Anticipant le troisième volet à venir du cycle de conférences sur «Les iconothèques d’écrivain.e.s contemporain.e.s», la troisième table ronde du groupe de recherche «Archiver le présent: explorations en culture numérique» a été dédiée aux rapports multiples qu’entretiennent écrivain.e.s et images, notamment dans le cadre de l’écriture numérique. Anne Reverseau, chercheuse et professeure à l’Université catholique de Louvain, Corentin Lahouste, chercheur post-doctoral de la même université, et Benoît Bordeleau, docteur en études littéraires, ont ainsi présenté trois différentes œuvres francophones, toutes se développant sur un ou plusieurs sites Internet, et ayant comme point commun de faire d’une matière visuelle (photographie, capture d’écran de film, dessin technique, carte, etc.) le point de départ de l’écriture. L’enjeu de la table ronde était de penser de manière très concrète la «manutention des images» des auteurs et autrices, pour reprendre l’expression d’Anne Reverseau, c’est-à-dire la façon dont ceux-ci constituent leurs propres archives visuelles, s’approprient des éléments parfois hétérogènes à leur création et élaborent ainsi de véritables «iconothèques». Cette rencontre a aussi offert l’occasion à Anne Reverseau et à Corentin Lahouste de présenter au groupe de recherche le projet universitaire Handling, qui vise précisément à interroger la manière dont les images sont manipulées dans la littérature et la façon dont les écrivain.e.s pensent leur propre posture d’iconographe.
Anne Reverseau a ainsi proposé un parcours non-exhaustif de l’œuvre de Cécile Portier, autrice et collectionneuse amatrice, à l’instar du personnage de son roman De toutes pièces ayant été missionné pour constituer le cabinet de curiosités le plus fourni au monde. En effet, l’écrivaine travaille souvent à partir d’éléments glanés sur Internet ou dans des brocantes, comme dans son texte numérique intitulé «Faux plats1», élaboré à partir de dessins techniques. Sur son blog Petite Racine, Cécile Portier a également développé un projet d’écriture nommé «Dans le viseur», dans duquel elle accompagne de courts textes la publication de plusieurs photographies orphelines, et ne lui appartenant pas, afin de «relier [chaque photographie] à [s]a vie, à celle des autres vivants qui [la] lisent, par le fil mince de l’écriture et d’un regard investi», comme elle l’écrit dans le texte «Vers l’envol», qui sert de contrepoint à la série. On remarque ainsi que le rapport à l’image dans l’œuvre de Cécile Portier est sous-tendu par une dimension éthique, une volonté de «sauver» les images par le travail de l’écriture. L’autrice est par ailleurs intéressée par la question de l’archive, tout d’abord par son parcours professionnel, puisqu’elle travaille au sein de la Bibliothèque nationale de France, mais aussi dans le cadre de son activité créatrice. On peut tout de même observer une forte scission entre ces deux pôles. Dans un entretien avec Anne Reverseau, l’écrivaine affirme ainsi: «Le fait de ne pas tenir d’archives est quelque chose que j’ai envie de revendiquer». Au sein de son œuvre, le recours à l’image possède une autre valeur que celle de l’archive. À l’occasion de l’exposition numérique «Bureaux-écrans», l’autrice a ainsi présenté le travail qu’elle mène à partir d’anciennes cartes marines, achetées en ligne. En les manipulant, les observant et les numérisant, Cécile Portier nourrit un projet d’écriture au long cours sur l’océan Pacifique, sans pour autant que les images soient le support direct de la création. Selon Anne Reverseau, celles-ci sont dotées de deux valeurs distinctes. Elles possèdent une fonction inchoative, en ce qu’elles constituent la genèse de l’écriture, mais ont également une fonction analogique. Ainsi, dans l’entretien réalisé pour l’exposition, Cécile Portier explique que les cartes ont pour elle une manière de raconter le monde à laquelle elle aspire. Lorsqu’elle les numérise, elle n’en conserve que des détails, ne s’intéresse pas à la vue d’ensemble mais saisit déjà des formes de textes au sein du dessin. Elle converse ainsi des traces de mots isolés ou de listes, et poursuit cette transformation de l’image en texte en légendant chaque numérisation. Cécile Portier produit ainsi de nouvelles images, décontextualisées et appropriées personnellement, qui ne sont ni des archives ni des objets de contemplation, mais déjà des éléments transitoires vers l’écriture.
Sur son site internet Liminaire, Pierre Ménard, dont le travail a été présenté par Corentin Lahouste, a également réalisé divers projets littéraires reposant sur des appropriations iconiques, la rubrique «Le site en images» témoignant de la place centrale de l’interaction entre textes et images au sein de son écriture. Deux projets en particulier ont retenu l’attention de Corentin Lahouste, qui reposent sur un même type de productions visuelles: des captures d’écran de plans de films visionnés par l’écrivain. Le premier de ces projets est intitulé «Mon beau souci», en référence à l’article de Jean-Luc Godard, «Montage, mon beau souci», publié dans Les Cahiers du cinéma en 1965. Chaque nouvelle parution s’inscrivant dans ce projet comporte trois séries de deux plans issus de films différents, chacune étant accompagnée de neuf vers écrits à la première personne, esquissant un «autoportrait oblique» de l’auteur, selon l’expression de Corentin Lahouste. Le second projet, «L’espace d’un instant», pousse la logique d’appropriation des images un peu plus loin, les plans de films apparaissant désormais en noir et blanc, et offrant ainsi une homogénéité à l’ensemble tout en isolant un peu plus les images de leur contexte d’origine. Dans ce projet, qui s’est déroulé sur un an, chaque livraison offre le récit fictif d’une minute telle qu’elle se serait déroulée au même moment à plusieurs endroits sur Terre. Le texte vient ainsi restituer l’image dans un contexte imaginaire, et la forme versifiée laisse place à la prose, tandis que, sans disparaître, la première personne du singulier fait place aux autres. S’esquisse ainsi selon Corentin Lahouste «une autobiographie à visée universelle», associée à une esthétique du fragment assez similaire à celle de Cécile Portier.
Enfin, la dernière œuvre qui a été présentée au groupe de recherche est celle de Benoît Bordeleau lui-même, se déployant sur le temps long, pendant et après ses études littéraires à l’Université du Québec à Montréal. Dans le cadre de ses recherches sur la figure de l’écrivain flâneur et sur la géopoétique urbaine, Benoît Bordeleau a ainsi créé différents blogs dédiés à sa propre pratique d’écriture, au sein desquels le recours à l’image s’est imposé petit à petit. Ses premiers blogs, Cerné (2008-2010) et Notes de terrain (2010-2014) étaient ainsi destinés à accueillir de courts textes issus de ses déambulations à travers les rues de Montréal, et plus particulièrement d’Hochelaga. Pour ce faire, l’auteur avait pris l’habitude d’écrire sur un carnet de notes ses impressions du moment, mais l’opération étant quelque peu fastidieuse, et la photographie a fini par s’imposer comme moyen de saisir sur le vif une pensée ou une émotion. Au fil des différents blogs tenus par Benoît Bordeleau, les images ont ainsi occupé une place de plus en plus déterminante. Sur son blog Cerné, chaque publication est accompagnée d’une photographie, mais par la longueur du texte qui l’accompagne, celle-ci tend à ne posséder qu’une valeur illustrative. Une évolution est déjà discernable à partir de Notes de terrain, où les photographies constituent fréquemment des publications à part entière, seulement complétées d’un titre en guise de légende. Enfin, le sous-titre du blog le plus récent de l’auteur, Hoche’élague (2012-2017), marque bien cette montée en puissance du support visuel: «Espace littéraire et photographique». La photographie a ainsi évolué du statut d’élément supplétif de l’écriture à celui de création à part entière, gagnant par ailleurs une dimension de plus en plus collective. Hoche’élague a en effet été créé en collaboration avec Myriam Marcil-Bergeron, et par la suite Benoît Bordeleau a eu l’occasion de coorganiser l’atelier littéraire Hochelaga Imaginaire (2014-2015), qui a abouti à la publication d’une édition spéciale de La Traversée, constituée des textes et des photographies de différent.e.s participant.e.s.
Parmi les trois exemples d’appropriations iconiques présentés dans le cadre de cette table ronde, il est intéressant de constater que les écrivain.e.s ne se contentent pas d’employer des images dans une visée purement illustrative, sans que se crée un véritable travail de l’image. Cécile Portier, Pierre Ménard et Benoît Bordeleau produisent ainsi leurs propres images, que ce soit par la photographie, par la sélection d’un plan précis de film, ou encore par la numérisation et le cadrage d’un élément spécifique d’une carte marine. On remarque également une même importance accordée au détail et à la décontextualisation, autant de procédés qui permettent de mettre en avant le regard subjectif de l’artiste, la singularité de sa création vis-à-vis du contexte premier de l’image. Pour autant, on peut penser que, dans les trois cas, l’image conserve une position subalterne, servant d’écran de projection, et l’écriture étant appelée à la déborder, à sortir du cadre qu’elle propose. Ainsi, il ne s’agit pas de délester les entreprises d’appropriation iconique des tensions et des contradictions qui les accompagnent, mais bien d’étudier le dialogue toujours potentiellement conflictuel qui noue les deux instances.
- 1. Portier, Cécile (2018). «Faux plats, cartographie par la fiction de nos espaces politiques», AOC, en ligne: (https://aoc.media/fiction/2018/10/28/faux-plats-cartographie-fiction-de-...)
Fernandez, Célia (2022). Appropriations iconiques – Table ronde avec Anne Reverseau, Corentin Lahouste et Benoît Bordeleau [Entrée de carnet]. Dans Bertrand Gervais(dir.) et Vincent Lavoie (dir.). Explorations en culture numérique. archiverlepresent.org. https://archiverlepresent.org/entree-de-carnet/appropriations-iconiques-...