Exploration sur le thème des points d’origines du principe d’exhaustivité

Date de publication: 
05 avril 2022

L’article (Gervais, 2016) fondateur du groupe de recherche Archiver le présent postule que le numérique1 véhicule un principe d’exhaustivité (ou d’épuisement)2. Ce dernier est utilisé par nombre d’artistes (des arts hypermédiatiques, principalement) afin de créer des œuvres qui mettent en action ou en scène cette logique; constituant par le même fait, une esthétique de l’épuisement. Dans un ordre d’idée proximal, l’article identifie le texte de Georges Perec, c’est-à-dire Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (1975), comme «point d’origine» de cette esthétique. Or, il est à se demander si ces deux éléments référentiels représentent réellement les «sources» de ce phénomène. Serait-il possible que le numérique, tel que le laissait entendre la formulation employée précédemment, ne soit que l’un des véhicules d’un principe qui est antérieur à son avènement? Faut-il voir dans le texte de Perec l’apparition parfaitement originale de cette esthétique? C’est dans le but d’investiguer ces questions, et en particulier la première, que cette courte exploration est proposée. Pour ce faire, je me propose d’examiner deux œuvres typiques de l’esthétique à l’étude afin d’identifier la nature de l’épuisement qu’elles mettent en scène ou en action ainsi que leur rapport à la notion d’archive. Il s’agit de libraryofbabel.info (2015) de Jonathan Basile et de «La bibliothèque de Babel» (1944) de Jorge Luis Borges.

En quelques mots3, libraryofbabel.info donne son nom à la seconde itération du projet de Jonathan Basile qui consiste en la création d’une version numérique de la bibliothèque imaginée par Borges dans «La bibliothèque de Babel». Pour sa part, la nouvelle de Borges (tirée de son célèbre recueil Fictions, 1944) relate la description de ladite bibliothèque par l’un de ses «bibliothécaires», ainsi que la mise en perspective de ses enjeux. Ce texte est lui-même inspiré d’une courte étude effectuée par Borges dans «La librairie totale» (1939). 

Ces deux œuvres sont perçues comme étant typiques de l’esthétique à l’étude puisqu’elles mettent en scène et en pratique un principe d’exhaustivité en plus de toucher à un autre axe de recherche d’Archiver le présent, à savoir la question de l’archive. Le principe qu’elles mettent en action est clairement identifié par Basile lorsqu’il rappelle que dans «La librairie totale», Borges «cartographie l’histoire de l’idée du langage en tant que simple combinatoire de lettres ou de mots» (ma traduction, 2015: para. 2). C’est par l’application de ce principe combinatoire que se révèle l’exhaustivité, puisque même par l’utilisation d’un nombre restreint de caractères (le point, la virgule et l’espace, ainsi que vingt-deux lettres chez Borges et vingt-six lettres chez Basile), le nombre de combinaison est si élevé qu’il pointe vers l’infini. En guise d’exemple, chez Basile il s’agirait de 29 (caractères) à la puissance 3200 (nombre maximal de caractères par page); c'est-à-dire 29 multiplié par lui-même 3200 fois. C’est le nombre astronomique qui en découle qui demande l’invention d’une bibliothèque de l’ampleur de celle imaginée par Borges. 

De surcroît, les deux œuvres sont particulièrement représentatives de cette esthétique puisqu’elles ne parviennent pas à l’exhaustivité, mais en donnent l’illusion. Ce paramètre, très fréquent dans les œuvres de ce corpus, est décrit en ces termes par Bertrand Gervais : 

L’illusion d’exhaustivité survient lorsque la quantité d’éléments inclus dans la représentation, non pas tant s’approche de l’équivalence, mais dépasse les attentes des lecteurs ou spectateurs quant aux possibilités mêmes de la représentation. C’est l’écart qui détermine l’effet. (2016: p. 3) 

Borges dépasse les attentes par l’étendue de sa réflexion, manifestée par l’imaginaire, quant à l’idée du langage comme combinatoire. Basile l’accomplit par la possibilité de génération (algorithmique) quasi illimitée de textes, de pages, de tomes, etc. Enfin, ces œuvres représentent le corpus de l’exhaustivité en mettant en jeu la question de l’archive. 

En effet, «La bibliothèque de Babel» consiste en une forme d’archive bien particulière; qu’il est juste de qualifier de «totale». Elle est totale par le principe combinatoire qui la régit. Toutefois, Borges s’assure de pousser cette totalité à sa limite, c’est-à-dire l’infini. En guise d’exemple, le narrateur affirme que «[s]’il y avait un voyageur éternel pour la traverser dans un sens quelconque, les siècles finiraient par lui apprendre que les mêmes volumes se répètent toujours dans le même désordre – qui, répété, deviendrait un ordre: l’Ordre.» (Borges, 1994: p. 45) Cette totalité est aussi représentée dans le fait que cette bibliothèque n’archive pas que des documents du passé, mais bien tout texte potentiel, donc les écrits à venir.

Pour sa part, libraryofbabel.info émule les qualités de la bibliothèque de Borges et cela s’applique aussi à l’aspect archivistique. Toutefois, le contexte médiatique (plus précisément du médium) impose certaines contraintes à la représentation et à la constitution de l’archive. Sans vouloir nier que le livre impose lui aussi des contraintes, celles que subit libraryofbabel.info par le médium numérique limite davantage l’illustration de la totalité de l’archive. La grande différence tient dans le fait que Basile tente de manifester (virtuellement) la bibliothèque tandis que Borges ne fait que de la décrire. Malgré les prétentions du numérique, concrétiser l’infini que constitue cette archive totale est impossible, et ce, autant à cause des limites matérielles qu’énergétiques. Conscient de ces limites, Basile a choisi de ne pas archiver sur le site de l’œuvre les pages et les tomes générés, mais seulement le calcul ayant permis leur génération; cela dans le but d’assurer une traçabilité des pages ainsi créées et une permanence à la localisation desdites pages (ou tomes). L’artiste-chercheur a créé un site internet associé afin que les utilisateurs·trices puissent y déposer leurs trouvailles. En d’autres mots, ce second site est une archive restreinte de l’archive totale et, plus précisément, une archive au sens conventionnel, puisque «le concept de l’archive réfère principalement à l’état stable ‒ ou plutôt, stabilisé ‒ de documents textuels […]» (ma traduction, Gielen & Laermans, 2007: para. 5).

Le second grand élément à relever, en vue de poursuivre le filon argumentatif proposé par la présente exploration, concerne la question de l’encyclopédie. En effet, bien que «l’univers4» de Borges, et par filiation, celui de Basile, constitue une bibliothèque et une archive, le narrateur, ainsi que nombre de bibliothécaires y cherchent des ouvrages (ou un seul) qui permettraient de s’orienter dans ce «savoir» infini. En effet, que ce soit un catalogue «j’ai effectué des pèlerinages à la recherche d’un livre et peut-être du catalogue des catalogues» (1994: p. 40), une clé ou un résumé «[s]ur quelque étagère de quelque hexagone, raisonnait-on, il doit exister un livre qui est la clef et le résumé parfait de tous les autres» (p. 44) ou un livre total «[i]l est certain que dans quelques étagères de l’univers ce livre total doit exister» (p. 44), les habitants semblent nécessiter un outil d’abrègement du savoir. Bien que ce dispositif puisse prendre plusieurs formes, l’encyclopédie représente l’un des meilleurs moyens5 pour autant recenser, classer, condenser autant que valoriser tous les savoirs contenus dans la bibliothèque de Babel. Dans cet ordre d’idée, puisque cette dernière contient toutes les combinaisons possibles du nombre susnommé de symboles, toutes les encyclopédies potentielles doivent se trouver dans la bibliothèque, ce qui rend plausible et pertinente la quête du protagoniste. 

Il serait aussi possible de voir l’essai antécédent au récit de Borges comme un effort encyclopédique de sa part en ce qui a trait à la question de l’archive totale et de la bibliothèque de Babel. La reprise de Basile peut être vue comme une mise à jour de cet article encyclopédique, et ce, non dans son œuvre comme telle, mais dans ses marges, c’est-à-dire là où il commente le travail de Borges; nommément dans la section «Theory6» du site sinon dans son essai Tar for Mortar: “The Library of Babel” and the Dream of Totality7 (2018). 

Ce à quoi mènent ces diverses remarques, concernant la question de l’archive et de l’encyclopédie dans ces deux projets, touche à la connivence entre principe d’exhaustivité, archive et encyclopédisme. Plus précisément, le principe d’exhaustivité semble participer tant aux projets archivistiques qu’aux projets encyclopédiques, ce qu’illustrent les deux œuvres à l’étude. C’est-à-dire que devant l’expansion constante de la connaissance, du moins d’éléments signifiants qui, une fois combinés, ont le potentiel de générer de la connaissance, se remarque une certaine tendance à rapatrier ce tout signifiant. L’archive sert à rassembler l’entièreté des documents sur un objet, un sujet, un thème, etc. donné et d’en assurer la subsistance. L’encyclopédie tente de recenser toutes les connaissances (l’état de celles-ci dans un contexte et à un moment donné), et ce, sous une forme abrégée et limpide. Ainsi, les deux pratiques visent une certaine exhaustivité. Or, devant l’expansion incessante du savoir, l’archive comme l’encyclopédie (traditionnelles) sont menacées dans les limites qu’elles se sont établies. Faut-il rouvrir (déstabiliser) une archive à cause de l’émergence, par exemple, d’une nouvelle technologie de datage ou de l’apport d’une nouvelle discipline sur l’objet d’étude? Faut-il réviser puis réimprimer l’entièreté d’un tome précis d’une encyclopédie à cause d’un changement de paradigme scientifique rendant caduc l’état de la connaissance sur un sujet donné? Ces questions sont évidemment rhétoriques, mais permettent de révéler le principe d’exhaustivité qui menace et propulse ce type d’entreprises. 

En ce sens, et par extension, est-il à supposer que ce principe est antérieur à ces projets, ainsi qu’à celui du numérique (et que tous trois ne représentent que des tentatives tant d’abrègement que d’épuisement)? Se pourrait-il que l’exhaustivité soit une partie constituante de notre rapport au savoir, voire, au monde? C’est-à-dire que notre volonté (ou pulsion) de rendre signifiant le monde (puisqu’au final, il en va de notre survie) nous pousse naturellement vers l’exhaustion. Puis, comme l’illustre parfaitement la nouvelle de Borges, devant ce potentiel infini de sens, un vertige s’élève en l’être humain; vertige tout aussi effrayant qu’attirant. État qui impulse tant le désir de manifester l’entièreté du potentiel signifiant du monde (ou de «l’univers» borgésien) que la circonscription des pans les plus utiles à la survie de l’espèce. Forces centrifuges et centripètes que le numérique ne fait qu’accélérer.

Dans tous les cas, ce que cette brève exploration permet de mettre en relief, c’est que le principe d’exhaustivité, ainsi que son illusion, se manifeste dans des projets antérieurs aux deux points d’origines préalablement établis, nommément l’avènement du numérique et Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Perec. Aussi, elle donne l’opportunité d’émettre des hypothèses sur l’influence dudit principe au cœur de grands projets de l’histoire de l’humanité tels que l’archive et l’encyclopédie. Dans cet ordre d’idée, il serait possible d’y voir un rapport plus fondamental entre l’être humain, l’épuisement et le savoir. Ce qui permettrait d’ouvrir considérablement l’horizon de recherche en ce qui a trait au principe d’exhaustivité.

  • 1. «Par numérique, il faut entendre l’ensemble des dispositifs et des plateformes de diffusion rendus disponibles par les développements informatiques récents, en tant qu’ils constituent une sémiosphère (Lotman, Youri, La sémiosphère, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 1999).» Cité par Gervais dans (Gervais, 2016: p. 6).
  • 2. «Le numérique laisse l’impression que nous pouvons avoir une connaissance quasi exhaustive du monde et de ses manifestations, du quotidien et de ses événements, de la vie de tous les jours et des lieux où elle se déroule.» (Gervais, 2016: p. 6)
  • 3. Un descriptif plus détaillé de l’œuvre se trouve consigné à l’adresse suivante: http://archiverlepresent.org/fiche-de-la-collection/libraryofbabelinfo.
  • 4. La bibliothèque de Babel est aussi nommée «univers» à plus d’une reprise au cours de la nouvelle de Borges.
  • 5. En dehors, bien sûr, de ce livre total fantasmé par le narrateur, ses confrères et ses consœurs.
  • 6. Section accessible grâce à cette adresse: https://libraryofbabel.info/theory.html.
  • 7. Essai accessible gratuitement à l’adresse suivante: https://library.oapen.org/viewer/web/viewer.html?file=/bitstream/handle/....
Pour citer: 

Fiset, Yohann-Mickaël (2022). Exploration sur le thème des points d'origines du principe d'exhaustivité. archiverlepresent.org. Situer Archiver le présent. Récupéré de : https://archiverlepresent.org/entree-de-carnet/exploration-sur-le-theme-....

Bibliographie: 
Auteur·e·s (Encodage): 
Fiset, Yohann-Mickaël
Fiche de la collection

libraryofbabel.info (2015) donne son nom à la seconde itération du projet de Jonathan Basile qui consiste en la création d’une version numérique de la bibliothèque que Jorge Luis Borges av