Dans la série Docteur House (2004-2012), nous avons affaire à un médecin peu commode, misanthrope et qui tend à contraster avec les figures plus héroïques de médecins, ceux de l’équipe de la Chicago Med (2015) par exemple. Le cynisme très nihiliste de Gregory House a poussé le diagnosticien à pratiquer une méthode peu orthodoxe pour déceler des maladies chez ses patients sans avoir à les rencontrer. Ce principe consiste à poser un diagnostic différentiel sur son patient uniquement à partir de l’étude de ses symptômes. Cette pratique n’est pas nécessairement anormale en médecine, mais elle s’accompagne généralement d’une ou de plusieurs consultations en personne, ce que refuse la plupart du temps House. Le docteur House se sert donc principalement de son tableau blanc, qui occupe souvent le centre même de l’écran, pour organiser l’information qui lui permettra de poser un diagnostic. Même lorsqu'il se retrouve coincé en avion, dans l'épisode dix-huit de la saison trois, il se sert du mur de l'avion pour y crayonner les symptômes de ses patients. Ce tableau nous apparait donc analysable selon l’angle de l’archivage du présent en ce qu’il sert à épuiser le quotidien de ses patients dans l’optique d’y trouver la cause de leur défaillance. Comme ce principe d’analyse est constamment réitéré d’un épisode à un autre, il y a une systématicité à l’œuvre qui fait de la série télévisée une sorte de variation sur un même thème. Nous allons donc voir comment il est possible de transformer la santé et la maladie en signe, comment il est ensuite possible d’accumuler ces signes et finalement comment la systématicité du principe en fait une tentative d’épuisement du quotidien.
La santé et le signe
François Dagognet, dans Écriture et iconographie, explique que toute tentative de représentation et d’organisation du monde mène à la mise en place d’une écriture, fût-elle purement iconographique. Du berger qui marque ses moutons jusqu’au savant en passant par le peintre, chaque discipline possède son alphabet et sa syntaxe, et c’est ce qui permet de rationaliser, à leur manière, leur monde. Ils réduisent certes le monde, et, en ce sens, constituent déjà une tentative d’épuisement ― comme le constate Bertrand Gervais: «à chaque élément du monde équivaut un élément de la description ou de la représentation. Une telle équivalence est impossible à atteindre, on en convient, mais son illusion est relativement aisée à mettre en scène» (Gervais, 2016)―, mais ces systèmes d’écriture ont le mérite de nous permettre d’analyser comment se forme, à même le langage, le quotidien, car «c’est son peu d’éléments qui, en réalité, exprime sa puissance» (Dagognet, 1973; 38). C’est pourquoi le protagoniste de la série s’attarde moins à l’analyse du récit du patient lui-même ― Gregory House le dit à de très nombreuses reprises et avec un certain nietzschéisme: «tout le monde ment, y compris les patients» ― qu’à inventer de nouvelles manières de lire et d’écrire la santé des patients.
La science médicale, de manière générale, a profité de l’invention de machines permettant de retranscrire graphiquement les fonctions corporelles. Toujours selon Dagognet, il n’y a aucune discipline, en effet, qui ne bénéficie de l’iconicité: depuis la physique, la cinématique, jusqu’à la géologie, la technologie ou même la physiologie. Partout s’imposent des dessins, des trajectoires, des courbes de niveau, des cartes, bref des figures structurales et géométriques. L’erreur serait de les tenir pour des auxiliaires didactiques, de commodes illustrations, alors qu’elles constituent un instrument heuristique privilégié: non pas un embellissement, une simplification ou encore un moyen pédagogique de transmission facilitée, mais une véritable néo-écriture, capable à elle seule, de transformer l’univers et l’inventer (Dagognet, 1973; 86).
Ainsi, le langage de la médecine moderne s’écrit, depuis Étienne-Jules Marey au XIXe siècle au moins, suivant une méthode graphique qui cherche à «imprimer le phénomène» pour ensuite le «simplifier» (Dagognet, 1973; 87). Elle tente de réunir «l’inscriptive et l’abréviative» (Dagognet, 1973; 87) en un seul et même langage: «le cerveau, le cœur, le poumon ― détenteurs de la vie réelle ― perdent subitement leur étrangeté fantomale, leur obscurité viscérale : enfin, ils deviennent simples lignes ondulantes.» (Dagognet, 1973; 87) Dagognet se rend compte qu’il y a alors un paradoxe, loin de la barbarie des anciennes saignées, la vraie médecine moderne a consisté à inventer des possibilités de capture à distance: plus on s’éloigne de l’organe même, à la recherche de ce qui le déforme ou le trouble mieux on pourra en appréhender la cause et les modalités. À l’intérieur, dans le tissu, aux endroits névralgiques rien n’est perceptible. Il faut par conséquent, une instrumentalité qui visualise le fonctionnement et ses délicatesses, l’analyse sans l’empêcher et en récolte les effets polymorphes (Dagognet, 1973; 88).
Un penseur comme Wolfgang Ernst insiste sur le fait que «Jules-Étienne (sic.) Marey and Eadweard Muybridge chronophotographically transformed an otherwise temporally exprienced sequence (mouvement) into a spatial series (of discrete moments), close to the present aesthetics of the mouse click» (Ernst, 2012; 133). Cet éloignement graphique, permis par l’intrication entre la sémiologie et l’étiologie, entre la science des signes et la science des causes, n’est donc pas sans déplaire à House qui peut alors voir le patient comme un casse-tête qu’il peut résoudre à même l’espace de son bureau. Tout ce qu’il lui faut pour traduire et réorganiser le corps et la santé du patient, ce sont des informations à compiler sur ce dernier.
La liste et le tableau: l’archive du quotidien
Le médecine, dès lors qu’elle a inventé et organisé son langage, peut déterminer, classer et hiérarchiser le savoir médical. La santé et la vie peuvent se réduire à un certain nombre de critères et de seuils qui peuvent s’organiser sur le mode de la liste, du tableau, voire quasiment de la recette. Giorgio Agamben, dans Le Pouvoir souverain et la vie nue, nous rappelle à ce propos que la vie et la mort sont des concepts juridico-politiques et n’ont pas nécessairement de valeur conceptuelle en médecine, qu’ils ne représentent que des données ou des critères parmi d’autres: «la vie et la mort ne sont pas proprement des concepts scientifiques, mais des concepts politiques qui, comme tels, n’acquièrent une signification précise qu’à travers une décision.» (Agamben; 2017; 145) Il donne alors l’exemple des morts maintenus en vie pour le don d’organe, les « néo-morts », et celui des gens réanimés, situations qui déplacent les frontières de ce qu’il était possible de cliniquement considérer être les signes de la mort, le signe classique étant évidemment l’arrêt respiratoire.
La médecine procède donc par accumulation de signes et, une fois l’information acquise, elle la rééquilibre et la réorganise de sorte que les seuils de santé soient de nouveau atteints. Ainsi, ce qui importe, c’est de pouvoir compiler les données, trouver celles qui sont aberrantes et les corriger. La liste et le tableau, en ce qu’ils permettent ces procédés de «recodage linguistique», comme le constate Jack Goody dans La Raison graphique (1979:193), deviennent des dispositifs d’intellection capitale pour toutes formes d’institutions biopolitiques de cette nature. Le tableau retraduit le signe iconographique, qualitatif ou quantitatif en mot et organise ainsi l’enquête syntaxique, entendue comme l’analyse du processus sémantique naissant du rapport négatif ou différentiel que le signe entretient entre eux, qui mènera à la correction grammaticale et syntaxique des signes corporels.
Le docteur House possède justement un tableau blanc dans son bureau, sur lequel il compile l’ensemble des symptômes qu’il possède sur son patient. Le patient est littéralement métaphorisé en tableau et il devient alors une entité abstraite qui se résume à un ensemble de fonctions, dont certaines seraient déréglées. Ces informations peuvent s’acquérir de deux manières : les tests médicaux, qui traduisent en signe une partie du corps ou des problèmes du patient et la visite de l’environnement du patient. House ne se contente donc pas de simplement compiler des données, mais enregistre aussi le quotidien des patients par une infraction, bien souvent illégale, de leur domicile ou en refaisant certains parcours empruntés par ceux-ci. L’analyse pathologique n’est donc pas simplement médicale, mais tout autant écologique, et House accumule parfois des années de données et de symptômes sur son tableau simplement pour en déduire une seule maladie. C’est que House n’est pas que diagnosticien, il est aussi néphrologue, c’est-à-dire spécialiste des reins. Bien qu’il ne se targue pas nécessairement de cette spécialité, préférant par paresse faire valoir sa tour d’ivoire de diagnosticien, il ne faut pas oublier que les reins sont le principal lieu de l’équilibre interne des substances du corps, ce que l’on nomme l’homéostasie. Rien d’étonnant à ce que l’équilibre soit au cœur de la technique d’analyse du corps, puisqu’elle est à la fois un facteur important pour la logique, l’écologie et la santé, les trois modalités qu’articule House pour diagnostiquer ses patients.
Le système d’analyse différentiel de House inclut donc divers objets qui vont de la moisissure sur la plomberie à la brosse à dents en passant par les produits ménagers, qui lui permettent d’élargir le système signifiant de son patient. Le quotidien du patient, de par sa nature de contaminant potentiel, se retrouve ainsi traduit en signe et en cause. Il devient alors possible de dire que le diagnostic posé par le docteur House découle d’une tentative d’épuisement du quotidien.
Systématicité de l’analyse ou systématicité contre l’analyse?
La série repose sur la systématicité du procédé d’enquête qui est réitéré d’un épisode à un autre, à la manière d’une série policière. L’enjeu est d’attendre que House se trompe effectivement. Le patient et la maladie changent, mais la technique très peu. C’est ce qui en fait une tentative systématique d’épuisement des données. La santé peut se résumer en un ensemble bien particulier de données se perdant dans celles exponentielles du quotidien. House est de ceux qui nagent au travers du savoir encyclopédique pour dénicher la concordance parfaite entre les symptômes et leur cause. Par sa méthode de diagnostic qui procède par élimination, celui-ci repasse sans cesse par les mêmes catégories: les maladies, les médicaments, les symptômes, les parasites, etc., et constitue ainsi, à travers les épisodes, un immense répertoire de connaissances scientifiques.
Le manque d’orthodoxie de ses analyses, procédant bien souvent par essai-erreur, fait qu’House procède à la fois par vérification et par falsification. À la manière d’un logicien, c’est en posant toujours plus de restrictions qu’il parvient à organiser l’organon de ce qu’est la santé de son patient. Cela réussit pour celui-ci, par contre, l’accumulation d’épisodes en dit long sur la nature épistémologique de cette vérité elle-même. House remet systématiquement en doute les opinions de ses collègues, les théories scientifiques et même ses propres positions jusqu’à ce que l’ensemble des données se montent en un grand système qui soit irréfutable tant empiriquement que sur le plan de la logique. House ne fait son métier que par jeu, il n’a pas d’amour pour son métier ni de respect pour son patient. Il cherche simplement à démontrer que la vie est logique et sa manière de le faire consiste à organiser un système logique de santé, tout en présupposant que si la logique est irréfutable, la réaction sur le plan empirique se déroulera indubitablement. Dans l’épisode 19 de la deuxième saison, le tableau d’House lui sert justement à noter les points cumulés contre Dieu. C’est donc par défi de la vérité, un défi jamais tout à fait complété, que House tente d’épuiser le principe de raison, qui circule, par un concours de circonstances, dans sa capacité d’analyse. C’est ce sentiment tout puissant de vérité qu’House cherche ultimement à épuiser et chaque épisode ajoute une strate de plus à cette accumulation de vérification. Karl Popper disait que l’objet véritable de la science consistait à réfuter de manière objective les connaissances et qu’en ce sens «les théories scientifiques ne peuvent jamais être tout à fait justifiées et vérifiés, mais qu’elles peuvent néanmoins être soumises à des tests» (Popper, 1973; 41). Ce faisant, la science est déjà en elle-même une tentative d’épuisement, et c’est, finalement, bel et bien ce défi que se donne Gregory House.