La pulsion d'exhaustivité: l'expression d'un rapport à soi?

Date de publication: 
01 mars 2022

Des objets de toutes sortes jonchent une table: mouchoirs, cendrier, roman de science-fiction, gourde, chandelier, bigoudis, antisudorifique, vernis à ongle, boîte de sardines, etc. Au centre de chacune des images de cette série intitulée You Are Standing in an Open Field (2019), un clavier d’ordinateur est recouvert ou enseveli par ces accumulations de choses appartenant à la sphère domestique et signalant un corps et un sujet hors du cadre de l’image. En place de ce qui aurait dû être un écran, Jon Rafman1 donne à voir des paysages peints dans la tradition romantique: un littoral, un sommet enneigé, des cascades, etc. La beauté sereine et grandiose évoquée par cette nature inaltérée se heurte aux entassements crasses et négligés de l’avant-plan. La série crée une tension entre ces deux plans de l’image aux esthétiques distinctes et fait allusion à des registres d’expériences différents: le premier plan renvoie au corps et à son entrelacement à une société de consommation tandis que le deuxième plan fait écho au fantasme et au dépassement du corps. You Are Standing in an Open Field fait apparaître de manière presque schématique les dynamiques de désir contradictoires mises en branle à l’ère numérique: l’Internet porte une promesse d’émancipation par l’esprit alors qu’il alimente une culture consumériste encombrant les sujets et les corps d’objets et de matière. L’ordinateur - signalé par le clavier - est investi dans l’image du pouvoir de générer cette vision sublime aux connotations «morales», sans toutefois y parvenir. 

jon-rafman-you-are-standing-in-an-open-field-waterfall.jpeg
Jon Rafman, You Are Standing in an Open Field (Waterfall), 2019

Dans l’ouvrage Cruel Optimism (2011), Lauren Berlant s’intéresse aux pratiques et aux objets de la culture investis d’imaginaire et de désirs. Elle les examine en tant qu’expression d’un optimisme contenu à même le moment présent et d’une forme d’attachement à ce qu’ils évoquent, représentent ou actualisent. Le syntagme d’optimisme cruel renvoie plus spécifiquement à une relation d’attachement à des conditions de possibilités irréalisables, impossibles ou toxiques (Berlant, 2011: 24) maintenue, voire défendue, même si elle signifie l’érosion des forces que le désir et ses objets sont censés mobiliser et accroître. Le fantasme néolibéral et capitaliste - ses promesses de mobilité sociale, de bien-être, d’accroissement matériel et d’épanouissement individualiste - s'impose en tant que scène particulièrement probante pour voir proliférer ces attachements cruels. 

La théoricienne postule de surcroît que ces attachements sont en fait des pratiques d’ajustements à un présent marqué par une dissolution de l’idéal de la «bonne vie» hérité des années d’après-guerre. Ils répondent au sentiment d’impasse qui constitue notre contemporanéité historique et s’incarnent dans certains objets et pratiques qui sont souvent des obstacles au réel épanouissement du sujet: citons à titre d’exemple une rapport singulier à la loterie, à la nourriture ou à l’hétérosexualité comme configuration relationnelle. Ces attachements sont parfois compulsifs, mais ils sont rarement naïfs. Ils reflètent notre rapport actuel à l’histoire. Pour Berlant, le moment présent est rendu possible par la promesse d’une vie meilleure et par le sentiment, conscient ou non, de sa précarité en tant qu’objet de désir. 

C’est sous l’angle de cette théorie de l’affect et du désir que j’aimerais explorer la pulsion d’exhaustivité en tant que rapport à soi et à l’autre. Cette pulsion, au cœur de l’hypothèse de recherche réunissant les membres du collectif Archiver le présent, a été conceptualisée tour à tour comme esthétique numérique et stratégie du pouvoir. Dans cette entrée de carnet, je la conçois également en tant que pratique d’ajustement affective. Les stratégies de saisie et de contrôle du système néolibéral paraissent avoir été absorbées ou internalisées par les sujets de ce même système. Le personnel se révèle être un lieu d’atomisation de ce rapport contemporain au réel: 

(...) the impasse is a stretch of time in which one moves around with a sense that the world is at once intensely present and enigmatic, such that the activity of living demands both a wandering absorptive awareness and a hypervigilance that collects material that might help to clarify things, maintain one's sea legs, and coordinate the standard melodramatic crises with those processes that have not yet found their genre of event. (Berlant, 2011: 4, mes italiques)

Autrement dit, le sentiment d’impasse est négocié par une accumulation de biens matériels capables d’apaiser ou d’ancrer le sujet. L’une des esthétiques dominantes de ce présent «en crise», à la fois au niveau macro et micro si je puis dire, est la collecte (d’informations, de biens) qui participent aux discours sur la prévention, la prospection et la sécurité. La pulsion d’exhaustivité s’impose dès lors comme méthode assurant aux sujets néolibéraux une emprise (relative) sur un présent foncièrement mouvant, mais surtout, une voie d’accès à la réalisation de la promesse sous-jacente maintes fois nommée (accumulation de biens, de capital symbolique, d’une vie meilleure et plus riche, etc.).

Ce temps présent étiré et gonflé trouve une expression complémentaire dans la pensée de Claire Sagan. Pour la politologue, l’imaginaire temporel capitaliste est animé par un horizon d’attente «hors du temps», celui d’un désir pour des «temps meilleur s» (eu + chronos) qui ne pourront jamais advenir (ou + chronos), considérant par exemple la finitude des ressources planétaires (2019: 144). L’uchronie capitaliste est un temps aporétique, c’est-à-dire qu’il se fait sentir sous la forme d’un présentisme absolu (Hartog, 2003; Crary, 2014) alors qu’il soumet ce même présent à une quête insatiable pour un futur d’affluence et de nouveauté (Sagan, 2019: 158). La tension entre un présent gonflé et la promesse d’un futur dont l’avènement serait inéluctable renvoie à l’optimisme cruel de Berlant, qu’elle aperçoit dans une pléthore d’investissements affectifs et ordinaires. Si le projet de Sagan entend révéler la nature contingente d’un système capitaliste en contestant son hégémonie, l’ouvrage Cruel Optimism rend compte des façons dont cette tension est redirigée et investie par les sujets d’aujourd’hui. 

Pour cette entrée de carnet, j’examinerai l'œuvre mollysoda.exposed en lumière de cette disposition de l’optimisme contemporain. J’y analyse la pulsion d’exhaustivité au sens premier du terme, à savoir comme force de désir créant une tension psychique et affective chez le sujet. La pulsion d'exhaustivité, qui se traduit dans l’oeuvre de Soda par l’archivage d’un soi «féminin» sur le temps long (2015 -), répond à un souhait d’être présent au monde, d’être reconnu et validé par l’autre sous l’angle de son «utilité» (Laval, 2017).

 

mollysoda.exposed et l'archivage du soi

mollysoda.exposed (2015 - ) est une œuvre au croisement de la vitrine artistique et du journal intime. Elle réunit des images, des vidéos ainsi que des hypertextes dispersés sur une page web à la manière d’un collage. Les contenus sont hétérogènes: l'œuvre rassemble des vignettes kitsch, des GIF animés, et de nombreuses vidéos de l’artiste dans une mise en scène de son quotidien en tant que jeune fille. Les auto-représentations dialoguent, implicitement ou explicitement, avec des images fantasmées et stéréotypées de la féminité en ligne. La pléthore des contenus sur mollysoda.exposed produit un effet d’exhaustivité; il est dit de l’artiste qu’elle documente et sacrifie son intimité pour exposer sa vie sur Internet[1]. À l’égal de n’importe quelle «personnalité» sur Instagram, Molly Soda construit vaillamment un portrait d’elle-même en tant qu’adolescente et jeune femme négociant les exigences performatives d’une féminité hypersexualisée et normée. #NewProfilePic est représentative de cette tension: on y aperçoit l’artiste agenouillée en maillot de bain dans un rayon lumineux multipliant les poses aguichantes. La vidéo fait place à un plan noir lorsque l’artiste prend une photo ou du moins, le dispositif le suggère. Des vignettes et des GIFS de femmes pixellisées recouvrent presque l’entièreté de l’écran: elles sont sexy, dénudées et prennent des poses séduisantes que l’on retrouve partout sur les réseaux sociaux ou à la suite d’un clic hâtif. Une bande sonore accompagne la vidéo: on y entend des publicités pour les soins de la peau, pour la diminution de la masse adipeuse et des tutoriels pour s’embellir sur Instagram.

mollysoda.exposed rend explicite les contradictions inhérentes au désir de se synchroniser aux conventions d’une féminité contemporaine. Cette conformité promet une validation sociale dans nos sociétés patriarcales, une vie meilleure axée sur ce sentiment d’être en phase, d’obtenir une valeur sexuelle, symbolique et culturelle relative au niveau d’adhérence aux normes de genre. La féminité, en tant qu’ensemble de pratiques et d’attitudes, est porteuse d’espoir: elle fait miroiter l’atteinte d’un statut, confère au sujet certains privilèges (dont la consécration d’une identité stable, reconnue et célébrée) et promet une sorte d’harmonie et de paix. Bien sûr, cette féminité est intimement liée aux corps des femmes. Ce corps jeune, blanc et mince est partout présent dans l'œuvre de Soda, et se dévoile dans l’espace domestique: on l’aperçoit dans la chambre à coucher, le salon et le bureau. L’artiste convoque habilement ce registre de l’extime (Tisseron, 2001) pour mettre en scène les coulisses de ce désir de correspondre. Chez elle, devant son ordinateur, elle apprend à maîtriser les codes, les poses et les manières d’être de cette féminité érotique, disponible et vulnérable. 

En se situant dans l’univers de l’adolescence, Soda exacerbe les tensions qu’apporte cette négociation identitaire. Dans cette œuvre, l’artiste chante Stay de Rihanna à l’unisson avec une quarantaine d’adolescentes sur YouTube (Me Singing Stay by Rihanna), exécute des tutoriels de maquillage «emo/scene» (Bruises On Her Ego) et se donne à voir en pleurs, s’adressant à ses «gurls» en ligne (Who’s Sorry Now). L’artiste y apparaît maladroite, ajoutant au sentiment d’authenticité de la performance[2]. L'œuvre vidéo Touch to Play est particulièrement éloquente à cet effet: on y aperçoit l’artiste reproduisant les gestes de la chanteuse Selena Gomez dans son vidéoclip Good For You. La chaise d’ordinateur sur laquelle elle s’agite grince à chaque fois que Soda prend une pose hyperbolique, les mains dans les cheveux, parcourant son corps sensuellement, le regard enjôleur. La maladresse de Soda est renvoyée sur l'œuvre originale: l’hypersexualisation de Gomez, se prélassant sur une causeuse pour la caméra, paraît d’autant plus ridicule, exagérée et chorégraphiée. Chaque intervention exprime ce mélange de naïveté et de désenchantement à travers lequel les modèles et les conventions de la féminité sont à la fois renforcés et dénoncés. 

Dans cette collection grandissante d’images, ce qui nous frappe, c’est leur ambiguïté. Il serait trop facile de les reléguer à une tentative vaine de l’artiste de correspondre aux normes de genre ou à un souhait puéril ou superficiel. Si la féminité constitue un objet de désir «cruel», parfois maintenu aux dépens d’un accroissement de la capacité d’agir des sujets, Soda fait aussi voir une communauté de jeunes filles partageant les mêmes espoirs et déceptions. Dans l'œuvre we’ve all been there (2016), elle interagit avec des internautes sur le site de clavardage tinychat: elle se confie, échange avec les utilisatrices et est consolée par elles lorsqu’elle verse ses premières larmes. Se tisse entre les participantes une relation d’appartenance découlant d’une expérience partagée de l’échec amoureux. Cet échec est négocié de manière très codée par Soda et son groupe: les filles pleurent, font couler leur mascara et se languissent devant l’écran d’un ordinateur et d’un téléphone, mettant en scène leur tristesse et leur fragilité. L’artiste participe ici de la mouvance Internet de la Sad Girl qui, à l’origine, ouvrait un espace pour permettre aux filles et aux femmes de s’exprimer en dehors d’une injonction à incarner une féminité assumée, souriante et performante. Une glamourisation de la tristesse comme marqueur de féminité[3] s’est imposé dans la culture populaire, tout en offrant des opportunités pour légitimer des émotions et des expériences jugées banales, muselant plus d’une fille par le passé. Soda explore adroitement le paradoxe soulevé par ces pratiques performatives du genre en ligne, prises entre une consolidation des normes et d’un ensemble de gestes, de postures et d’images et la création, par le fait même, d’une communauté ralliée par et autour de ces représentations «problématiques». Soda et la communauté de filles qu’elle représente se modèlent l’une à l’autre à travers leurs pratiques en ligne. Antonio Cassili affirme d’ailleurs, dans Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (2010): 

[Elles] ne sont pas des spectat[rices] inertes, mais des interact[rices]. [Elles] exécutent un travail méticuleux d'adaptation de leurs pratiques de vie aux modèles de corps qui circulent sur la Toile. Tout simplement, quand on est en ligne, c'est dans l'intersubjectif que le corps "se fait". (206)

De manière similaire, la féminité «se fait» au fil des interactions, promettant «de satisfaire à des aspirations primordiales» de l’ordre de l’amitié et de l’appartenance (Cassili, 2010: 13). Elle fait émerger une forme de solidarité en ligne qui a pour effet de procurer des assises identitaires plus stables et ultimement, de fournir le sentiment d’une emprise sur une réalité précaire et contradictoire. La féminité est à la fois tournée vers le présent - investissant le corps et ses expressions - et vers le futur - en se posant comme objet de désir, simultanément là et hors d’atteinte. La féminité et le «corps féminin» déterminent quelles formes d’attachements au monde, à l’autre et à soi sont possibles et enviables: elle produit des sujets.

Le «féminin» se réalise ainsi en communauté et s’exprime à travers une pléthore d’images que Soda se propose de reproduire et de rassembler. L’efficacité de la performance de Soda découle en effet de la masse du matériel audiovisuel qu’elle produit et dissémine sur Internet et qui confère à sa persona des effets de cohérence, de présence et d’authenticité. Cette documentation du soi est une pratique d’ajustement au réel - pour emprunter l’expression de Berlant - qui renvoie à cet examen constant du soi par le regard, à travers les images, les reflets et les écrans. Christopher Lasch décelait déjà, en 1978, l’émergence d’un nouveau rapport à soi face à l’écroulement des autorités traditionnelles, qu’elles soient institutionnelles, politiques ou familiales. À la suite d’Ervin Goffman (1959), il démontre que le sujet contemporain compose avec l’émergence d’une réalité complexe et impénétrable en adoptant une personnalité narcissique où les stratégies de gestion «bureaucratique» de l’État sont reconduites au niveau de la conscience de soi et de la psyché[4] (1978: 90). La croyance populaire d’une société sans avenir, prise dans un présent perpétuel sans postérité, envahit le sujet et l’amène à reproduire les figures d’autorité désormais absentes ou diffuses en soi. Il maîtrise sa «mise en scène», crée ses propres ancrages dans un réel mouvant et poursuit la quête d’une harmonie avec soi à défaut d’aspirer à des révolutions sociales et politiques majeures qui supposent, en revanche, l’existence d’instances de pouvoir claires dorénavant dissolues. Lasch écrit: 

The struggle to maintain psychic equilibrium in a society that demands submission to the rules of social intercourses but refuses to ground those rules in a code of moral conduct encourages a form of self-absorption that has little in common with the primary narcissism of the imperial self (Lasch, 1978: 12).

L’incertitude par rapport au réel - à ce qu’il constitue, engage et commande - encourage les sujets contemporains à développer une approche théâtrale à soi, à faire de son corps, de son image et de sa conscience le terrain d’une négociation constante avec le monde extérieur et d’une consolidation de son identité comme rempart et refuge. En multipliant les images du soi, Soda dramatise cette tension intérieure. 

La pulsion d'exhaustivité, sous cet angle, constitue une pratique d’ajustement du réel; elle témoigne d’un désir de synchronicité et sécurise le sujet qui construit vaillamment les preuves (par l’image) de l’authenticité de sa performance sociale et culturelle. La cohérence de son identité est validée par ses followers qui, en retour et dans une sorte d’épuisement du rapport intersubjectif, se reconnaissent en elle et vice-versa. Les processus d’enregistrement du soi, dès lors banalisés sur les réseaux sociaux, sont mis en abyme par l’artiste qui introduit des décalages parodiques pour produire une distance critique avec les codes qu’elle déploie et avec le principe même de cette mise en scène de l’intime.

Lors de son exploration de l’oeuvre mollysoda.exposed, l’internaute s’engage de ce fait à reconstruire le portrait d’une jeune femme sur plusieurs années, à stabiliser une représentation en constante expansion et qui est, par défaut, foncièrement insaisissable. Les vidéos constituent les fragments et les traces d’un tout ou d’une vérité à saisir et à recomposer. Les spectatrices se voient engagées dans une fouille archéologique à mesure que le présent s’archive et se cristallise sous forme de fichiers et de données sur un site d’artiste à l’esthétique rétro, déjà et toujours obsolète même s’il continue d’être alimenté de nouveaux contenus. Le site évoque l'œuvre You Are Standing in an Open Field (2019) de Rafman; les déchets de l’avant-plan renvoient à l’accumulation des images sur la page web de l’artiste, à cette superposition dissonante et criarde qui promet, malgré tout, l’atteinte d’un état d’harmonie.

Le présent est traversé de cette quête d’une présence au temps et à soi qui s’exprime à travers une surveillance de son être et de son corps, une collecte d’objets et une production de traces de son existence. Soda s’extériorise et s’archive avec une régularité qui évoque les tentatives d’épuisement de Perec, à ce détail près que l’objet observé est sa propre figure et la méthode, non plus la liste, mais l’enregistrement vidéo. Et dans les silences et les failles de cette documentation du soi se dévoile le cadre: les normes, les dispositifs numériques et le système néolibéral qui en conditionne les formes d’apparition. 

Dans l’ouvrage L’homme économique: essai sur les racines du néolibéralisme (2017), Christian Laval examine l’émergence du sujet néolibéral actuel qui est amené à se percevoir - dans les suites de l’histoire occidentale et de la philosophie utilitariste - sous l’angle de son «utilité» dans la société et dans le regard de l’autre. Il se considère alors comme une ressource et s’affirme à l’autre et au monde en rationalisant son apport, en s’inscrivant dans un marché de l’intérêt et du désir, du gain et du risque. Cette «fiction marchande qui enferme et modèle les relations sociales» (2017: 8) pousse les individus à s’objectiver, d’une part, et à accumuler des biens en tant qu’expression d’une liberté de jouir et de prospérer, d’autre part. Laval écrit:  

La société du marché ne promet pas seulement la jouissance matérielle qui libère de la nécessité, elle promet aussi une certaine “liberté individuelle” dans toutes les dimensions de l’existence (...). La société de marché est désirée dans l’exacte mesure où elle favorise une certaine émancipation à l’égard des traditions, croyances, devoirs, appartenances, au profit d’une dépendance subjective nouvelle, désormais généralisée, à l’égard des logiques abstraites de la valeur “économique” à laquelle tendent à se réduire désormais tous les éléments qui constituent l’“environnement” humain.” (2017: 10-11)

Cette société marchande est portée, sans contredit, par les environnements web actuels dans lesquels s’inscrivent et se consomment les images de Soda. Le sujet néolibéral est conduit à se constituer en «entreprise du soi», à s’engager dans un archivage de sa vie pour établir et fonder sa valeur, désormais rendue évidente et mesurable par la somme des publications, des données, des images. La pulsion d'exhaustivité, lorsqu’elle se manifeste dans les sphères de l’intime et du personnel, tend alors à satisfaire ce besoin d’être présent au monde et, par extension, d’y être libre et bien. Laval affirme que le sujet de ce modèle économique devenu modèle social «se découvre de plus en plus dépendant pour sa subsistance, pour son statut, pour l'idée qu'il a de lui, de l'estimation que l'on fait de lui, de sa valeur marchande, de celle des "produits" qu'il apporte, en un mot de son utilité pour les autres». (2017: 17)

Les stratégies de contrôle du système néolibéral - élaborées dans les suites de la mondialisation et de la Guerre Froide - ont été internalisées. Molly Soda en expose la logique en ciblant l’expression d’une féminité normée en ligne, prise entre reconduction des normes de genre et pratique d’émancipation. Dans la perspective de Laval, l’artiste paraît bêtement faire valoir sa «valeur marchande», axée sur l’objectivation sexuelle et érotique du soi. D’un autre côté, elle fait communauté et tente, par l’usage de la parodie notamment, d’interroger ces pratiques de documentation du soi à travers lesquelles transparaissent les désirs et les souhaits à peine dissimulés de ces jeunes femmes négociant leur appartenance au monde. Soda et ses «gurls» infusent ainsi l’ordinaire et l’intime de ce fantasme de la vie meilleure, symbolisé par un corps type, des postures, des manières et des images. Elles ne sont pas ici victimes du système ou simplement naïves, nous rappelle Berlant: 

(...) optimism is not a map of pathology but a social relation organizing the present. (...) Even if it turns out to involve a cruel relation, it would be wrong to see optimism’s negativity as a symptom of an error, a perversion, damage, or a dark truth: optimism is, instead, as a scene of negotiated sustenance that makes life bearable as it presents itself ambivalently, unevenly, incoherently. (2011: 14)

Autrement dit, la performance de l’artiste permet de réfléchir à nos propres formes d'assujettissement au pouvoir, pour emprunter l’expression foucaldienne. La pulsion d’archivage et d’épuisement du soi par l’image paraît ainsi être à la fois une adaptation des stratégies de surveillance et de contrôle dans la sphère de l’intime et une pratique de négociation et de déprise de ce présent en crise.

Notes:

[1] Paraphrase du texte de présentation de l’exposition solo I’m Just Happy to Be Here à la Jack Barrett Gallery, New York, 2 au 30 juin 2017.

[2] Une capture d’écran sur mollysoda.exposed donne à lire la publication de «loisboekestijn», qui soulève la dimension authentique et paradoxalement fabriquée de la performance de Soda: «hi honey I love u and ur videos and u look so honest from this angle».

[3] D’une féminité jeune et blanche, par ailleurs, se ralliant autour de l’image publique de la chanteuse Lana Del Rey.

[4] «Every society reproduces its culture – its norms, its underlying assumptions, its modes of organizing experience – in the individual, in the form of personality» (Lasch, 1978: 34).

 

  • 1. Jon Rafman a fait l’objet d’allégations d’inconduite et d’agression sexuelle dans le milieu de l’art montréalais en 2020 à la suite d’actions posées en 2014 et 2015. Les quatre femmes ont dénoncé l’artiste sur le compte Instagram Surviving the Artworld et ont été poursuivies par l’artiste pour diffamation. Suivant les dénonciations, la galerie Bradley Ertaskiran a cessé de représenter l’artiste et les Musée d’art contemporain de Montréal et Hirshhorn de Washington DC lui ont fermé leurs portes. L’artiste poursuit depuis sa carrière sans trop d’obstacles…En citant son travail dans cet article, je ne cautionne nullement les actions de Rafman, mais je prends également le parti de donner à voir – par l’entremise de cette note par exemple – une réalité et des actions autrement oubliées et occultées par des stratégies d’évitement ou de rejet. Qu’elles découlent d’un malaise (tout à fait légitime) ou d’un positionnement politique, ces stratégies viennent malheureusement nourrir le silence qui entoure la figure de Rafman, silence qui fait écho à tous ces articles sur la controverse disparaissant du Web… dans les suites du litige probablement. Rafman demeure plus ou moins indemne sur la Toile, à moins d'une connaissance préalable des événements. En refusant de citer son travail, je n’aurais certes pas contribué à asseoir sa notoriété, mais j’aurais aussi laissé intacte cette figure de l’art contemporain continuant pourtant et malgré tout à amasser du capital symbolique et financier sur la scène internationale. Comme toute stratégie politique, elle possède des limites certaines. Il est peut-être alors nécessaire de rappeler que citer n’implique pas reconduire, mais s’approprier et décontextualiser. Dans cette logique, la série You Are Standing in an Open Field (2019) paraît résonner intimement avec les allégations d’agressions sexuelles, souillant à leur tour le portrait et le mythe de l’artiste - ces abstractions symboliques, empreintes de pouvoir, à travers lesquelles l’artiste a cru bon d’interpréter son rapport à l’autre et au monde.
Bibliographie: 
Auteur·e·s (Encodage): 
Cortopassi, Gina
Fiche de la collection

mollysoda.exposed se trouve au croisement de la vitrine artistique et du journal intime; réunissant des images, des vidéos ainsi que des hypertextes dispersés et juxtaposés sur une page we