Le 23 février 2022, dans le cadre du groupe de recherche Archiver le présent, les chercheuses Camille Bloomfield, Chiara Piazzesi et Christelle Proulx ont été réunies afin d’aborder les pratiques numériques reliées à la présentation de soi et de ses œuvres artistiques et les impacts visibles et invisibles qui résultent de celles-ci.
Camille Bloomfield, professeure de littérature française (Université de Paris), traductrice et poète, débute la séance avec sa présentation «La poésie sur Instagram: nouvelles pratiques, nouveaux enjeux», qui recoupe ses recherches sur l’Instapoésie, c’est-à-dire la poésie diffusée sur le réseau Instagram. Les questions qui l’occupent sont les suivantes: qui sont les instapoets? Est-ce qu’ils et elles explorent les propriétés visuelles et éditoriales de l’application? En pleine mutation de la chaine du livre due en partie à l’émergence de nouvelles possibilités d’autoédition sur Internet, la poésie pourrait-elle bénéficier de l’engouement du public pour les réseaux socionumériques? Pour répondre à ces interrogations, Bloomfield assemble depuis bientôt cinq ans une base de données sur les instapoets. Ces derniers sont principalement francophones et ont été découverts grâce aux recommandations de l’algorithme d’Instagram et à des hashtags comme #instapoesy, #instapoet et #poesie. À partir des comptes répertoriés, la chercheuse a relevé trois profils des instapoets: certains sont poètes en dehors de la sphère numérique, certains sont des artistes multidisciplinaires habitués aux plateformes web et d’autres en viennent à la poésie après avoir exploré le fonctionnement de l’application.
Quelques chiffres méritent une attention particulière en ce qui concerne les réseaux de soi, thématique de la table ronde. D’abord, un peu plus de 33% des instapoets omettent de fournir leur nom de famille, ils vont plutôt opter pour un pseudonyme ou joindre un élément de l’écriture à leur prénom pour créer une identité numérique distincte. Alors que d’autres, principalement des femmes, vont au contraire se mettre de l’avant dans le but d’utiliser l’algorithme d’Instagram à leur avantage – il faut savoir que les publications de photographies comportant des visages ont plus de chance d’être présentées sur le fil d’actualités des abonné·e·s. Bloomfield observe donc une tension entre un désir d’anonymat et celui d’être lu. De plus, 72% des comptes renvoient vers un ailleurs numérique: un compte Instagram personnel, une boutique en ligne, un linktr.ee, etc. Le compte devient alors l’endroit de publications et de publicités de l’artiste. Ses recherches étant toujours en cours, la chercheuse explique qu’il y a encore plusieurs pistes à explorer. Est-ce qu’il y a des parentés entre les propos des instapoets? Est-ce que leur rapport à l’application – nombre de likes, les commentaires, l’algorithme – influence leur esthétique? Le milieu littéraire devrait-il accorder une plus grande attention à cette nouvelle branche de la poésie? Bref, cette nouvelle pratique de création fera certainement couler beaucoup d’encre les prochaines années. Si la relation entre poésie et Instagram vous intéresse, restez à l’affût de la prochaine publication de Camille Bloomfield: «La poésie sur Instagram, effets et enjeux d’une pratique à succès» dans Design et littérature: visualités et visualisations du texte littéraire en régime numérique, qui doit paraître aux Presses du réel.
Suivant cette intervention, la professeure de sociologie Chiara Piazzesi (UQAM) prend la parole pour présenter brièvement son étude portant sur les selfies réalisés par des femmes. Dans les années 2010, alors que les médias et la société portent un regard moralisateur sur l’émergence des égoportraits des femmes et des filles, insistant sur le problème de l’hypersexualisation, la chercheuse s’interroge: pourquoi les femmes se prennent-elles en photo? Quelle est la portée de l’exposition de soi? Quel est le contexte de ces prises de photos?
Entre 2017 et 2019, Piazzesi mène une étude sur onze femmes montréalaises âgées de 22 et 52 ans qui affichent des selfies sur leurs comptes Facebook et Instagram pour des raisons personnelles et non professionnelles, et sans nécessairement avoir un grand nombre d’abonné·e·s. Dans un premier temps, Piazzesi les a rencontrées individuellement pour leur poser des questions et discuter de leur motivation à se prendre en photo. Puis, elle leur a demandé de prendre sept selfies qui pourraient être liés à des situations particulières: avant un premier rendez-vous, une entrevue professionnelle, une présentation concernant le travail ou les études, une sortie entre ami·e·s, dans la salle de bain et deux au choix. Elles devaient aussi inscrire des commentaires sous ces dernières ou leur associer des mots-clics (hashtags). Une fois l’exercice complété, une seconde rencontre individuelle a été organisée pour discuter de ces selfies. La chercheuse avait imprimé les selfies pour les présenter aux femmes en les sortant de leur contexte numérique.
Si la plupart des répondantes s’inscrivent dans un mouvement de body positivity, souhaitant montrer leur corps au naturel et ainsi contrer les exigences esthétiques véhiculées par les médias, elles demeurent toutefois très critiques à l’égard de leurs photographies. La question du regard est un élément important de l’étude; non seulement les femmes posaient un regard sur leurs selfies, mais aussi elles le faisaient aussi sur la chercheuse elle-même, en lui posant des questions sur son apparence, ses habitudes, son âge; bref, lors des entretiens, elles voyaient la femme devant elles et non seulement la sociologue. La chercheuse admet même qu’elle a pris de nouvelles habitudes concernant son apparence suite à ces rencontres. Il y a donc une tension entre l’envie de construire une archive de soi – qui nous sommes, quelle image de soi sommes-nous en train de projeter – et celle du regard autodisciplinaire et de jugement. Finalement, Piazzesi note l’importance attribuée à l’idée de faire ses preuves en tant que femme: preuve de légitimité, de confiance en soi, de capacité à faire face aux épreuves du quotidien.
La troisième et dernière intervenante à prendre part à la table ronde était Christelle Proulx (Université de Montréal), doctorante et chargée de cours en histoire de l’art. Les recherches au cœur de sa thèse portent sur l’intelligence artificielle et la culture visuelle invisible[1]. Elle présente la base de données ImageNet ainsi que ses dérivés, l’œuvre ImageNet Roulette et le concours The ImageNet Challenge, qui permettent de comprendre comment l’intelligence artificielle reconnait et interprète les photographies. Le site web d’ImageNet contient des millions d’images regroupées en différentes catégories, la plus grande étant celle des «personnes». Cette dernière catégorie a pris de l’importance depuis l’arrivée de l’apprentissage profond qui a facilité la reconnaissance faciale. Entre 2010 et 2017, s’est tenu annuellement un concours où différentes équipes de recherche compétitionnaient pour la meilleure qualité de traitement des images par ordinateur. Puis, de 2019 à 2020, l’œuvre interactive ImageNet Roulette invitait le grand public à soumettre des photographies de soi pour voir comment l’intelligence artificielle les interprétait. Une fois la photographie «lue», des mots-clés apparaissent comme non smoker, first offender, cave man, rape suspect, psycholanguistif et black african. Un grand nombre de femmes se sont vues attribuées le mot witch et les hommes, le mot astronaut. Bien que l’application ait été fermée depuis, plusieurs questions éthiques concernant le véhicule de discrimination envers certains groupes de personnes restent en suspens. Les images qui se trouvent sur la base de données ImageNet sont en majeure partie des photographies tirées des réseaux sociaux comme Snapchat. Avec les publications de selfies sur Internet, le visage est maintenant la donnée biométrique la plus facile à obtenir. Est-ce que les personnes qui partagent des photographies d’elles-mêmes et de leurs proches sont au courant que celles-ci peuvent être opérationnalisées et enregistrées dans des bases de données? Est-ce que la reprise de ces photographies ne s’inscrit pas dans un acte de voyeurisme? Proulx explique que désormais les images sont créées et regardées par des machines, l’être humain n’a même plus besoin de se retrouver dans l’équation. C’est l’émergence d’une culture visuelle invisible.
Suivant ces présentations, plusieurs membres du groupe de recherche ont soulevé des interrogations concernant les raisons qui poussent tout un chacun à s’afficher sur le web et sur les recherches respectives des intervenantes. Les chercheuses Camille Bloomfield, Chiara Piazzesi et Christelle Proulx ont donc, chacune à leur manière, permis d’ouvrir le dialogue sur les pratiques de représentation de soi en contexte numérique.
Crédit visuel: @parisianpoetry
[1] Trevor Paglen. (2016). Invisible Images (Your Pictures are Looking at You). thenewinquiry.com. The New Inquiry. Récupéré de https://thenewinquiry.com/invisible-images-your-pictures-are-looking-at-....
Lemieux-Cloutier, Eve (2022). «Réseaux de soi» – Table ronde avec Camille Bloomfield, Chiara Piazzesi et Christelle Proulx [Entrée de carnet]. Dans Bertrand Gervais (dir.) et Vincent Lavoie (dir.), Explorations en culture numérique. archiverlepresent.org. https://archiverlepresent.org/entree-de-carnet/reseaux-de-soi-table-rond....