Censored. Archive intime et politique

Date de publication: 
30 avril 2022

Censored. Archive intime et politique est un magazine créé en 2018 par deux sœurs, Apolline et Clémentine Labrosse. Cette publication biannuelle aurait pu faire l’objet d’une fiche pour la collection d’œuvres d’Archiver le présent, si l’on omet toute la difficulté de déterminer la nature de cet «objet éditorial non identifié», expression employée dans l’en-tête du compte Instagram qui lui est associé. D’ailleurs, les tentatives de définition de ce magazine par ses créatrices mêmes ne manquent pas. Sur le site Internet, Censored est décrit comme «un magazine qui explore la culture féministe et artistique émergente», ou encore comme «un magazine indépendant inspiré des mouvements punk et Do It Yourself pour documenter l’avant-garde féministe». À la fin du cinquième numéro, on peut également lire que Censored se situe «à mi-chemin entre l’objet précieux et la culture fanzine», mais on pourrait dire aussi à la croisée du journalisme et de l’expérimentation artistique. Chaque numéro comporte ainsi une thématique différente, explorée par le biais d’entretiens divers, de cartes blanches laissées à des artistes, de témoignages ou de tribunes. Textes, photographies, montages et créations visuelles y occupent une place égale, et l’attention portée à la forme va jusqu’au soin apporté aux grammages et aux papiers, ainsi qu’à celui extrêmement riche de la typographie. Il apparaît explicitement que ses créatrices ont voulu penser un objet tout autant destiné à être lu que contemplé et touché. Dès lors, l’on peut considérer que Censored est une œuvre, ou une série d’œuvres, renouvelées à chaque parution. Comment considérer cette démarche créative dans le cadre d’une publication qui porte le sous-titre «Archive intime et politique»? L’on peut en effet s’étonner du rapprochement fait entre les productions artistiques, la plupart du temps spécialement réalisées pour le magazine, et la notion d’archivage. À cela s’ajoute l’ambiguïté du titre lui-même: Censored, évoquant la tension entre archives publiques et archives confidentielles, voire interdites.

Sans que cela apparaisse explicitement au fil des pages du magazine, la question de l’archive et le rapport au passé sous-tendent la genèse du projet, et ce de manière très personnelle. Ainsi, dans un entretien accordé au média Manifesto XXI, Apolline Labrosse revient sur cet aspect de son travail: «C’est un projet fraternel, on a commencé ensemble [avec ma sœur Clémentine] et notre frère nous a rejoint, on puise énormément nos inspirations, dans notre passé, chez nos ancêtres, dans des photos de famille, on s’inspire énormément de notre mère…». Une lecture avertie des différents numéros du magazine permet ainsi de déceler les endroits où apparaissent des photographies anciennes, potentiellement issues des albums photo de la famille, qui viennent se mêler à des images plus récentes. 

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L’archive acquiert ici une dimension esthétique déterminante, que confirme Apolline Labrosse au cours du même entretien: «Je passe ma vie dans une énorme maison de famille dont une grande partie a été abandonnée et je vais fouiller. Je récupère des tissus, des rubans, des vêtements que je recoupe, je lis des lettres, retrouve de vieilles photos…». Au-delà des archives familiales de ses créatrices, Censored expose également les œuvres que différent.e.s artistes composent à partir de leurs propres archives et souvenirs (potentiellement fictifs), et ce en particulier dans le cinquième numéro du magazine, intitulé «Transmission». On découvre ainsi un texte de Gala Zozupo, «Les quatre enfants du Docteur Ogre», qui revient sur son histoire familiale marquée par les violences conjugales de son grand-père, mais aussi «Marthe», une série de photographies accompagnée de courts textes, dans laquelle le modèle reproduit l’état végétatif d’une grande-tante qui «vivait dans son lit» et «était prisonnière de sa lourde chevelure».

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En puisant dans des histoires particulières tout en les universalisant par la pratique artistique, en créant des archives fictives à partir de véritables vécus, les artistes qui collaborent avec Censored réussissent à dépasser la simple archive familiale. Le travail éditorial n’est par ailleurs pas en reste: en réunissant par exemple deux créations qui traitent de la condition féminine au sein de la cellule familiale, une ligne politique se dessine et subsume une nouvelle fois les particularités des archives personnelles. Le magazine aborde cette question de façon réflexive au cours d’un entretien avec Sam Bourcier, sociologue et activiste queer, qui milite notamment pour l’ouverture d’un centre d’archives LGBTQI+ en Ile-de-France. Situés au début du numéro, les propos du chercheur semblent venir éclairer la réflexion qui sous-tend le magazine, commençant tout d’abord par critiquer ce qu’il nomme le «papatrimoine», c’est-à-dire le «modèle patrimonial classique», produisant une «archive savoir-pouvoir» telle que pensée par Foucault dans L’Archéologie du savoir. À l’encontre de ce modèle, il s’agit de produire une archive «plus proche du corps et des gens», qui ne se contente pas des documents attestant l’oppression des populations discriminées (archives judiciaires, médicales, policières, etc.), mais qui soit directement issue du vécu intime et des luttes des personnes concernées. À ce titre, Sam Bourcier revendique l’importance d’une «archive vivante», à l’opposé d’une approche archéologique et patrimoniale: «On peut aussi archiver les affects et les émotions. On fait de l’archive en simultanéité, dans le temps présent, avec des personnes physiques, des personnes qui racontent leur vie. Il est crucial de recueillir des archives orales dès maintenant, des récits de vie de personnes, de les écouter et de les faire circuler». Or, il semble bien que Censored s’inscrive dans une perspective similaire, rassemblant à la fois des archives documentant les luttes passées, et des créations nourrissant les archives des luttes en cours et à venir. Si l’on s’en tient toujours au cinquième numéro du magazine, on peut ainsi être sensible à l’enchevêtrement d’archives témoignant des luttes passées (on découvre par exemple des photographies provenant des Lesbian History Archives et un entretien avec Elisabeth Nicoli, ancienne militante du Mouvement de libération des femmes) et de créations qui font acte de mémoire tout en étant conçues pour être en prise avec les luttes actuelles. La carte blanche donnée à Tabita Rezaire constitue peut-être l’exemple le plus frappant, son travail visant tant à rendre compte de la violence médicale ayant lieu à l’encontre des femmes noires qu’à «invite[r] à la cyber-résistance», notamment par le recours à une esthétique digitale.

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Par l’élaboration d’un support où s’entrecroisent toutes sortes de productions militantes et artistiques, le magazine Censored paraît constituer à son tour ce que Sam Bourcier nomme une «archive performative», c’est-à-dire une «archive présente et future, à venir». Et, les créatrices du magazine de répondre de manière oblique à cette invitation formulée par le sociologue: «C’est aux gens de décider d’exercer leur puissance archivale en se saisissant de tel ou tel thème qui les intéresse». Cela n’est pas sans nous rappeler les notions d’«archives 3.0» ou «4.0» développées par Michael Shank et reprises par Gabriella Giannachi dans son ouvrage Archive Everything. Mapping the Everyday, renvoyant à l’idée d’un archivage immédiat et performatif du présent, notamment en contexte numérique.

Pourtant, et de façon peut-être contre-intuitive, Censored est un magazine qui existe exclusivement au format papier, quand bien même sa notoriété semble être grandement liée aux réseaux sociaux (plus de quatorze mille abonné.e.s sur Instagram, le compte ayant par ailleurs été créé avant même la diffusion du premier numéro). Or, évoquer le choix de publier uniquement le magazine en format papier nous conduit à nous intéresser non plus à son sous-titre, mais à son titre. Comme l’affirme Clémentine Labrosse lors d’un entretien pour le magazine Neon, il est important pour elle «de créer un magazine en format papier puisqu’il devrait échapper à la censure des réseaux sociaux». Ainsi, dans le cadre d’une production de plus en plus effrénée d’archives individuelles et artistiques sur les réseaux sociaux, le fait de produire un magazine au format papier permet de rappeler et de lutter contre l’incomplétude fondamentale de ce type d’archives: certaines images sont censurées, et par là-même des corps, des objets, des personnes sont rejetés de ces nouvelles formes d’archives. La couverture du numéro zéro de Censored se lit comme une réponse à ces limites, le magazine se pensant dès lors comme le lieu où se déploierait les archives performatives, politiques et intimes des censuré.e.s.

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Au fil de ses publications, le magazine Censored nourrit une réflexion dense sur les différents types d’archives: celles que l’on rejette, celles qui sont insuffisantes, celles manquantes et celles enfin que l’on crée. C’est cette «puissance archivale» qui semble par ailleurs constituer la cohérence du magazine, chacune des formes qui s’y déployent participant au même recueil de différentes voix et expériences.

Pour citer: 

Fernandez, Célia (2022). Censored. Archive intime et politique [Entrée de carnet]. Dans Bertrand Gervais (dir.) et Vincent Lavoie (dir.),  Explorations en culture numérique. archiverlepresent.org. https://archiverlepresent.org/entree-de-carnet/censored-archive-intime-e...

Auteur·e·s (Encodage): 
Fernandez, Célia Isabelle
Entrée de carnet

Bien qu’appartenant à des disciplines artistiques distinctes, Annie Ernaux et Sophie Calle sont à l’origine d’œuvres pouvant être comparées sur plusieurs points.

Entrée de carnet

Anticipant le troisième volet à venir du cycle de conférences sur «Les iconothèques d’écrivain.e.s contemporain.e.s», la troisième table ronde du groupe de recherche «A