Dans Reality Hunger, son essai manifeste de 2010, David Shields suggère qu’une nouvelle forme artistique est en train de voir le jour. Il ne sait pas comment la désigner, mais en propose certains traits, identifiant les pratiques qui lui sont associées. Or, ces pratiques sont au cœur du projet «Archiver le présent» et ont tout à voir avec les tentatives d’épuisement des esthétiques de l’exhaustivité.
Tous les mouvements artistiques depuis le début des temps sont des tentatives d’insérer ce que les artistes conçoivent comme la réalité dans leurs œuvres. […] Mon intention est d’écrire un ars poetica pour ce groupe croissant d’artistes interreliés bien qu’indépendants, qui œuvrent sur des formes variées, présentes sur de nombreux médias (l’essai lyrique, le poème en prose, le roman collage, les arts visuels, le film, la télévision, la radio, la performance, le rap, les monologues comiques, les graffitis), et qui forcent l’insertion de segments de plus en plus grands de réalité dans leur œuvre. (2010, p. 3; je traduis)
Un mouvement artistique, certes organique et non encore formellement désigné, est en train de prendre forme. Quelles en sont les principales composantes? Une absence délibérée de qualités artistiques : un matériau brut, apparemment intact, non filtré, non censuré et aucunement professionnel. (Dans la deuxième moitié du XXe siècle, existe-t-il une vidéo plus influente que le film 8mm d’Abraham Zapruder sur l’assassinat de Kennedey?) C’est l’aléatoire, la possibilité d'un accident ou d'un heureux hasard, la spontanéité; le risque artistique, l'urgence et l'intensité émotionnelles, la participation du lecteur ou du spectateur; un ton ouvertement littéral, comme si un journaliste témoignait d’une culture étrangère; la plasticité de la forme, le pointillisme, la critique comme forme autobiographique; l'auto-réflexivité, l'auto-ethnographie, l'anthropologie auto-biographique; une indétermination complète de toute distinction entre la fiction et la non-fiction: l'attrait du réel et du flou. (2010, p. 5; je traduis)
Mais ce n’est pas tant un mouvement artistique en tant que tel que vise Shields qu’un régime d’historicité, l’actuel régime contemporain qui fait du présent et de ses multiples événements l’objet de toutes nos attentions. L’imaginaire contemporain est obsédé par les formes que prennent notre réalité sociale, notre présent. D’ailleurs, nous dit Shields, l’art fondé sur la réalité (reality-based art) est la métaphore par excellence du fait que cette réalité est bien la seule chose à laquelle on ait droit.
Et Shields ne fait pas que professer de manière abstraite et théorique cet art du collage et de l’appropriation, son essai qui contient 618 segments, séparés en 26 chapitres, est constitué d’une myriade de collages. Reality Hunger est un collage à révélation a postériori, c’est-à-dire que les collages ne sont pas identifiés comme emprunts dans le texte lui-même, mais à la fin du volume, dans une annexe, où l’on trouve les noms des auteurs pillés et, parfois même, le titre des textes repris. C’est un cas d’intertextualité systématique ostentatoire (Gervais, 2016). Or, cette technique montre sans peine qu’un texte tout autant que la réalité ne sont jamais que des assemblages fortuits et imparfaitement joints, même s’ils paraissent au premier regard constituer un tissu uniforme et rassurant. Elle nous montre aussi que tenter de rendre compte d’une tranche de réalité ne peut se faire qu’en passant par une démarche qui vise la systématicité et l’exhaustivité des données.