Bien qu’appartenant à des disciplines artistiques distinctes, Annie Ernaux et Sophie Calle sont à l’origine d’œuvres pouvant être comparées sur plusieurs points. Toutes deux ont fait leur apparition sur la scène culturelle française au début des années 1980, la première grâce à son livre La Place, lauréat du prix Renaudot en 1983, et la seconde par le biais de son œuvre Les Dormeurs, exposée à la Biennale des Jeunes de 1980, puis par la parution de son feuilleton intitulé «L’homme au carnet», publié au jour le jour dans le journal Libération pendant l’été 1983. Selon Ania Wroblewski, autrice d’une étude comparant les deux artistes, Ernaux et Calle appartiennent au même courant qui a participé au renouvellement de la pratique artistique en France à la fin du XXème siècle, et qui se situe au carrefour de trois tendances distinctes. La première est caractérisée par l’essor de l’intérêt porté au quotidien, symbolisée par les travaux d’Henri Lefebvre (Critique de la vie quotidienne, 1947), des situationnistes ou encore de Michel de Certeau (L’Invention du quotidien, 1980). La seconde tendance, plus directement politique, correspond à l’intensification des luttes et de la critique féministes à partir des années 1960 et à l’apparition d’un nouveau slogan, «Le privé est politique», popularisé par l’essai de Carol Hanisch en 1969. Enfin, la dernière tendance se définit par l’effort théorique de définition de l’autobiographie notamment initié par Philippe Lejeune (Le Pacte autobiographique, 1975) et par tous les débats qui ont ensuite eu lieu autour de la question du récit de soi et de l’autofiction. Dès le début de leur production artistique, Annie Ernaux et Sophie Calle ont donc réalisé des œuvres imprégnées de ces différents enjeux, explorant leur propre vie et celles des autres jusque dans leurs plus infimes et intimes détails. Ernaux a ainsi débuté sa carrière littéraire par le récit fictionnalisé de son propre avortement (Les Armoires vides, 1974), puis par l’exploration d’autres vies que la sienne, en l’occurrence celles de ses parents (La Place, 1983; Une femme, 1987). Enfin, sa fresque littéraire Les Années (2008) parachève son œuvre et son désir d’écrire ce qu’elle a appelé une «auto-socio-biographie1». Similairement à Ernaux, Calle a aussi réalisé ses premières œuvres en explorant son quotidien ou celui des autres. On peut ainsi évoquer ses diverses «filatures», au cours desquelles l’artiste a suivi des inconnus dans la rue, les photographiant et notant leurs déplacements (Filatures parisiennes, 1978/1979; Suite vénitienne, 1980), et allant jusqu’à demander à être elle-même prise en filature (La Filature, 1981). Son livre Des histoires vraies, publié pour la première fois en 1988 et augmenté par la suite dans plusieurs rééditions jusqu’en 2003, emblématise également sa démarche artistique, étant composé de photographies et de courts récits formant une autobiographie parcellaire.
Cette présentation non-exhaustive des travaux d’Ernaux et de Calle permet ainsi de démontrer la pertinence du rapprochement entre leurs œuvres. L’on s’intéressera cependant ici à seulement deux de leurs productions, qui à première vue paraissent tout à fait opposées. L’Usage de la photo, paru en 2005 chez Gallimard, se présente ainsi comme une œuvre écrite à quatre mains par Annie Ernaux et son compagnon de l’époque, Marc Marie. Le livre est constitué d’une série de photographies représentant les lieux où les deux amants ont fait l’amour, laissant apparaître les vêtements hâtivement retirés et laissés à même le sol. À chacune des photographies répondent deux textes: l’un écrit par Ernaux et l’autre par Marie.
À l’inverse de cette œuvre teintée d’érotisme et issue d’une collaboration amoureuse, Prenez soin de vous est une exposition réalisée par Sophie Calle à la suite de sa rupture avec un certain «X», ce dernier lui ayant annoncé par courriel son désir de la quitter. Afin de «prendre soin d’elle», comme lui recommande X à la fin de sa lettre, l’artiste a réuni cent sept femmes et leur a demandé de recourir à leurs compétences professionnelles et à leurs talents afin de se saisir du courriel à sa place, c’est-à-dire de l’analyser, de l’interpréter, de le performer. De l’exposition a résulté un livre, publié chez Actes Sud en 2007. S’il est aisé de comprendre comment les deux œuvres s’opposent d’un point de vue thématique, on peut ajouter que leur démarche est également inverse d’un point de vue transmédiatique: alors qu’Ernaux déploie son écriture à partir des photographies, Calle part quant à elle d’un courriel (souvent jugé comme outrageusement littéraire par les participantes) pour produire un travail presqu’exclusivement photographique: elle a ainsi photographié les cent sept femmes en train de lire la lettre, mais a laissé à celles-ci la charge de lui répondre. Dans ce contexte où tant la forme que le fond semblent s’opposer, pourquoi vouloir mener une étude comparative de ces deux œuvres? L’on peut tout d’abord arguer avec Isabelle Roussel-Gillet que les deux artistes, toutes deux lointainement influencées par Perec, optent pour une création se déployant à partir d’une contrainte et présentant un dispositif assez similaire. En effet, il s’agit dans les deux cas de se saisir d’un matériau initial (des photographies, un courriel) pour réaliser à partir de lui un travail de déplacement et d’interprétation. C’est justement ce dispositif que nous nous proposons d’étudier, en nous demandant comment il constitue un ressaisissement artistique de l’archive conjugale. Commentant L’Usage de la photo, Virginie Lessard-Brière écrit: «Conserver, archiver, témoigner, collectionner: ce ne sont que quelques caractéristiques qui façonnent une grande partie de la littérature moderne. Cette volonté de témoigner n’est pas propre à Ernaux et à Marie: elle inscrit le projet dans un ensemble d’œuvres modernes qui utilisent l’archivage jusqu’à l’épuisement». L’Usage de la photo correspond ainsi à une tentative d’archiver l’intimité d’un couple, qui s’inscrit certes dans une tendance de la littérature contemporaine, mais aussi plus globalement dans une généralisation de l’archivage de sa propre vie qu’Ernaux ne manque pas de relever lorsqu’elle écrit que l’entreprise qu’elle mène avec Marie participe «à la mise en images effrénée de l’existence qui, de plus en plus, caractérise l’époque» (p. 12-13). Chez Calle, le lien de son œuvre avec la question de l’archive a été le plus explicitement mis en lumière lors de son exposition à la Bibliothèque nationale de France (BNF), en 2008. Prenez soin de vous a ainsi été installé sur le site Richelieu, qui accueille habituellement manuscrits, estampes et photographies, c’est-à-dire des archives au sens étroit du terme. Prenant ses marques, l’artiste y avait fait installer des caisses de transport estampillées «Sophie Calle», contenant des photographies du premier lieu où l’exposition s’était tenue, la Biennale de Venise.
À travers ces exemples tirés des deux œuvres, l’on voit ainsi qu’Ernaux et Calle situent leur travail sur l’archive à l’intersection entre le ressaisissement artistique de la pratique populaire de mise en archives de l’existence, et la confrontation de ce type d’archives avec la pratique archivistique institutionnelle, émanant d’organes de pouvoir et surplombant le vécu de l’individu en séparant ce qui est archivable de ce qui ne l’est pas.
Archiver l’affect
Les productions artistiques d’Ernaux et Calle s’opposent clairement à une telle conception de l’archive. Sans souci de hiérarchiser les moments ou les traces de leur existence, elles exposent l’ensemble de leur vie, parfois selon un principe de quasi exhaustivité (Des histoires vraies, Les Années). Dans le cas de L’Usage de la photo et de Prenez soin de vous, l’ambition n’est pas là. Il s’agit plutôt pour les deux femmes de consigner un moment précis de leur vie, ou plus exactement un affect associé à ce moment. Pour Calle, cet affect est celui généré par la rupture: tristesse, colère… tandis qu’Ernaux tente quant à elle de sauver l’amour et le plaisir érotique: «saisir l’irréalité du sexe dans la réalité des traces» (p. 13). L’archive devient ainsi contre-empreinte matérielle de l’affect, permettant de «garder une trace», selon l’expression consacrée, mais aussi d’attester de l’existence même de l’affect, en particulier de l’affect de l’autre: «Je me demande si contempler et décrire nos photos n’est pas pour moi une façon de me prouver l’existence de son amour, et devant l’évidence, devant la preuve matérielle qu’elles constituent, d’esquiver la question, à laquelle je ne vois aucune réponse, "est-ce qu’il m’aime?"» (p. 121-122). Dans Prenez soin de vous, cette fonction de l’archive est d’autant plus prégnante que la parole de Sophie Calle est presque absente, hormis dans la captation de la séance de médiation familiale que l’artiste a organisé entre elle et le courriel, et dans le paratexte du livre.
Les archives que constituent les femmes sollicitées par Calle permettent ainsi de témoigner d’un affect qui n’est pas directement exprimé: à titre d’exemple, on trouve dans la lettre écrite par sa mère des formules telles que «Je comprends ta tristesse» ou «je partage ta déception». Un autre moyen pour Calle de suggérer et de conserver ses affects est de recourir à des femmes pouvant les interpréter, selon les deux sens du terme. Ainsi Ania Wroblewski écrit: «Les actrices, chanteuses, musiciennes, compositrices et danseuses invitées par Calle "interprètent" la lettre de façon performative. Souvent elles imaginent la réaction de Calle au moment de la première lecture du mail. Elles rient, elles pleurent, elles crient, elles s’évanouissent, elles deviennent folles». Écrire ou exposer sa vie sentimentale n’est pas en soi une pratique innovante, puisqu’elle trouve a minima ses origines dans la tradition romantique, à partir de la fin du XVIIIème siècle. La particularité d’Ernaux et de Calle est de vouloir exprimer leurs affects à partir d’archives brutes, dénuées de pathos. Ainsi Ernaux écrit: «Je m’aperçois que je suis fascinée par les photos comme je le suis depuis mon enfance par les taches de sang, de sperme, d’urine, déposées sur les draps ou les vieux matelas jetés sur les trottoirs, les taches de vin ou de nourriture incrustées dans le bois des buffets, celles de café ou de doigt gras sur les lettres d’autrefois. Les taches les plus matérielles, organiques. Je me rends compte que j’attends la même chose de l’écriture» (p. 74). C’est sans doute du fait de cette spécificité que les deux œuvres ont été critiquées pour leur indécence. Pourtant, s’agit-il d’une impudeur similaire? L’œuvre de Calle semble plus frontalement impudique en ce qu’elle confronte son lecteur ou spectateur à la preuve tangible de sa rupture, qui n’a d’ailleurs même pas été écrite de sa plume. À l’inverse, Ernaux et Marie soustraient au regard de leur lectorat l’acte sexuel et laissent plutôt voir ses vestiges, avant que l’écriture n’éloigne encore un peu plus le lecteur de la scène initiale. On peut pourtant arguer que, davantage qu’Ernaux qui signe ses textes à la première personne, Calle se dérobe derrière les photographies et les contributions des participantes. Œuvre de l’intimité pour Ernaux contre œuvre de l’extimité pour Calle, les deux projets se rejoignent dans l’impudicité de l’exposition des traces matérielles de leur amour (ou désamour). Isabelle Roussel-Gillet évoque ainsi un article du magazine Elle, publié lors de la parution de L’Usage de la photo, qui affirmait: «On aurait pu se passer de reproduire les fameuses photographies sans que le livre en souffre aucunement». Faire ce choix aurait au contraire retiré toute la dimension archivistique de l’œuvre, et ainsi dévoyé son ambition. De même, il a été fréquemment reproché à Calle d’avoir exposé le courriel de X tel quel, y compris par l’homme lui-même. Au contact de l’archive, une entreprise aussi banalisée que celle d’exposer ses affects paraît ainsi gagner une nouvelle charge subversive.
Interpréter l’archive
Les projets d’Ernaux et de Calle ne se limitent néanmoins pas à la réappropriation artistique d’archives affectives et personnelles. En effet, ces œuvres présentent également la spécificité de venir s’opposer à un certain type d’archives, qui correspondent aux archives officielles, associées à l’autorité des institutions. Cette opposition se retrouve d’abord dans les deux œuvres de manière très binaire. Ainsi, nous avons évoqué le lieu dans lequel s’est déroulé l’exposition parisienne de Prenez soin de vous. En affichant la lettre de rupture qu’elle a reçue dans le site historique de la BNF, il va sans dire que Calle s’amuse d’un fort effet de contraste. Chez Ernaux, ces archives officielles brillent plutôt par leur absence. Le livre se déploie en effet selon une double temporalité: celle de l’histoire d’amour entre Ernaux et Marie, et celle correspondant au traitement du cancer du sein de l’écrivaine. Cependant, seules les archives associée à la première temporalité trouvent leur place dans l’œuvre, et les autres sont congédiées: «Pendant des mois, mon corps a été investigué et photographié des quantités de fois sous toutes les coutures et par toutes les techniques existantes. Je me rends compte maintenant que je n’ai vu ni voulu voir quoi que ce soit du dedans, de mon squelette et de mes organes» (p. 149-150). Face à la charge métaphoriquement ou littéralement mortifère de ces archives, Ernaux et Calle choisissent de mettre en avant des archives «mineures» : photographies prises avec son amant, SMS, mots croisés, chansons…
Cependant, les deux œuvres ne s’en tiennent pas à cette opposition frontale, et les artistes s’amusent à estomper la frontière entre archive intime et archive officielle. Dans Prenez soin de vous, Calle fait ainsi appel à des femmes qui, de par leur profession, participent au jour le jour à la production d’archives institutionnelles. Elle expose ainsi une lettre écrite par une juge, qui écrit ne pouvoir «manquer de voir dans cette lettre l’illustration des principes fondamentaux de notre droit civil gouvernant la conclusion et l’exécution du contrat», un texte rédigé par une avocate qui ne manque quant à elle pas de rappeler les peines auxquelles s’exposent X en commettant une «tromperie sur la marchandise», et enfin un diagnostic produit par une psychologue clinicienne affirmant que X est «un authentique manipulateur, pervers, psychologiquement dangereux». En mobilisant ces archives fictives, Calle joue ainsi à déplacer l’archive initiale (le courriel), du domaine des archives intimes à celui des archives officielles, transformant au passage X en hors-la-loi ou en sujet déviant. L’on peut également remarquer une forme de jeu chez Ernaux, qui tient à l’esthétique des photographies présentes dans son ouvrage. Ania Wroblewski mentionne ainsi la similarité entre les clichés du couple et les photographies judiciaires représentant des scènes de crime. Marc Marie lui-même propose l’analogie dans l’une de ses descriptions, écrivant: «On se met dans la peau de l’enquêteur. Ont-ils abandonné leurs vêtements? Si oui, pour quelle raison? Les a-t-on forcés? Les a-t-on déshabillés avant ou après les avoir fait disparaître? Qui sont les agresseurs? Et qu’ont-ils fait des corps?» (p. 93). Mais au-delà de ces interférences ludiques entre les deux types d’archives, il convient aussi de remarquer que publier ou exposer une archive, aussi intime soit-elle au départ, revient à lui faire changer de nature. Il n’est donc pas satisfaisant de se contenter d’une simple opposition entre archive personnelle et archive officielle puisqu’il s’agit pour les artistes de faire atteindre à leurs propres archives une forme d’universalité en les médiatisant dans leur œuvre. Ainsi, il ne s’agit plus de la rupture entre Sophie Calle et X, mais par exemple de l’actualisation du «modèle archaïque qui règle les rapports des hommes et des femmes partout dans le monde», pour reprendre la formule de Françoise Héritier, sollicitée par Calle. Chez Ernaux, cette prétention à l’universalité parcoure toute sa production littéraire, comme on peut le remarquer lorsqu’elle écrit dans L’Atelier noir: «L’usage du livre: on offre Passion simple pour faire comprendre, suggérer. Exactement conforme (ou presque) à ce que je désirais inconsciemment». «L’usage de la photo», «l’usage du livre»… C’est en effet bien à la question de l’usage que l’on se confronte ici. Les deux œuvres proposent un usage différent de celui qui est fait (ou qui justement n’est pas fait, n’existe pas) des archives que l’on conserve dans les institutions. Ernaux et Calle développent ainsi un usage des archives de nature interprétative et créative, qui abolit par ailleurs la frontière entre artiste et public. Selon Natalie Edwards, Sophie Calle (mais l’on peut aussi inclure Ernaux) déjoue ainsi l’idée d’une archive qui serait stable, offrant une compréhension univoque d’un concept ou d’un événement. Les dispositifs des deux œuvres invitent ainsi à se saisir d’archives initiales pour les interpréter et créer de nouvelles formes à partir de ces interprétations. Dans le paratexte de Prenez soin de vous, Calle mentionne explicitement cet objectif: «J’ai demandé à 107 femmes […], choisies pour leur métier, leur talent, d’interpréter la lettre sous un angle professionnel. L’analyser, la commenter, la jouer, la danser, la chanter. La disséquer. L’épuiser». De façon similaire, Ernaux et Marie redoublent les photographies de leurs textes, produisant chacun pour chaque photographie une ekphrasis minutieuse, manière là aussi de laisser libre cours aux interprétations. Ce travail permet dans les deux œuvres d’empêcher que le sens se renferme sur lui-même, et c’est à ce titre qu’Ernaux compare son travail de description au test de Rorschach. Chez Calle, cette ouverture du sens en vient même à affecter la forme de l’archive, puisque cette dernière ne semble jamais pouvoir atteindre une forme définitive. Elle a ainsi demandé à une correctrice de reprendre le courriel de X, et a exposé le texte raturé et amélioré.
De la même manière, les nouvelles archives que produisent les femmes sollicitées ne se referment pas non plus: le lecteur peut ainsi observer les brouillons et les pages déchirées de Christine Angot, qui attribue cette volonté à Calle elle-même: «Ensuite il y avait deux pages déchirées, Sophie voulait les montrer».
Le point d’acmé de ce work in progress se trouve sans doute dans la contribution de Christine Macel, conservatrice du patrimoine, qui imagine comment le courriel de X pourrait être mis en valeur dans le cadre d’une exposition. Par cette mise en abyme, l’œuvre même de Calle reste ouverte, échappe au figement.
Dans ce cadre-là, le rôle du public est bien sûr chamboulé puisque de par son travail interprétatif il devient à son tour contributeur des œuvres. Ernaux souligne ce point lorsqu’elle écrit qu’outre le travail de ressaisissement des photographies qu’elle mène avec Marie, «le plus haut degré de réalité […] ne sera atteint que si ces photos se changent en d’autres scènes dans la mémoire ou l’imagination des lecteurs» (p. 13). Dans Prenez soin de vous, ce rapport au public se construit en miroir avec les cent sept collaboratrices. Celles-ci sont photographiées en train de lire la lire la lettre, au moment même où elles produisent l’acte interprétatif, c’est-à-dire dans la même posture que celle du public lorsqu’il assiste à l’exposition ou qu’il parcoure le livre. Cette réflexivité a encore été accrue lors de l’exposition à la BNF, l’œuvre ayant été installée dans la salle Labrouste, c’est-à-dire dans la salle de lecture de la bibliothèque.
Épuiser l’archive?
L’importance accordée à l’interprétation, aux ramifications perpétuelles du sens, semble avoir pour objectif d’empêcher les archives de «mourir», de devenir insignifiante d’un point de vue sensible. Pourtant, ce risque pèse en permanence sur les deux œuvres, comme le remarque à de multiples reprises Ernaux: «Rien de nos corps sur les photos. Rien de l’amour que nous avons fait. La scène invisible. La douleur de la scène invisible. La douleur de la photo» (p. 110). La conclusion du livre est ainsi particulièrement amère, présupposant déjà l’échec de l’entreprise: «Dans quelques années, ces photos ne diront peut-être plus rien à l’un et à l’autre, juste des témoignages sur la mode des chaussures au début des années 2000» (p. 151). Chez Calle, ce dépérissement de l’archive paraît davantage délibéré: elle écrit bien au début de l’œuvre qu’il s’agit d’«épuiser» la lettre de X. Cette tentative d’épuisement transparaît dans la répétitivité des performances de chanteuses ou de comédiennes qui s’emparent du courriel, le point d’acmé étant la contribution du perroquet Brenda, qui, au lieu d’apprendre à répéter le texte (ce qui aurait tourné en dérision l’ensemble des autres collaborations), préfère finalement le froisser et l’avaler. Il n’est sans doute pas fortuit que sa performance apparaisse à la toute fin du livre.
Outre l’épuisement de l’archive, les deux œuvres sont également confrontées à la disparition de leur créatrice. Ainsi, à mesure que les photographies perdent de leur puissance évocatoire, Ernaux note qu’elle disparaît elle aussi: «Paradoxe de cette photo destinée à donner plus de réalité à notre amour et qui le déréalise. Elle n’éveille rien en moi. Il n’y a plus ici ni la vie ni le temps. Ici je suis morte» (p. 146). Dans Prenez soin de vous, Calle fait également figure de grande absente: dès la formulation de son projet, en demandant aux cent sept femmes de «comprendre pour [elle]. Parler à [sa] place», elle paraît prendre congé de sa propre création. De même, on peut opposer les photographies des femmes en train de lire la lettre et celle de Calle figurant sur la couverture de l’ouvrage: la fin de la lettre est projetée sur elle, et ses yeux, instruments de la lecture, n’apparaissent pas. Calle n’interprète pas, elle est interprétée.
Pour autant, il ne faut pas être dupe de cette mise en scène de l’effacement de l’artiste. Ernaux comme Calle s’imposent en réalité comme pleinement maîtresses de leurs œuvres, la première en subordonnant l’écriture de Marie à la sienne (selon Ania Wroblewski, il apparaît ainsi davantage «comme son apprenti que comme son collaborateur»), et la seconde en mettant à distance le crédit de ses collaboratrices par l’inclusion parmi elles d’une femme «à plumes» et de «deux en bois». Œuvres de la maîtrise mais aussi de la participation active de toute une communauté interprétative, L’Usage de la photo et Prenez soin de vous se présentent ainsi comme des créations proposant une réappropriation dirigée mais innovante d’archives personnelles, dans le cadre de pratiques artistiques qui explorent la possibilité de garder intacte la trace d’un affect.
- 1. Terme qu’Ernaux emploie dans L’Écriture comme un couteau.
Fernandez, Célia (2022). Archives intimes et conjugales dans L’Usage de la photo d’Annie Ernaux et Prenez soin de vous de Sophie Calle [Entrée de carnet]. Dans Bertrand Gervais (dir.) et Vincent Lavoie (dir.). Explorations en culture numérique. archiverlepresent.org. http://archiverlepresent.org/entree-de-carnet/archives-intimes-et-conjug...