Le Low-Tech contre les monstres

Date de publication: 
09 mai 2022

Au cours des dernières décennies, nos habitudes de navigation sur Internet se sont centralisées autour d’un petit noyau de compagnies dont la valorisation boursière dépasse aujourd’hui le produit national brut du Japon (Clement, 2021). Il s’agit des fameux GAFAM, que l’on devrait renommer AMAMA (Google [Alphabet], Facebook [Meta], Apple, Microsoft et Amazon). L’air de la pièce commence à se raréfier si l’on y ajoute Netflix, Twitter et TikTok (ByteDance). Nous conçevons ces organismes corporatifs comme des formes de vie émergentes dont l’intelligence purement algorithmique est orientée sur un principe de croissance infinie qui sert de justificatif à toutes les stratégies (à l’intérieur de la légalité) visant à capter et à retenir l’attention du plus grand nombre de cerveaux possible. Bref, des monstres. Le fil d’actualités de Facebook, pour ne prendre qu’un exemple, a été optimisé pour nous inciter à tourner indéfiniment la molette de notre souris, grâce à un flux ininterrompu de contenus publicitaires ciblés, d’articles en phase avec nos opinions politiques et de vidéos de divertissement qui démarrent automatiquement dès qu’elles apparaissent sous nos yeux. L’attention est une ressource finie que le capitalisme prédateur, conformément à sa nature, va extraire jusqu’à l’épuisement. Étant donné que c’est un système qui carbure à la perte de contrôle sur soi, à la fragmentation de la mémoire et à l’inertie politique, on peut dire que son succès est proportionnel à l’aliénation de ses utilisateur·rice·s. C’est épuisant, être une mine.

Devons-nous accepter sans broncher le triomphe des organismes les plus opportunistes du capitalisme attentionnel? Comment résister à cette violence cognitive? Internet peut-il encore constituer un espace d’empouvoirement? La nécessité d’imaginer une nouvelle internéthique de l’attention est ce qui nous amène à nous intéresser à des initiatives comme le Low Tech Webring. Entretenu par l’autrice et conservatrice d’art écossaise Emilie M. Reed, il s’agit d’un «anneau Web», c’est-à-dire une collection de sites Web catalogués dans un annuaire et reliés les uns aux autres par une NavBar apparaissant le plus souvent au bas de la page. Ce mode d’exploration de la Toile a connu son heure de gloire à la fin des années 1990, à l’époque du site d’hébergement GeoCities et de ses quartiers virtuels qui réunissaient les créateur·rice·s en fonction de leurs champs d’intérêts (par exemple «Napavalley», pour les amoureux·ses du vin, ou encore «Siliconvalley», pour les féru·s de technologie). C’était bien avant que naisse le concept de Web 2.0, ce soi-disant Web participatif qui, comme le relevaient déjà Cédric Jonckheere et François Schreuer en 2008, peut se comprendre en réalité comme un «mode de production basé sur la commercialisation des données privées des utilisateurs du Web» (n.p.), avec les conséquences cognitives et politiques mentionnées plus haut. L’ère du Web 1.0, laissent entendre Emilie Reed et celleux qui ont rejoint son Webring, n’était pas moins participative ou communautaire que la nôtre. Peut-être le cadre standardisé et les outils fournis par les plateformes contemporaines rendent-ils plus intuitifs la création, la diffusion et le partage de contenus, mais peut-on vraiment trouver un esprit communautaire quand tous les espaces de réseautage social ont été colonisés par le capital?

Les sites du Low Tech Webring se réclament d’une esthétique Web 1.0. Sur les pages d’accueil, pas de publicités, d’objets dynamiques ou de vidéos intégrées. Des sites statiques avec du texte accompagné de quelques images et des liens vers des projets créatifs et intellectuels variés: art graphique, poésie, jeux vidéo indie, musique, fictions hypertextuelles, blogs sur le féminisme, les enjeux LGBTQ+, l’anarchisme, la transition énergétique, etc. Ils sont souvent hébergés sur Neocities, une émule contemporaine de GeoCities (qui est définitivement fermé depuis 2009), dont ils reprennent certains des traits les plus marquants: agencements parfois criards de la typographie et du fond et utilisation de GIFS animés à la pertinence discutable en regard du contenu textuel, souvent par clin d’œil nostalgique à un «style» folklorique dans lequel beaucoup de créateur·rice·s du Web 1.0 tombaient par mégarde, parce qu’iels manquaient de connaissances en design graphique ou «faisaient avec» (on pense à De Certeau) ce qu’iels avaient sous la main. Or, ce caractère bricolé et clinquant des pages GeoCities est précisément, pour celleux qui s’en réapproprient l’esthétique, ce qui fait leur charme et leur attrait.

Pour expliquer la philosophie qui sous-tend son projet, Emilie Reed cite, sur la page d’accueil de l’annuaire, une entrevue de Kris De Decker, créateur du Low<–Tech magazine, un blog technocritique qui met l’accent sur les solutions énergétiques durables (et dont le site web fonctionne à l’énergie solaire):

[I]t’s not just that the typical website uses a lot of energy, it’s also just a horrible thing. It’s not fun to be on the internet anymore, at least not like it used to be, in the sense that these days, you open a website, you get a cookie warning, then you get some privacy thing that you have to click away, then you get the newsletter, then you get the ads in your face (Stefanski, 2018, n.p.).

Ce que déplore Kris De Decker, c’est que notre expérience contemporaine du web est gâchée par un excès de pollution sensorielle (pour continuer dans la métaphore du capitalisme extractiviste). Sa critique concerne tant l’ergonomie que l’esthétique. Plus tôt, dans l’entrevue citée, il rappelle un fait souvent négligé dans les discussions sur la technologie et l’environnement, parce qu’il est facile de s’imaginer le Web comme quelque chose d’immatériel: Internet est hébergé sur des serveurs qui produisent 3,7% de l’empreinte carbone mondiale. Sa consommation énergétique dépasse celle du trafic aérien dans sa totalité. Et, ce pourcentage s’accroit à une vitesse démesurée. Selon ces augures, la resimplification du Web, en plus de rendre la navigation plus agréable, apparait comme un impératif écologique.

Il ne mentionne pas, dans cette entrevue, un autre élément à notre avis extrêmement retors qui caractérise les térato-plateformes et auquel échappe son site (comme tous ceux du Low Tech Webring): elles sont conçues selon une logique du gouffre. Nous parlons de ces fameux «fils» qui se déroulent à l’infini, le bien-nommé «feed» facebookien qui se repaît goulument de notre attention. Même chose avec YouTube, Netflix, Twitter, TikTok, etc. La quantité de contenus disponibles est, si l’on s’en tient à une perspective humaine, illimitée, mais surtout, il n’est pas nécessaire de cliquer sur un lien pour éprouver cette illimitation. Le neuromarketing a compris avec une acuité perverse que la dissolution du sujet dans le flux des datas serait grandement facilitée par l’effritement des seuils. On peut rester sur une même page et se laisser glisser lentement, si l’on n’est pas prudent·e, dans un gouffre phénoménologiquement sans fond.

On voit bien que l’idée d’un retour à un état antérieur du Web dépasse le simple fétichisme nostalgique. La dimension éthique et politique du Low Tech Webring est évidente, d’autant plus que ses créateur·rice·s ont généralement des intérêts qui les associent à une mouvance dite «de gauche»  communautés marginalisées, culture zine et DIYdo-it-yourself»), modes de vie alternatifs, anticapitalisme, décroissance, neurodivergence, etc. L’esthétique artisanale de leurs sites n’est pas qu’imitative, elle constitue aussi un moyen de redonner de l’espace à la pensée. Sur les plateformes dominantes, chaque pixel est animé d’une vie monstrueuse, a été conçu pour aveugler et piéger la pensée, pour mener à leur perte mémoire et raison. Certes, face au capitalisme cognitif non-régulé, les initiatives comme celle d’Emilie Reed paraissent bien limitées dans leur champ d’action. Cela dit, il est bon de savoir qu’il existe encore des lieux où le repos est possible ainsi que des gens qui se proposent de les cartographier!

 

Bibliographie

Clement, Jessica, «Google, Amazon, Facebook, Apple, and Microsoft (GAFAM) statistics & facts», Statista, 2021, consulté le 31 mars 2022: https://www.statista.com/topics/4213/google-apple-facebook-amazon-and-mi...

De Decker, Kris, Low<–Tech magazine, revue en ligne, consulté le 31 mars 2022: https://solar.lowtechmagazine.com/

Jonckheere, Cédric et François Schreuer, «Pour une critique politique du Web 2.0», Politique, N° 54, 2008, consulté le 31 mars 2022: https://www.revuepolitique.be/recherche-numero/?politique_numero=54

Reed, Emilie M., Low Tech Webring Directory, annuaire web, consulté le 31 mars 2022: https://emreed.net/LowTech_Directory.html

Stefanski, Jasio, «Imagining a Solar-Powered Internet: Kris De Decker Low<–Tech Magazine», The Gradient, walkerart.org, 2018, consulté le 31 mars 2022: https://walkerart.org/magazine/low-tech-magazine-kris-de-decker

 

Pour citer: 

Dussault, Antoine (2022). Le Low-Tech contre les monstres [Entrée de carnet]. Dans Bertrand Gervais (dir.) et Vincent Lavoie (dir.), Explorations en culture numérique. archiverlepresent.org. https://archiverlepresent.org/entree-de-carnet/le-low-tech-contre-les-mo...

 

Auteur·e·s (Encodage): 
Dussault St-Pierre, Antoine