Le journal de confinement

Date de publication: 
12 avril 2020

*Source de l'image de couverture: capture d’écran de la chaine youtube de Zviane Minow*

L’hypothèse au cœur du projet «Archiver le présent» est la compulsion contemporaine à tout conserver et archiver, processus facilité par les plateformes de réseaux sociaux et les bases de données en ligne qui conservent tout de notre production sémiotique. Nos photos et vidéos, nos commentaires, nos entrées, nos remarques, nos recherches en ligne, tout est conservé sur des serveurs.

La période de pandémie que nous connaissons, on le voit aisément, nous force, par le biais de la distanciation sociale et du confinement/encabanement auxquels nous sommes soumis, à faire une utilisation beaucoup plus importante des dispositifs numériques de communication et de partage. Nous sommes passés en mode de télétravail, nos réunions se font sur Skype, Messenger, Facetime, Zoom, Framatalk, etc. Nous intéragissons via des écrans reliés. L’isolement perturbe de façon importante notre quotidien et nous conduit à revoir nos habitudes, notre conception du monde. Il n'est pas étonnant de voir apparaitre, dans un tel contexte de réévaluation de nos pratiques, des projets de journal de confinement.

Le journal de confinement est, par définition, un journal intime. De tels écrits diaristes servent depuis longtemps à noter par le menu les détails de nos vies et des chambardements que nous pouvons connaître. Le confinement étant un grand bouleversement, la rédaction d'un journal apparaît alors comme une réaction nécessaire, voire salutaire. Ceci dit, à la différence des autres époques, la nôtre permet la mise en ligne de toutes ces réflexions et écrits au moment même où nous les écrivons, ou du moins, au moment où nous le jugeons approprié. Les plateformes numériques permettent une éditorialisation et valorisation immédiates de nos écrits. Notre journal de confinement, nous pouvons le faire paraître avant même d'être sorti dudit confinement, nous pouvons le faire paraître au fur et à mesure que ce confinement se déroule, façon évidemment d’en déjouer le principe même (l’isolement). Mais ce journal de confinement n’est plus alors un journal intime, il est devenu un journal extime. Un journal fait pour être diffusé immédiatement, un journal qui sert à maintenir notre présence sur les réseaux sociaux, à maintenir notre identité dans ce flux qui caractérise Internet (il devient alors un instrument de notre identité-flux). Le journal extime n’est plus en tant que tel un espace de réflexion privé, un espace de dialogue entre soi et soi-même qui se déploie à l’abri des regards indiscrets (c’est ce qu’on désigne comme l’intimité), mais un espace de représentation de cet espace intime, où le privé est mis en scène comme signal d’une identité cherchant à être reconnue comme telle et qui s’expose au gré de chacune de ses manifestations.

Les journaux de confinement sont devenus un lieu commun de notre expérience de la pandémie. Comme l’écrit Mathilde Serrell, «écrivain confiné égale journal de bord, c’est presque mathématique» ). Ces journaux prennent diverses formes et se présentent sur de multiples plateformes. Les uns paraissent dans des grands journaux (Le Monde fait paraitre le «Journal du confinement» de la romancière Leïla Slimani; Le Point, celui de Marie Darrieussecq; le site de France Culture, les entrées de la chanteuse Lou Doillon; etc.); les autres sont des entrées de blogue, de Facebook, d’Instagram, de TikTok. Certains se servent de YouTube pour témoigner de leur quotidien (entrez le terme «confinement» dans la barre de recherche du site de partage…), d’autres, comme le dramaturge Wajdi Mouawad, utilisent soundcloud.com, pour relayer chaque jour un épisode de son journal de confinement, «Une parole d'humain confiné à humain confiné».

Les textes sont souvent sérieux, introspectifs et sombres face à la crise; parfois, ils sont humoristiques, jouant justement sur les ressorts comiques de ce type de récit. En fait, tous les tons sont permis (même si certains sont critiqués) et tous les médias servent (textes, images, bédés, vidéos, musiques et trames sonores).

Le confinement ne nous aura pas fait taire, mais offert une nouvelle occasion de nous faire valoir (et je ne déroge pas à la règle), en participant activement à l’effort de santé public par exemple, ou en multipliant les analyses, en citant des textes anciens et des auteurs célèbres (La peste d’Albert Camus; La mort à Venise de Thomas Mann viennent vite à l’esprit), en y allant de ses bons mots (imaginer un non journal ou un anti journal de confinement), etc.

Comme pour le journal intime ou sa contrepartie postmoderne, l’autofiction, il y en a qui adorent, et d’autres qui décrient et détestent. Le journal de confinement attire son lot de critiques. Les plus importantes, et elles sont motivées surtout en ce qui a trait aux «journaux» commandés et mis en ligne par les grands groupes, parlent d’un égocentrisme trop important et d’une déconnexion bourgeoise du monde. S’exiler à la campagne pour rédiger son journal de confinement n’a pas la cote… Comme on a pu le lire en Espagne, sur une bannière, «la romantisation du confinement est un privilège de classe»/«la romantización de la cuarentena es privilegio de clase». On comprend que le confinement ne doit servir ni d’atelier d’écriture ni de retraite spirituelle. La contrition est de mise. Ou alors le silence. Mais, à notre époque, le silence, l’acte de se taire et de ne pas dire sont-ils encore possibles?

En fait, ces critiques portent sur le contenu de certains journaux (et sur le statut des auteurs, pour ne pas dire des autrices, car les critiques les plus féroces s’adressent à des femmes), et non sur la réalité médiatique qui les rend disponible ou encore sur le besoin ressenti de témoigner de la crise. Le journal de confinement, en tant que journal extime, est une autre manifestation de notre entrée en culture numérique, de notre besoin de tout consigner, de tout archiver de notre présent fragilisé, et de rendre compte le plus possible de notre vie intérieure, transformée en matériau de publication.

 

Auteur·e·s (Encodage): 
Gervais, Bertrand