Le Panier d'épicerie en milieu sauvage

Date de publication: 
09 mai 2022

Rencontré dans la «Weird Books Room» de l’indispensable site de bouquinistes Abebooks.com, le Stray Shopping Carts of Eastern North America: A Guide to Field Identification (Abrams Image, 2006) avait tout pour séduire le lecteur de J.G. Ballard que je suis. En couverture, la photographie d’un chariot d’épicerie envahi par la végétation évoquait, à la manière de l’auteur britannique, un certain parti-pris en faveur de la folie moderne, mais aussi une mise en garde contre son inévitable échec. Cette dichotomie paradoxale est d’ailleurs au cœur d’une esthétique postmoderne, que Nicolas Bourriaud nomme «l’exforme», c’est-à-dire une esthétique fondée sur ce que l’hyper-production capitaliste rejette, à savoir «D’un côté, un monde sans reste, aménagé comme une usine à vivre et sans cesse nettoyé par le design; de l’autre, l’obsession des décharges, des favelas, des banlieues, le principe qui consiste à repousser aux portes des Cités l’immigré, le nomade, l’immondice ou le périmé.» (Bourriaud, L’Exforme, p. 138)

Une fois le livre acheté, c’est avec un mélange de soulagement et de déception que j’ai constaté que l’auteur, Julian Montague, a conçu le projet avec une certaine ironie, et qu’il ne s’agit pas simplement de l’étalement désordonné de la lubie confuse d’un quelconque illuminé. Bien que l’éditeur, Abrams soit connu dans le domaine du «Beau livre», ce sont les remerciements adressés à de nombreuses galeries d’art qui vendent la mèche: nous sommes bien en présence du travail, réfléchi, d’un artiste contemporain.

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Toutefois, lorsque l’étrangeté de l’objet s’est dissipée, on s’intéresse au concept. Il s’agit bien, comme l’indique le titre, de caractériser la circulation des paniers d’épicerie hors de leurs circuits «naturels», autrement dit à l’écart de leur magasin d’appartenance (identifié comme «SOURCES» par Montague), et dans la «jungle urbaine», voire au-delà. Cette circulation prend la forme d’un algorithme simple: soit le panier est un «faux égaré» (les types A), c’est-à-dire que, selon toute vraisemblance, il sera retourné à son lieu d’origine; soit le panier est un «vrai égaré» (les types B), auquel cas les chances qu’il retrouve son chemin sont minces, voire nulles. De cette première observation découle l’analyse de la situation et l’historique du panier. Un fragment de panier, une roue par exemple, trouvé dans un tas de neige (B/10 PLOW CRUSH) proviendrait d’un chariot immobilisé par la neige (B/9 SNOW IMMOBILIZATION) dans un coin reculé du stationnement, où il aurait été abandonné avant la tempête par un client peu scrupuleux (A/2 PLAZA DRIFT).

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Le terme «stray» est difficilement traduisible: il signifie d’abord un écart, une déviation, mais aussi un égarement («stray bullet», une balle perdue), voire une errance (on appelle «stray cat» un chat errant). On serait tenté d’adopter cette dernière acception, qui ajoute du pathétique à la diaspora du panier d’épicerie, en personnalisant son odyssée. C’est néanmoins le terme d’égarement qui convient le mieux, parce qu’il laisse ouvertes dans son mouvement tant la possibilité d’un retour que celle de la perte totale.

Il est intéressant de noter que, pour Montague, c’est d’abord la qualité «d’égarement» qui importe, comme en témoigne le type A/6: «PLOW CRUSH AT SOURCE»: bien qu’endommagé au-delà de toute possibilité de réparation, le panier sera vraisemblablement mis aux ordures par les employés du magasin source, ce qui en fait un «faux égaré». Montague aurait pu construire sa typologie sur la base de l’état du panier: un panier fonctionnel, recyclé, est moins perdu qu’un panier endommagé. Ce qui intéresse Montague, c’est bien la place qu’occupe le panier vagabond dans le paysage moderne, qu’il soit intégré à la banalité de la ville ou qu’il hante un espace désaffecté, plutôt que sa fonction en tant qu’outil.

Montague retient également l’identification à la source comme facteur d’importance. En effet, que faire des paniers transfuges que l’on retrouve mêlés dans les ressources d’un autre magasin? Ou bien de ceux, encore en circulation, d’une bannière ayant fermé ses portes? Au Québec, la résurgence d’un panier de Steinberg ne manquerait certainement pas de créer l’émoi…

Après les trois premières sections du livre, consacrées respectivement aux présentations du concept, des types de faux égarés, ainsi que des types vrais, un vaste répertoire photographique apparaît, qui témoigne de la vivacité du phénomène et de l’efficacité de la méthode d’identification proposée. Le dernier chapitre présente, en quelques pages, le site américain de Niagara Falls River Gorge, identifié par Montague comme un «super site de vandalisme complexe» (du type B/13 COMPLEX VANDALISM). En effet, le dénivelé, la proximité de plusieurs commerces et la relative discrétion des sentiers offrent les conditions idéales aux débordements, comme en témoignent les nombreux fragments qui jonchent le site.

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B/12, B/17 et B/21, tirés de l’étude du site de Scajaquada Creek, absente du livre mais que l’on peut consulter sur https://www.montagueprojects.com/the-stray-shopping-cart-project/

Il y a ici, pour reprendre la nomenclature proposée par Bertrand Gervais dans son article «Archiver le présent: le quotidien et ses tentatives d’épuisement», une tentative d’épuisement d’un phénomène, à savoir l’égarement du panier d’épicerie. Sous le couvert d’une étude de terrain, froide, scientifique et à laquelle le recours aux majuscules confère une apparence d’autorité, on détecte une véritable obsession, on imagine la traque du fragment perdu dans les gravats ou de la silhouette sous l’eau. On perçoit également le travail du photographe, l’attention portée au détail, la sensibilité esthétique dans la prise de vue allant de la perspective et du cadrage aux jeux d’ombres et de lumière. On sera peut-être ému, aussi, par le recours constant à des diagonales, qui composent autant de lignes de fuite pour les paniers en vadrouille.

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Le rapport de la fin du XXe siècle à l’objet industriel est à des années-lumière de la bravade dadaïste, et plus encore de l’enthousiasme futuriste. C’est avec une sorte de pathos contemplatif que nous cataloguons nos rêves déçus. Rappelons-nous que le centre commercial fut avant tout le rêve d’un architecte socialiste, Victor Gruen, rêve qui devait réduire le trafic et la pollution en limitant les déplacements, et qui devait rassembler la communauté en un lieu unique et ouvert. Le panier d’épicerie en milieu sauvage se positionne alors entre la ruine romantique d’un bonheur consumériste qui ne fut jamais vraiment réel, et le détournement vandale du rêve américain, à la manière dont les Nouveaux Réalistes des années 1960 l’ont pratiqué, comme le souligne Michel Makarius: «La marchandisation, dont le spectacle se déroule entre sa mise en scène publicitaire et sa consommation, était alors réputée sans restes. Les détritus recueillis par Arman et conservés sous-vide dans des blocs de polyester tiennent lieu désormais d’archives d’une époque sans ruines.» (Makarius, Ruines, p. 260)

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Par ailleurs, on est en droit de se demander ce qui constitue exactement l’œuvre ici? Est-ce le livre, et le travail de montage et d’exposition effectué par Montague, ou alors son acte photographique? À moins que ce ne soit le phénomène de dissémination en lui-même, qui devrait être considéré comme une vaste performance d’art brut dont Montague ne fait que documenter l’existence, et dont les types «B/12 SIMPLE VANDALISM» et «B/13 COMPLEX VANDALISM» ne sont que les formes conscientes? Cette dernière proposition, j’en conviens, est peu rigoureuse, mais il y a néanmoins une sorte d’ivresse à penser que l’art se fait de lui-même, ou plutôt que nous sommes tous créateurs d’une beauté qui pourtant nous échappe si elle n’est pas saisie par ceux que l’on nomme «artistes». Nicolas Bourriaud parle ainsi lorsqu’il qualifie l’art contemporain de postproduction d’une réalité précaire, transitoire et circonstancielle: «Ainsi l’art contemporain postproduit-il la réalité sociale: avec des moyens formels, il met en lumière les montages eux-mêmes formels dont elle se constitue. Tel est l’un des éléments essentiels du programme politique de l’art contemporain: porter le monde à l’état précaire, c’est-à-dire affirmer sans cesse la nature transitoire et circonstancielle des institutions qui structurent la vie sociale, des règles qui régissent les comportements individuels ou collectifs.» (Bourriaud, L’Exforme, p. 74)

Cependant, depuis 2006, date de publication de l’ouvrage de Montague, les choses ont bien changé. Si le panier d’épicerie a bien été immortalisé par l’icône du panier d’épicerie que l’on retrouve sur presque toutes les plateformes de vente en ligne, ce n’est plus tant lui que l’on retrouve naturalisé dans le paysage urbain. La lente disparition des magasins à grande surface et des centres commerciaux introduira également la disparition du phénomène de l’égarement du panier. Lors de la publication du livre, Montague proposait en annexe trois phénomènes connexes à explorer: les sacs de plastique, les pneus et les cônes de circulation. Aujourd’hui, cependant, c’est bien autre chose qui se trouve égaré et naturalisé dans l’espace urbain, au-delà même du sac de plastique qui décore pourtant chaque arbre. Comme pour beaucoup d’autres, les années de pandémie ont été pour moi le moment d’une redécouverte de la ville, la marche étant la seule activité possible. Lors de celles-ci, j’ai bien eu en tête mon précieux guide d’identification des paniers égarés, quoique l’appliquant à un tout autre objet: le sourire inquiétant du paquet de livraison d’Amazon, omniprésent, encore à déballer sur le pas de la porte ou déballé et dûment recyclé dans le bac vert, puis égaré dans un buisson, égaré dans la rue, égaré dans le parc, égaré dans le fleuve, et ainsi de suite. Le charme pittoresque du panier d’épicerie vient peut-être de son aspect massif qui fait désordre ailleurs que dans un supermarché. Documenter l’étalement des enveloppes à bulles, des masques jetables et des boîtes de carton produirait certainement un autre effet.

 

Bibliographie :

MONTAGUE, Julian, The Stray Shopping Carts of Eastern North America: A Guide to Field Identification, New York, Abrams Image, 2006, 176 p.

MONTAGUE, Julian, «The Stray Shopping Cart Project», Julian Montague Projects, récupéré le 22 mars 2022 de https://www.montagueprojects.com/the-stray-shopping-cart-project/

MONTAGUE, Julian, «The Stray Shopping Cart Project» (site autonome), récupéré le 22 mars 2022 de https://www.strayshoppingcart.com/shopping_cart/1_introduction.htm

BOURRIAUD, Nicolas, L’Exforme, Paris, Presses Universitaires de France, coll. «Perspective critiques», 2017, 140 p.

CASEMAJOR LOUSTAU, Nathalie et GELLEREAU, Michèle, «Dispositifs de transmission et valorisation du patrimoine: l’exemple de la photographie comme médiation et objet de médiation», Actes du colloque international des sciences de l’information et de la communication «Interagir et trnasmettre, informet et communiquer: quelles valeurs, quelle valorisation?», Apr. 2008, Tunisie, pp. 3-11, sic_00426294.

CITTON, Yves, «Supermarché des icônes et surprises des images», dans Peter SZENDY, Emmanuel ALLOA & Maria PONSA (ed.), Le Supermarché des images, Paris, Gallimard / Jeu de Paume, 2020, p. 173-180

GERVAIS, Bertrand, «Archiver le présent: le quotidien et ses tentatives d’épuisement», in (Re)constituer l’archive, Sens public, 2016. http://www.sens-public.org/article1204.html

MAKARIUS, Michel, Ruines: Représentations dans l’art de la Renaissance à nos jours, Paris, Flammarion, coll. «Champs arts», 2011 [2004], 311 p.

MALHEREK, Joseph, «Victor Gruen’s Retail Therapy: Exiled Jewish Communities and the Invention of the American Shopping Mall as a Postwar Ideal», The Leo Baeck Institute Yearbook, vol. 61, March 2016, p. 219-232, DOI:10.1093/leobaeck/ybw001

Pour citer: 

Rioux-Couillard, Pascal (2022). Le Panier d'épicerie en milieu sauvage [Entrée de carnet]. Dans Bertrand Gervais (dir.) et Vincent Lavoie (dir.), Explorations en culture numériquehttps://archiverlepresent.org/entree-de-carnet/le-panier-depicerie-en-mi...

Auteur·e·s (Encodage): 
Rioux-Couillard, Pascal