Arpenter, délimiter et décrire le monde habité: telle est, depuis les enquêtes d’Hérodote et jusqu’au début du XIXe siècle, l’ambition du récit de voyage. L’écriture viatique, focalisée sur un objectif de transmission du savoir -à des fins utilitaires, qu’elles soient savantes, stratégiques, commerciales- se voit attribuer les mêmes fonctions que l’encyclopédie, telles que Roland Barthes les définit: «l’information, la connexion, l’évaluation et la remémoration» (Haberl, 2009). Elle rassemble et organise le savoir sur le monde à travers des catégories thématiques qui ont vocation à couvrir tous les domaines de la connaissance humaine (histoire, géographie, botanique, climat, littérature…); elle opère des liens entre ces différentes catégories, mais aussi entre l’objet de son étude - un pays donné - et le savoir déjà connu, ou encore, entre les discours précédemment/concurremment tenus sur ce pays et le sien propre; elle exerce enfin une vision critique sur ce savoir, qu’elle commente et accommode pour son lecteur; et elle l’inscrit enfin dans le temps long de l’histoire, le garantissant contre l’oubli par le biais de la répétition (mention, citation, insertion) et de la compilation1.
Néanmoins, un changement de paradigme intervient dans l’écriture du récit de voyage entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle – changement de paradigme que l’on peut imputer à la disparition de la mention terra incognita sur les planisphères: dans un monde désormais intégralement connu, les chorographes, naturalistes, physiciens, historiens de l’art…cèdent place à l’honnête voyageur, tête bien faite, qui inscrit son discours dans une perspective subjective assumée. Alain Guyot et Roland Le Huenen, qui datent ce tournant de la publication de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811) de François-René Chateaubriand, le théorisent ainsi:
C’est le remplacement d’une économie descriptive orientée vers l’objet au profit d’une économie narrative fondée sur le sujet, ou encore le passage d’un inventaire du monde à un usage du monde qui accorde au moi du voyageur scripteur une autorité régulatrice jusqu’alors insoupçonnée (Guyot/Le Huenen, 2006: 227).
De miroir du monde2 ayant vocation à rassembler de manière exhaustive et ordonnée l’ensemble des connaissances humaines sur le monde à des fins de préservation et transmission, le récit de voyage devient le creuset de l’impression, par l’avènement d’une écriture à la première personne, reconduisant le pacte autobiographique mis en lumière par Philippe Lejeune, où auteur, narrateur et personnage sont une seule et même instance:
Pour qu'il y ait autobiographie (et plus généralement littérature intime), il faut qu'il y ait identité de l'auteur, du narrateur et du personnage (Lejeune, 1975: 15).
Cette identité entre les trois instances du récit de voyage est la condition nécessaire d’un contrat de lecture passé entre l’auteur et son lecteur: de la part de l’auteur, l’engagement de dire la vérité, et de la part du lecteur, de croire qu’il s’agit bien de la vérité. Comme dans le cas de l’autobiographie, elle est à la fois ce qui garantit la fonction référentielle et l’authenticité du voyage, et ce qui marque l’adieu à un idéal asymptotique de savoir objectif. Certes, l’énonciateur garantit l’indexation du voyage écrit sur le voyage réel, dont il fait sa matière (observations, évènements circonstanciés, description de lieux ou de coutumes, réactions issues de la rencontre avec l’Ailleurs et l’Autre); mais sur lui pèsent les mêmes soupçons que sur l’auteur d’une autobiographie: la tentation de la fiction, selon l’adage qui a consacré la figure typique du voyageur menteur: «A beau mentir qui vient de loin». Enfin, il renonce à sa vocation de compilateur encyclopédiste, de passeur de savoir, délimitant le discours à sa sphère intimiste. La vérité n’est plus jugée à l’aune d’une conjonction et d’un accord fructueux des discours sur le monde - un compilateur tirant son autorité propre des discours qui le précèdent, et offrant à ces discours leur statut d’autorité en les citant -, mais à l’aune de la première personne, creuset d’une adéquation entre personne réelle de l’écrivain et êtres de papier que sont le narrateur et le voyageur.
Le cahier des charges du récit de voyage moderne - passage d’une écriture de la compilation encyclopédique à une écriture de l’impression -, semble ne pas connaître de modification notable à l’ère de l’écran et de la littérature numérique, où le récit de voyage imprimé trouve un relais dans son avatar contemporain : le blog de voyage. De fait, ce qui caractérise ce support hypermédiatique3 est la libre expression d’un ou de plusieurs «Je», à travers des articles publiés au fil des jours, à la manière d’un journal de bord. Telle est d’ailleurs l’étymologie du mot « blog », aphérèse du mot-valise weblog créé en 1997 par le blogueur Jorn Barger, à partir du mot web et du mot log, qui signifie littéralement «journal de bord»4.
On le comprend, l’ambition du blogueur est de scander son expérience du réel, le cours de ses jours, par des jalons intimistes; et le blog de voyage chronique simplement la découverte personnelle d’un pays, à hauteur d’homme, sans prétendre livrer à son lecteur l’ensemble exhaustif des connaissances disponibles au sujet de ce pays – comment pourrait-il le prétendre, d’ailleurs, puisque la plupart des blogs de voyage, souvent discrets et anonymes, ne visent d’autre public que la famille et les amis du blogueur, sinon le blogueur lui-même? En outre, mêmes les blogs de voyage les plus fréquentés, qui cultivent un propos plus vaste, semblent évacuer rapidement cette ambition première du récit de voyage qu’est la transmission de savoir. Ainsi Julie Sarpéri, auteur du blog de voyage «Carnets de traverse», abondamment cité et salué par la blogosphère des voyageurs, n’aborde-t-elle les domaines de prédilection du compte-rendu d’exploration qu’avec précaution et sur le ton de l’excuse. Son article consacré à la pratique de la pêche en Islande, «Voyage nostalgique passionnant au "temps du hareng" islandais», s’ouvre sur une mise en contexte historique, intitulée «Un peu d’histoire (pas beaucoup)» (Sarpéri, 2012), tranchant avec les têtes de chapitre aussi lapidaires que autoritaires des récits de voyage de l’âge moderne -«Histoire», «Géographie»- si proches des entrées d’encyclopédie. Outre la crainte d’ennuyer son public ou de le prendre de haut, l’on peut lire dans cette prétérition une mutation du rapport de l’homme au savoir: le grand œuvre de l’historien laisse place au goût pour l’anecdote, le discours systématique est évincé au profit de la remarque, de la notule, du fragment de savoir.
Faut-il y voir la crise finale de l’encyclopédisme, marquée par le long renoncement à la possibilité d’une parole unificatrice sur le monde? Michel Foucault, dans son essai Les Mots et les Choses, définit les âges de l’histoire en fonction de leur épistémè, de leurs conditions de possibilité du savoir, et place l’histoire de ces conditions de possibilité sous le signe d’une opacité croissante: si l’humanisme de la Renaissance percevait le savoir humain comme miroir révélateur du monde et que le rationalisme de l’âge classique en faisait un outil pertinent pour la lecture du monde, le XIXe siècle constate à la fois la finitude de ce savoir, qui renonce à sa portée systématique et universelle pour se spécialiser en domaines, face à un monde complexe et difficilement formalisable (Foucault, 1966: 256-261) – un monde balisé par les grandes découvertes, et pourtant énigmatique. C’est dans ce contexte que naît le parti pris d’une perspective résolument subjective sur le monde, le choix d’une écriture de l’impression au détriment d’une écriture de l’explication. Le blogueur-voyageur assume cet héritage.
- 1. L’on trouvera actualisées ces quatre fonctions de l’écriture encyclopédique dans les collections et recueils de voyage du XVIIIe siècle, tels que la monumentale Histoire générale des voyages de l’Abbé Prévost, constituée de 16 volumes parus entre 1744 et 1759: il s’agit à la fois d’une compilation des relations de voyages existantes, tendant à l’exhaustivité, et d’un tableau panoramique des mœurs et des civilisations connues.
- 2. On entend «miroir» selon son sens médiéval de florilège et de somme encyclopédique, où sont rassemblés tous les discours sur le monde – l’homme médiéval a confiance en ce rapport de contiguïté et de ressemblance que ces discours entretiennent avec leur objet. Pour approfondir cette question, l’on se référera avec profit à l’article de Benoît Beyer de Ryke, «Le miroir du monde: un parcours dans l’encyclopédisme médiéval», qui offre un état des lieux à la fois précis et synthétique des études en la matière tout en présentant des exemples de cet encyclopédisme médiéval (Isidore de Séville, Honorius Augustodunensis, Vincent de Beauvais…).
- 3. L’on entend par hypermédiatique la définition qu’en donnent Bertrand Gervais et le collectif NT2: il s’agit d’«œuvres composites où peuvent cohabiter de l’image, du texte, de la vidéo, et du son. Elles sont construites à partir d’un principe associatif liant plusieurs informations textuelles, graphiques, ou sonores dans une interface-écran (Lalonde). Elles sont caractérisées par des hyperliens, une non-linéarité, la présence d’une interactivité soutenue, l’interconnexion, et une grande hétérogénéité.» (Bertrand Gervais/collectif NT2, 2009).
- 4. Pour retracer la genèse du mot blog, l’on se reportera avec profit à l’article «A l’origine du mot "blog", un rondin de bois jeté à la mer », publié par Pierre Nunès sur le site du journal français Le Monde en 2007.