Utopian Virtual
Bliss. Quiconque a utilisé un ordinateur au tournant du XXIe siècle, se rappelle certainement de cette image. Cette photographie de Charles O’Rear, prise en 1996 dans la vallée du Sonoma, en Californie, montre une colline verdoyante sous un ciel bleu parsemé de quelques nuages blancs. Rien, a priori, de mémorable dans ce thème pastoral, et pourtant cette image est possiblement (certain·e·s l’affirment) la plus vue de tous les temps. La raison en est simple: c’était le fond d’écran installé par défaut sur le système d’exploitation Windows XP.
Même si le modèle de Bliss est un lieu géographiquement localisable, l’expérience que nous avons de cet espace est autonome de sa réalité physique. D’abord, parce que c’est un lieu qui, entre 2001 et 2006, a constitué le point de départ des aventures numériques de plus de 400 millions de personnes. C’est aussi en raison du contenu même de l’image: le trait net qui sépare le bleu et le vert, la saturation des couleurs, l’apparence lisse, presque molle de la colline, le dépouillement du décor, renvoient à un standard enfantin, une sorte de point zéro du paysage idyllique. Un cerveau en train de rêver et s’accrochant au signifiant «colline verdoyante» ne ferait pas mieux. Nous ne sommes pas devant une représentation de la «nature». Ce qu’il y a dans le cliché de vivant (le gazon, quelques fleurettes jaunes) est collé sur le relief et semble presque peinturé dessus. L’espace représenté, loin d’évoquer le naturel, parait plus artificiel encore qu’une pelouse privée soigneusement entretenue. Bliss, c’est un terrain de jeu pour l’imaginaire, c’est le déploiement spatial du lieu commun «les possibilités sont infinies»; c’est un univers «bac à sable» à la Minecraft (2011). On imagine mal qu’au-delà de ce paysage génésiaque puissent se dresser des villes, des fermes industrielles, des pylônes électriques, des lignes à haute tension, des bases militaires. Le point de référence de la photographie est évacué de la représentation. Le lieu que nous avons devant nos yeux n’existe nulle part. C’est une utopie. C’est l’infini en 1024 par 768 pixels. L’imaginaire américain de la frontière s’est déplacé du Far West à la Lune, pour finalement se recadrer sur la réalité virtuelle.
Quand nous pensons aux propositions musicales que les communautés critiques du Web, de concert avec certain·e·s artistes, ont rangé depuis 2011 sous l’étiquette générique «Utopian Virtual», c’est cette colline verdoyante que nous nous visualisons. Non pas, vous l’aurez deviné, celle que nous pourrions apercevoir si nous faisions la route californienne des vins, mais ce territoire idéalisé, parfaitement lisse et vide, c’est-à-dire plein de toutes les promesses de l’ère numérique et du capitalisme consumériste qui lui donne son élan. Quelques albums représentatifs de ce (micro)genre: Far Side Virtual (2011) de James Ferraro, High Fashion Mood Music (2012) de Eyeliner, Home™ (2013) de PrismCorp Virtual Enterprises ou encore REDEFINING THE WORKPLACE (2012) de INTERNET CLUB. Ces titres (et bien d’autres) renvoient à de vastes allées de centres commerciaux remplies de marchandise rutilante, à des êtres souriants qui circulent en tailleur ajusté dans des espaces corporatifs aseptisés mais réconfortants, à des désirs exaucés sur le champ grâce à la miraculeuse imbrication des différents secteurs d’activité économique, à un monde en tous points fidèle à celui qu’en dessine la publicité, sorte de métavers peuplé d’avatars dont les corps ne subissent pas les intempéries ou le passage du temps, réalité parallèle où les conflits, les maladies et les révolutions n’existent pas. Ces œuvres nous replongent, en somme, dans l’imaginaire techno-enthousiaste, hypercapitaliste et américanocentrique ayant culminé au lendemain de la chute du bloc soviétique, avec un fond résiduel de contreculture psychédélique situant les portes de la perception (coulissantes, pleinement automatisées) à l’entrée du monde numérique (car n’oublions pas qu’il y a une continuité du mouvement hippie de San Francisco à la Silicon Valley).
Musicalement parlant, le Utopian Virtual se présente comme la trame sonore de cette utopie. Jingles publicitaires et musique corporative libre de droits servent d’inspiration pour composer, à grands renforts de synthétiseurs MIDI et de boîtes à rythme vintage, des environnements sonores aussi lisses, lustrés, propres et sans saveur qu’une réunion dans une tour à bureaux donnant sur le quartier des affaires de Manhattan. Il se distingue à cet égard du vaporwave, auquel il est thématiquement apparenté, par la netteté du son et par l’optimisme ouvertement kitsch qui s’en dégage. En contraste, le vaporwave se caractérise par l’utilisation de samples au ralenti et mis en boucle avec un effet de réverbération qui donne à la musique un caractère hypnotique et «vaporeux». Ainsi, la culture consumériste fétichisée par le vaporwave passe à travers un filtre «éthérifiant» qui la problématise en plongeant l’auditeur·rice dans une ambiance tout à la fois nostalgique, onirique, satirique et inquiétante. Ce collage ambigu d’attitudes implique un décalage critique par rapport à l’«extase de la communication» décrite par Baudrillard. Dans le Utopian Virtual au contraire, nous assumons pleinement l’expérience extatique, nous devenons «la proie obscène de l’obscénité du monde» (1987 : 24).
Alican Koc (2017) croit que le vaporwave se conçoit comme une tentative d’esthétiser et de cartographier le climat affectif de la culture capitaliste tardive. À notre sens, le Utopian Virtual fait la même chose, mais propose une interprétation quelque peu décalée de ce climat. Ainsi, étant lucides face aux dérives mortifères de notre système socioéconomique, nous reconnaissons néanmoins que c’est ce système qui nous a vus naître et qui nous a moulés (pour reprendre une tournure biblique) à son image. «So hold me, Mom, in your long arms / In your automatic arms / Your electronic arms» (Laurie Anderson, O Superman, 1982). Les outils (cognitifs, communautaires) dont nous disposons ne nous permettent pas (ou sinon au prix d’efforts considérables) d’imaginer une vie extirpée des réseaux étroitement imbriqués qui la rendent confortable, encore moins de détailler le plan de transition à un mode de vie alternatif (et nécessairement plus précaire). Comme le disait Slavoj Žižek, repris par Mark Fisher en exergue de son brillant ouvrage Le réalisme capitaliste: «Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme» (2009: 7).
Si la posture du vaporwave par rapport à la société de consommation se double d’une distanciation critique et vaguement mélancolique, le Utopian Virtual semble au contraire avoir embrassé ce «réalisme capitaliste» comme une fatalité positive. Le capitalisme global, nous annonce-t-il, est bel et bien arrivé et cette globalité est sans appel: même les critiques que nous lui adressons sont absorbées par le système qui s’empresse aussitôt d’en extraire de la plus-value; l’iconographie révolutionnaire vend livres et affiches, faisant de l’anticapitalisme un marché comme un autre. Les artistes du courant Utopian Virtual, plutôt que de s’en indigner vainement, décident de faire comme si c’était une bonne chose. Cette position est-elle satirique, cyniquement résignée ou au contraire relève-t-elle d’un accélérationnisme débridé à la Nick Land (ce que le journaliste musical Adam Harper suggérait déjà, au sujet du vaporwave, dans un article de 2012)? Difficile à dire. Évidemment, tous les artistes associés à ce (micro)genre ne cultivent pas le même programme. Toutefois, nous croyons quand même en une constante: leur totale immersion dans la mentalité technocapitaliste peut se concevoir comme un «jeu de faire semblant» (Walton, 1978), pour reprendre une expression issue des théories de la fiction. Si, que ce soit comme producteur·rice·s de musique ou comme auditeur·rice·s, nous nous prêtons à un tel jeu, alors nous devenons comme des acteur·rice·s de théâtre: nous pouvons ressentir réellement les affects vécus par nos personnages, sans devoir partager leurs croyances. C’est d’autant plus vrai, selon nous, que le fond nostalgique du Utopian Virtual n’a que peu de choses à voir avec la vision économique qui domina la fin du siècle dernier. Il s’attache plutôt au climat affectif qui la sous-tendait alors, encore marqué par un optimisme (on pense au triomphe global des démocraties libérales annoncé par Francis Fukuyama en 1989...) qui parait aujourd’hui de plus en plus naïf. Que ne donnerions-nous pas pour nous blottir, innocents à nouveau, dans les bras bienveillants du capitalisme? Ignorance is...
Bibliographie
Baudrillard, Jean, L’autre par lui-même: habilitation, Paris, Galilée, coll. « Débats », 1987, 92 p.
Fisher, Mark, Le réalisme capitaliste. N’y a-t-il aucune alternative?, trad. de l’anglais par Julien Guazzini, Genève, Entremonde, coll. «Rupture», 2018 [2009], 96 p.
Fukuyama, Francis, « he End of History?», The National Interest, N° 16, 1989, p. 3-18.
Harper, Adam, «Vaporwave and the pop-art of the virtual plaza», Dummy [magazine en ligne], 2012, consulté en ligne le 27 mars 2022: https://www.dummymag.com/news/adam-harper-vaporwave/
Koc, Alican, «Do You Want Vaporwave or Do You Want Truth? Cognitive Mapping of Late Capitalist Affect in the Virtual Lifeworld of Vaporwave», Capacious: Journal for Emerging Affect Inquiry, Vol. 1, N° 1, 2017, p. 57-76.
Walton, Kendall L., «Fearing Fictions», The Journal of Philosophy, Vol. 75, N° 1, 1978, p. 5-27.
Musicographie
Anderson, Laurie, O Superman, single, Warner Bros, 1982, 9 min.
Eyeliner, High Fashion Mood Music, album, Orange Milk Records, 2012.
Ferraro, James, Far Side Virtual, album, Hippos in Tank, 2011.
INTERNET CLUB, REDEFINING THE WORKPLACE, album, autopublié, 2012.
PrismCorp Virtual Enterprises, Home™, album, PrismCorp, 2013.
Vidéoludographie
Maxis, The Sims, PC, Electronic Arts, 2000.
Mojang Studios, Minecraft, PC, Mojang Studios, 2011.
Dussault St-Pierre, Antoine (2022). Utopian Virtual [Entrée de carnet]. Dans Bertrand Gervais (dir.) et Vincent Lavoie (dir.), Explorations en culture numérique. archiverlepresent.org. https://archiverlepresent.org/entree-de-carnet/utopian-virtual