Binky: le réseau social nihiliste

Date de publication: 
10 mai 2022

Look, all we want from our apps is to see new stuff scroll up from the bottom of the screen.
(Extrait de la page Web du projet Binkywww.binky.rocks)

Comment faut-il qualifier Binky? Anti-réseau-social? Réseau anti-social? Non-réseau-social? Réseau social cynique? Antidote aux réseaux sociaux? Tout cela, et pourtant, non. Il y a plus. Ou moins.

Qu’est-ce que c’est et comment ça marche?

L’application Binky se présente sous la forme bien connue d’un fil d’actualités, appelées «binks», composées d’images libres de droits dont les crédits se trouvent dans le menu de paramètres de l’application, menu qui ne comporte sinon que l’option de télécharger les images pour un usage hors-ligne, et une incitation à un don de 2,49$… La vaste majorité des images sont sous licence Creative Commons et proviennent de Wikimedia Commons. Sur le fil, l’image occupe la presque totalité de l’espace, et porte un titre simple: «San Diego Chargers», «Pluto», «Tandoor», «Donna Summer», «Jigsaw Puzzle», «Disgust». Bref, un titre qui ne comporte souvent qu’un seul substantif et qui correspond assez directement à l’image.

L’application n’offre aucun espace d’expression ou de créativité et aucune case blanche ne se trouve sur l’interface. Tout le contenu est dicté d’avance. D’emblée, l’utilisateur de Binky est placé en position passive, il ne peut pas agir, il ne peut que réagir. Et encore. Sous le titre du bink se trouvent trois options: une étoile, pour signaler qu’on aime; des phylactères, pour commenter; et une icône circulaire évoquant le mouvement, pour partager. On peut également faire glisser une image vers la droite, où elle disparaît pour laisser place à une émoticône positive (sourire, cœur, soleil, etc.); ou vers la gauche, la remplaçant cette fois par une illustration négative (doigt d’honneur, pouce vers le bas, visage nauséeux, et ainsi de suite).

Pourquoi c’est drôle?

Tout cela est bien connu et semble aller de soi. Le hic, cependant, c’est que Binky n’est connecté à rien ni personne. On n’y a pas d’amis, pas de groupe, pas de communauté. Personne ne voit ce que l’on aime, ce que l’on rejette ou ce que l’on conserve. La circulation des images n’est qu’un leurre: lorsqu’on veut partager un contenu, une fenêtre intempestive apparaît pour mettre en garde l’utilisateur: «Do you want to re-bink this bink? This doesn’t do anything.» Et pour sûr, lorsque le bink a été re-binké, on nous récompense en nous disant que «You re-binked that Bink! Bink-tastic!».

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Mais le plus troublant, peut-être, se trouve dans le champ de commentaires. Car, peu importe ce que l’on écrit, les mots apparaissent d’eux-mêmes à chaque frappe, des mots qui ne veulent rien dire, sinon un enthousiasme argotique et consensuel («OMG! This. So much this.»); et si l’on insiste un peu, tous les commentaires finissent invariablement, soit par des mots-clics vagues et vains (#literallymindblowing), soit par des émoticônes aléatoires, en une suite sans fin.

Au détour, on y apprend quelque chose, peut-être. Qui était donc Niccolo Leoniceno, dont le portrait apparaît sur l’écran, hors de tout contexte? S’il nous reste encore un peu de curiosité, on ira voir ailleurs pour découvrir qu’il s’agit d’un médecin humaniste italien, traducteur de Galien et d’Hippocrate (du grec vers le latin).

Qu’est-ce que ça met en lumière?

Binky, une création du programmeur et comédien (!) Dan Kurtz, fut lancé comme application mobile en 2017. La date est importante: on peut, en effet, considérer qu’une douzaine d’années après l’apparition des réseaux sociaux, vers 2005 avec Facebook et Twitter, les controverses entourant le référendum du Brexit et l’élection américaine de 2016 ont jeté un seau de glace sur l’enthousiasme des plus fervents croyant à la nouvelle liberté d’expression fournie par le Web. Ce qui apparaissait comme la possibilité d’avoir «son espace» propre (MySpace fut bien l’ancêtre du réseau social), sorte de dernier retranchement contre l’aliénation du monde moderne, s’est avéré être un espace qui appartient d’abord aux fournisseurs du service, ensuite à ceux qui sont capables de manipuler la plateforme à leur profit. Par un retournement pervers, l’attention consacrée à garder le contrôle de son espace numérique s’est retrouvé être précisément le moyen par lequel le contrôle est perdu. Comme l’affirme Yves Citton, «[…] l’écologie de l’attention nuance et recadre les rêves d’émancipation immatérielle.» (Citton, Écologie, p. 73) L’espoir de trouver dans le virtuel une liberté qui nous échappe dans le monde matériel est mis à mal dès qu’on comprend que la liberté ne nous est offerte que pour être utilisée à des fins marchande.

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Comment, donc, sortir de cette logique de l’hyperconnectivité qui repose d’abord et avant tout sur la captation de l’attention, notamment par l’appel au désir de récompense? La solution proposée par Binky est simple: puisque la récompense offerte par les réseaux sociaux est vide, ne provient de nulle part et ne donne rien, on peut la dépenser sans compter. Alors que «[l]a culture capitaliste nous considère comme à la fois insatiable et facilement satisfaits par des produits tels que des vidéos TikTok et des chansons pop» (Horning, «Politique du scroll», p. 94-/95), le sentiment de satisfaction provoqué par la consultation de Binky ne provient même pas d’avoir trouvé quelque chose dont on n’avait pas besoin, il vient de la mécanique primaire qui consiste à manipuler son appareil. L’attention volontairement gaspillée est sa propre récompense. Comme le logo de l’application l’indique, «binky» est un terme employé pour désigner une tétine (il s’agit, en fait, d’une marque déposée de Playtex, dont l’usage s’est transformé par antonomase). Or, en anglais, on emploie aussi «pacifier» pour désigner cet objet. On comprend alors que, pour Kurtz, le réseau social constitue l’ultime arme d’apaisement massif. Mais l’allégorie va plus loin: la tétine, c’est le sein stérile, qui calme le désir sans nourrir l’enfant. Binky calme l’esprit sans le nourrir.

Pourquoi ce n’est pas drôle?

Bien sûr, Binky est d’abord une farce, un peu grossière, dont on se détourne après les quelques minutes nécessaires pour en épuiser le sarcasme. Voilà un réseau social qui n’est ni réseau, ni social, qui s’affiche comme la réponse volontariste à la vacuité du monde connecté et dont le parcours, tracé d’avance, mime une banalité qui se voudrait exubérante.

Mais si on se donne la peine d’y regarder de plus près, et si on se prête vraiment au jeu, Binky est beaucoup plus inquiétant que son look bon enfant le laisse présager.

Unlike similar apps such as Facebook, Twitter or Instagram, Binky won't stress you out or make you hate your friends. It just keeps your attention where it belongs: on your phone(Extrait de la page Web du projet Binkywww.binky.rocks)

Un antidote par l’absurde à la cyberdépendance? Rien n’est moins sûr.

Si, comme l’affirme Rob Horning, «[s]e dévoiler sur les réseaux sociaux relève donc moins de l’expression de soi que de la possibilité d’interagir avec soi-même en tant qu’objet médiatique. […] Les vidéos que vous regardez parlent peut-être de telle ou telle chose, mais l’application vous les présente de manière à ce que leur enchaînement ne parle que de vous » (Horning, p. 87 / 88), alors utiliser Binky c’est se dévoiler soi-même comme un trou noir sémiotique. L’application est un «black mirror» qui ne renvoie même pas une image déformante. Et c’est bien ce qu’affirme Kurtz sur la page Web de Binky: une application avec laquelle on peut faire des actions «just like a real app», mais dont l’usager ne serait que le simulacre d’un être agissant. «Do whatever the hell you want in Binky -- no one will ever see it.» (Extrait de la page Web du projet Binkywww.binky.rocks)

Le problème est que, en se désengageant de la logique du Web 2.0, Binky n’y propose pas une alternative viable. Puisque Binky ne collecte rien, le reflet que l’usager y trouve de lui-même n’est qu’une suite de substantifs empilés les uns sur les autres, sans le ciment d’une quelconque bulle culturelle qui viendrait créer une certaine unité, une narration dans le défilement du contenu. Au contraire des autres réseaux sociaux, dont la prétention est de fournir comme par magie un contenu inattendu mais pertinent, Binky est réellement aléatoire, on ne peut rien en tirer, rien en déduire, il ne peut être utilisé ni par nous, ni par personne. Citton voit dans la vivacité de l’esprit humain la meilleure forme de résistance à l’asservissement:

Ce que les attentions humaines (vivantes et vivifiantes) apportent à la circulation de courants électriques dans les câbles de nos ordinateurs (morts), ce qui nous permet de répondre activement aux affections, et non seulement de les subir passivement, c’est notre capacité à élaborer une signification à partir des données qui nous arrivent de nos sens. (Citton, Supermarché, p. 3)

Mais, dans Binky, aucune reconfiguration n’est possible, parce qu’aucun algorithme, si pervers et intrusif soit-il, ne vient ordonner ne serait-ce qu’un iota du flux de données, et toute tentative de l’esprit échoue à l’organiser.

Si les réseaux sociaux génèrent des données massives qui peuvent ensuite être utilisées par leurs opérateurs, l’attention que l’usager consacre à Binky l’est en pure perte, tant pour l’utilisateur que pour l’opérateur de l’application, lequel en réalité ne s’en préoccupe pas du tout. Et si vraiment il y a dans Binky un antidote, il se trouve dans ce que Georges Bataille nommait la «dépense», qu’on peut comprendre ici comme un hyper-gaspillage de l’attention qui s’oppose à l’économie attentionnelle du Web non pas en y accordant un soin particulier, mais plutôt en la dépensant avec faste et désinvolture. Ce n’est pas parce qu’on ne valorise pas sa propre attention qu’on la gaspille avec Binky, mais bien parce que, sachant ce que les autres réseaux sociaux en font, on choisit plutôt de la brûler en holocauste. Plutôt que d’aliéner son attention au profit des géants des technologies, aliénons-la au profit de rien. Le calcul que Citton emploie pour déterminer la «plus-value attentionnelle», soit «la différence entre l’attention prêtée et l’attention reçue» (Citton, Écologie, p. 97), ne tient plus la route et bascule dans le négatif absolu.

 

Bibliographie

BALLE, Francis, Les Médias, Paris, Presses Universitaires de France, coll. «Que Sais-Je?», 2012, 128 p.

BATAILLE, Georges, La Part maudite, précédé de La Notion de dépense, introduction de Jean Piel, Paris, Minuit, coll. «Reprise», 2011, 188 p.

BOURRIAUD, Nicolas, L’Exforme, Paris, Presses Universitaires de France, coll. «Perspective critiques», 2017, 140 p.

CITTON, Yves, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, coll. «La Couleur des idées», 2014, 312 p.

CITTON, Yves, «Supermarché des icônes et surprises des images», dans Peter Szendy, Emmanuel Alloa & Maria Ponsa (ed.), Le Supermarché des images, Paris, Gallimard / Jeu de Paume, 2020, p. 173-180

HORNING, Rob, «Politique du scroll», trad. de l’anglais par Sophie Garnier, Audimat Éditions, Tèque, 2022/1, no 1, pages 76-111, DOI 10.3917/tequ.001.0076.

PAGLEN, Trevor, «Invisible Images (Your Pictures Are Looking at You)», The New Inquiry, December 8, 2016, en ligne, consulté le 1er février 2022.

Pour citer: 

Rioux-Couillard, Pascal (2022). Binky: le réseau social nihiliste [Entrée de carnet]. Dans Bertrand Gervais (dir.) et Vincent Lavoie (dir.), Explorations en culture numériquehttps://archiverlepresent.org/entree-de-carnet/binky-le-reseau-social-ni...

Auteur·e·s (Encodage): 
Rioux-Couillard, Pascal
Entrée de carnet

Rencontré dans la «Weird Books Room» de l’indispensable site de bouquinistes Abebooks.com, le Stray