dissolution dans le monde ne saurait être possible pour un être ayant une conscience nette de la frontière entre son corps et le monde extérieur. La condition mnésique dans laquelle se trouve le narrateur lui permet d’éprouver avec une extrême acuité la porosité entre le tout et la partie.
Un amour absolu
Le narrateur compare d'ailleurs la peau humaine aux amas de gaz et de poussières interstellaires afin d’illustrer la contingence de la séparation entre le soi et le monde:
Sensation: Dans un monde d’outre-tombe, en différé permanent, l’échange d’informations instantané crée la sensation. Voici à peu près la nature de ma relation avec Azralone. L’énergie des particules sans masse n’a besoin que d’un transfert numérique pour s’incarner à l’identique depuis la matière: d’un champ d’ondes à un autre champ d’ondes. Pour garder l’idée de contact et d’échange, ôtons la salive et l’épiderme qui sont de pures contingences comme les nébuleuses et les éléphants. Azralone m’habitait, indétectable, dans une superposition de songes. (Haddad, 1999, p. 415)
Le narrateur entretient une relation à distance (c’est le moins qu'on puisse dire) avec Azralone puisque cette dernière se trouve hors de l’atmosphère terrestre. Cet amour atemporel se déploie au travers du vide spatial et par delà la mort. Azralone s’avère en effet être une étoile dont la lumière lui parvient depuis le passé; le narrateur est ainsi séparé d'elle par des années-lumière. Le tragique de cet amour est à la mesure de la séparation: «La plus tragique connotation fut que nous ne serions jamais en phase. La femme que j’aime est morte il y a mille ans peut-être. Autour de moi, le théâtre funèbre du monde joue notre éternelle séparation (Haddad, 1999, p. 370. L’auteur souligne)». L’amour rencontré par-delà le temps apparaît comme l'œuvre de sa vie: une œuvre absolue dont il ne peut rendre compte sans provoquer du même coup son éclatement. Paradoxalement, la plénitude d'une œuvre absolue ne se donne à lire que dans le manque, le fragment, l’inachevé. Cette idée n’est pas sans rappeler la «logique du hérisson» des romantiques du cercle d’Iéna:
La totalité fragmentaire, conformément à ce qu’il faudrait plutôt se risquer à nommer la logique du hérisson, ne peut être située en aucun point: elle est simultanément dans le tout et dans chaque partie. Chaque fragment vaut pour lui-même et pour ce dont il se détache. La totalité, c’est le fragment lui-même dans son individualité achevée. C’est donc identiquement la totalité plurielle des fragments, qui ne compose pas un tout (sur un mode, disons, mathématique), mais qui réplique le tout, le fragmentaire lui-même, en chaque fragment. (Lacoue-Labarthe et Nancy, 1978, p. 64)
Une telle logique n’est ni celle d’une narration successive qui aboutirait à un tout fermé, clos sur lui-même ni celle d’un éclatement intégral dont les morceaux épars seraient jetés dans le chaos. Plutôt: le fragment vaut pour le tout, comme en témoignent certaines définitions de L’Univers qui forment des îlots autonomes au milieu des autres définitions auxquelles ils sont pourtant liés par une nécessité intime, celle du désir du narrateur. Le mot englobe véritablement l’univers de par sa capacité à l'absorber et à le réfracter à sa mesure — il s’agit bien d’un pouvoir réfringent et non réfléchissant, puisque l’univers n’y est pas dupliqué en miniature, mais fléchi par une modification de l’orientation. La nuance importe dans la mesure où le rapport entre le livre et le monde ne se fonde pas sur une transcription en miroir. Nulle tentative, chez le narrateur, de «mettre» le monde dans un livre. Son entreprise vise plutôt à inventer le réel et à le faire tenir en son sein par la force du style:
Une idée absurde me vient: écrire un livre pour ramener au monde l’être perdu, pour le ramener réellement. Un livre, en somme, pour inventer la réalité. Tout en lui devrait avoir l’étoffe inimitable des sensations. À vrai dire, il serait cette étoffe même à force d’intensité et de style. (Haddad, 1999, p.23)
Autrement dit, ressusciter l’aimée dans le livre n’implique certainement pas de la représenter fidèlement dans sa totalité, mais plutôt de l’inventer, de construire un être non pas de chair, mais de mots. Si l’amour lui a été donné dans sa totalité par une incompréhensible instantanéité de la sensation, le livre ne peut que rompre cette simultanéité intraduisible. Tout se passe comme si la forme exerçait un pouvoir gravitationnel qui attirait la matière du cosmos et la mettait en orbite du livre. Le narrateur ne transcrit pas une sensation préalable, mais puise dans l’oubli originel, c’est-à-dire dans l’impossibilité de retrouver cette sensation perdue, et la force de l’invention passe par la réunion du disparate. Encore une fois, cela évoque un motif central dans la théorie littéraire des premiers romantiques allemands: le Witz, à la fois trouvaille, réunion des hétérogènes et savoir immédiat, synthétique (Lacoue-Labarthe et Nancy, 1978, p. 75). Le Witz abat les frontières et réduit la distance. Dans L’Univers, cela passe, notamment, par les rapprochements inattendus que crée l’écriture entre l’objectivité des sciences dites pures et l’esprit religieux.
Solliciter l’inconnu
D’après le narrateur, «[l]es astrophysiciens réintroduisent à leur insu l’esprit religieux dans les têtes (Haddad, 1999, p. 93)». Il ne s’agit pas d’opérer une bête réduction de la science à la croyance en niant la spécificité de l’entreprise scientifique quant à sa recherche de la vérité. Mais comme le souligne Wittgenstein, l’apprentissage des faits dits scientifiques se fait lui aussi depuis la croyance: «L’enfant apprend en croyant l'adulte. Le doute vient après la croyance (1965, p. 61)». Le problème, c’est que vérifier n’a pas de terme, ou plutôt, que le terme du processus de vérification est arbitraire. Wittgenstein donne l’exemple de Napoléon: «Nous vérifions l’histoire de Napoléon, mais non si tout ce qui est rapporté de lui repose sur l’illusion ou l’imposture ou autre chose de ce genre (1965, p. 61)». Selon le narrateur de L’Univers, la distance entre science et mysticisme s’estompe ainsi en une fin universelle: «solliciter l’inconnu (Haddad, 1999, p. 110)». La mémoire du narrateur entretient un rapport métonymique avec la mémoire de l’humanité tout entière, qui construit son discours sur un non-savoir, un «oubli» collectif de l’origine. Et c’est dans ce contexte que l’écriture de L’Univers pactise avec le vide: «l’écriture itérative reprend à chaque fois la recherche d’identité depuis son origine, sans mémoire cumulative ni souvenir d’une durée (Demanze, 2015, p.84)». Chaque fois, c’est comme si rien n’avait jamais existé. Ainsi, tandis que les mots du livre prolifèrent sur un oubli subjectif, celui d’un narrateur amnésique, le dictionnaire se construit à l’image de la théorie du Big Bang. Tel l’effondrement de l’univers qui suivrait la phase d’expansion de ce dernier, entraînant une contraction (le Big Crunch) du cosmos jusqu’à un point de singularité abolissant l’espace et le temps, la rédaction de ce dictionnaire implique de reprendre, à chaque définition, depuis le temps zéro, annulant toute successivité et possibilité cumulative.
Dans ce contexte, il ne peut donc être question de faire aboutir le monde dans un livre, car le néant a remplacé la totalité qu’il fallait conquérir. Certes, sauf que l’entreprise du narrateur repose aussi sur la croyance en une vie complète préalable à l’événement traumatique qui a provoqué l’amnésie. Une recherche d’exhaustivité est alors entamée dans l’optique de restituer le passé et de retrouver les souvenirs perdus. C’est-à-dire qu’un désir d’exhaustivité reposant sur l’archivage, la vérification et l’étude minutieuse du passé sous-tend bel et bien l’écriture, mais que l’épreuve d’une simultanéité fugace (que l’on peut appeler amour, Witz ou néant) prend finalement le pas sur ce dernier en libérant l’écriture de sa tâche archéologique:
Weltanschauung: Une vision totale du monde, une conception de l’univers qui implique l’existence entière et son sens dans l’histoire, laisse-t-elle la place à un grain de folie ? Je suis prêt aujourd’hui à concéder beaucoup, quant à la valeur de mes sources. Oubliant ma position, j’ai parfois confondu ciel austral et boréal. D’aucune façon je n’ai pu rendre compte de la disparition de Lami et de son chien Hubble […] J’ai pourtant été sincère d’un bout à l’autre en dépit d’un tissu d’imbroglios, de contradictions est d’approximations que seuls expliquent les divers maux et afflictions qui réduisent ma conscience. Vingt minutes de lucidité d’un moribond valent bien une vie de distraction. La vision du monde tient en une microseconde comme la naissance de l’univers. Ainsi, l’amour est instantané et coïncide absolument avec l’être fugace. Azralone est mon âme et ma mort. Je ne l’ai pas perdue. La nuit de la Sainte-Ambroisie durera éternellement. (Haddad, 1999, p. 492)
À terme, il convient sans doute de reconnaître que la différence constitutive entre l'exhaustivité et l'absolu littéraire réside dans le fait que la première supposent un réel, un monde à reconquérir par l’archivage compulsif (tout consigner, tout écrire, tout dire), tandis que le second pactise avec un vide originel, faisant le pari qu’il n’y ait, au fond, rien à épuiser. Cela n’engendre pas nécessairement des manifestations opposées sur le plan de la forme puisque les dictionnaires, les glossaires, les lexiques et, plus généralement, l’usage du fragment constituent sans aucun doute les formes privilégiées des esthétiques de l’épuisement, dont Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (1975) de Perec est un exemple patent. La nuance réside peut-être davantage dans une certaine conception divergeante de l’écriture: l'une envisage cette dernière comme un possible outil de maîtrise sur le monde, potentiellement illusoire et voué à l’échec; l'autre plutôt comme une dépossession qui n’échoue ni ne produit d’illusion d’exhaustivité, car l'écriture ne visait, au départ, que le néant.
Boivin, Aglaé. « Un pacte avec le vide », 1er mars 2022. http://archiverlepresent.org/entree-de-carnet/un-pacte-avec-le-vide