L'intensification numérique qui s'accélère depuis le début de la pandémie fait émerger des enjeux entourant la collaboration et la nature des échanges entre les individus. Cette intensification a comme corollaire la fatigue numérique qui, selon Bertrand Gervais, se traduit par une suspension de l'engagement. L'utilisation de la visioconférence, par exemple, a limité considérablement la spontanéité des échanges et les temps de pause au profit d'une augmentation de la productivité. Mise à mal, cette collaboration incontournable (pour le meilleur et pour le pire!) entre collègues, entre pairs, entre individus est pourtant nécessaire à la circulation des idées. Bien que nous n'ayons jamais eu autant de moyens de communication et de plateformes numériques à notre disposition, il semblerait que la collaboration se fragmente, s'effrite et s’atomise.
Par ailleurs, cette intensification numérique s'accompagne d’un archivage des données dont la dimension dépasse l’entendement. L'urgence de protéger les données personnelles et l'utilisation d'applications de traçage des interactions pour téléphone intelligent dans l'objectif de lutter contre la COVID-19 apportent leur lot de dilemmes touchant à la fois la liberté, la sécurité, la santé et les rapports de pouvoir. Chacune de nos actions numériques se trouvent encodées dans des serveurs appartenant à des entreprises privées disséminées à travers la planète. Quel est l'impact de l'intensification numérique sur l'identité et la communauté? Qu'est-ce qui relève désormais de l'espace privé et de l'espace public dans cet environnement numérique dans lequel s'entrechoquent les «régimes de vérité» (Foucault, 2001, p. 112)?
L'exposition Contagion de la terreur de Forensic Architecture et de Laura Poitras (Citizenfour) présentée au Musée d'art contemporain de Montréal apporte un éclairage troublant sur cette intensification numérique en documentant des cas de violence numérique et physique à l'endroit de certains journalistes et dissidents mais également chez certains membres de cette agence de recherche qui ont été ciblés par le logiciel espion Pegasus et par l'application de traçage Fleming du groupe NSO, qualifiés de cyberarmes. Cette exposition permet également d'en connaître davantage sur le travail de recherche courageux, rigoureux et nécessaire de Forensic Architecture; le groupe, basé à la Goldsmiths University of London est dirigé par l'architecte Eyal Weizman. Les membres de cette agence parviennent à collaborer en ayant recours à une approche forensique, aussi favorisée par plusieurs disciplines «engagées dans un processus d'enquête criminelle: forensic anthropology (anthropologie judiciaire et médico-légale), forensic linguistic (linguistique légale), forensic entomology (entomologie judiciaire), etc. L'adjonction de ce qualificatif est révélatrice du tournant criminalistique pris par ces sciences et disciplines au cours des dernières années» (Lavoie, 2013, p. 10). L'agence collabore également avec des procureurs internationaux et des organisations de défense des droits humains et des groupes de justice politique et environnementale afin d'apporter une contre-expertise aux enquêtes menées par les gouvernements et les États en suggérant d'autres modes de connaissance qui ébranlent les «régimes de vérité» des systèmes de pouvoir en place. À l'origine, le mot anglais forensic, traduit en français par forensique, vient de l'adjectif latin forensis qui signifie «se rapportant au forum», c'est donc dire qu'il est également question d'un lieu de rencontre, d'un lieu d'échange ou encore d'un espace collaboratif. En effet, il est très fréquent que les enquêtes de Forensic Architecture fassent l'objet de séminaires, de plénières ou encore d'expositions. Cette structure tend à se rapprocher de ce que Michel Foucault envisage lorsqu'il mentionne qu'il «existe dans la société, ou du moins dans nos sociétés, plusieurs autres lieux, où la vérité se forme, où un certain nombre de règles de jeu sont définies [...] et par conséquent l'on peut, à partir de là, faire une histoire externe, extérieure de la vérité.» (2001, p. 1408-1409).
L'exposition en trois mouvements
Le documentaire
Réalisé pendant le confinement à New York, Laura Poitras documente dans Terror Contagion (Contagion par la terreur) l'investigation en cours de Forensic Architecture sur le NSO Group qui a comme objectif de réunir des preuves afin de démontrer comment et pourquoi des journalistes et des dissidents ont été ciblés. On assiste pendant le visionnement à la naissance d'une matrice numérique qui cartographie les actions des individus ciblés, les cyberattaques dont ils et elles sont les victimes et le contexte sociopolitique. Ce film fait partie d'une anthologie de courts métrages, The Year of the Everlasting Storm (L'année de l'orage sans fin), dont le producteur exécutif est Jatar Panahi, cinéaste iranien de renom. Certaines contraintes devaient être respectées: le film devait s'exprimer au présent et être tourné au lieu de confinement, en utilisant de l'équipement existant et sans tournage dans des lieux publics. Poitras utilise alors un drone pour filmer son appartement, capte les visioconférences, insère des captures d'écran, entrelace des messages vocaux et ajoute une musique électronique lancinante. Ainsi, la cinéaste réussit à transmettre la violence psychologique de la surveillance. Le journaliste Mark Feeny du Boston Globe est affirmatif: «The overall effect is both hypnotic and deeply unsettlig, like watching a real-life William Gibson novel1.»
La matrice numérique
Le deuxième moment de l'exposition amène le visiteur à déambuler à l'intérieur même de la matrice numérique. Des écrans disposés dans la salle projettent des récits narrés par Edward Snowden décrivant les ramifications entre les journalistes, les dissidents et Forensic Architexture et le fonctionnement de la contagion par la terreur. Cette violence numérique frappe les collaborateurs et les membres de la famille immédiate sous forme de contagion numérique (messages intimidants, courriels menaçants, faits alternatifs (fake news), etc.) par les logiciels espions. La musique de Brian Eno, Listen to the Data, rend perceptible par les sens l'intensification de cette violence numérique par l'immersion. Chaque son différent correspond à une violence numérique, une violence physique et des événements et des phénomènes contextuels recensés entre 2010 et 2022. On est à même de constater que plus les actions des journalistes et des dissidents s'accentuent ou se rapprochent d'une découverte (qui pourrait être dommageable pour l'entreprise ou le gouvernement en question) et plus la violence numérique se fait sentir. La base de données de la matrice numérique devient organique et malléable les données recueillies par les chercheurs du groupe et est accessible par le site web Digital Violence.
Les enquêtes
Le troisième moment de l'exposition montre, à travers deux films, des projets d’investigation menées par Forensic Architecture et qui permettent de comprendre l’esthétique forensique. La méthode rigoureuse des techniques d'investigation de l'agence de recherche multidisciplinaire déboulonne complètement les versions et les rapports d’investigation des autorités en proposant une reconstitution des événements par une enquête de terrain. La disparition forcée des étudiants d'Ayotzinapa et l'exécution extrajudiciaire d'Ahmad Erekat sont les deux reconstitutions présentées. À la demande de la famille, Forensic Architecture a accepté d'inclure dans l'exposition, l'enquête menée sur les circonstances de la mort d'Ahmad Erekat, journaliste palestinien de 26 ans, lui-même visé par le logiciel espion Pegasus, dans l'objectif de faire connaître la violence et l'injustice entourant son décès à un point de contrôle de la bande Ouest, mais également pour rendre visible l'implication du gouvernement israélien dans cette tragédie.
L'exposition de Forensic Architecture et Laura Poirtras montre que la contagion numérique est interreliée aux événements politiques. La violence numérique et physique que subissent des personnes au service de la «vérité» et qui, de cette façon, sont empêchées de collaborer, mais qui malgré tout résistent et persistent, est une leçon de collaboration. C'est une double mission qu'a réussi cette exposition: à la fois montrer le travail de Forensic Architecture et de quelle façon ses membres et leurs collaborateurs sont menacés et la puissance de ce même groupe qui parvient à donner à leur travail une dimension esthétique par cette matrice numérique qui se déploie et dans laquelle le visiteur est présent (au propre et au figuré). C'est pourquoi il serait juste de parler d'approche mais aussi d'esthétique forensique. Présenter la matrice numérique au centre de l'espace et les témoignages tout autour concrétise encore plus le phénomène de la violence numérique mais aussi du changement numérique dans lequel nous sommes tous et toutes engagés.es et plus intensément depuis la crise sanitaire mondiale. Il est urgent de se pencher sur l'éthique de soi comme pratique de la liberté (Foucault, 2001).
- 1. L'effet global est à la fois hypnotisant et profondément troublant, c'est comme regarder un roman de William Gibson dans la vie réelle.
Landry, Karine (2022). Archiver la violence du présent [Entrée de carnet]. Dans Bertrand Gervais (dir.) et Vincent Lavoie (dir.), Explorations en culture numérique. archiverlepresent.org. https://archiverlepresent.org/entree-de-carnet/archiver-la-violence-du-p....